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Vélodrame
Par Damien Dole, envoyé spécial à Marseille. Photo Stéphane Remael —
Pour la première fois de notre vie de supporteur invétéré du Paris Saint-Germain, on a mis notre fierté de côté et enfilé le maillot de l’OM le temps d’un match à Marseille, en plein Virage Sud. Récit d’un calvaire
Les bras sont levés, les chants sont tenus. Autour, plusieurs milliers de fans les yeux rivés sur la pelouse ou vers le capo des Commandos Ultras, en charge du lancement des animations de la partie basse du Virage Sud. Ça sent le soufre. L’Olympique de Marseille ne joue pas son meilleur football mais on a l’impression qu’un but peut survenir à chaque instant, peu importe les éléments, l’adversaire. Coup franc de l’autre côté du terrain. La distance écrase la vision. Ça s’agite dans la surface, les filets tremblent, les joueurs font des bonds. L’OM vient d’ouvrir le score en demi-finale d’Europa League ce jeudi-là. La tribune exulte, on se prend deux ou trois gars dans le dos, les amis avec qui on est venu se sautent dans les bras, enlacent aussi de parfaits inconnus, dans un moment où le maillot fait l’amitié éternelle. La joie est partout. Problème : je suis supporteur du Paris-SG depuis ma naissance.
On a vite compris qu’on ne pourrait pas échapper à la commande de la direction de Libération. Idée originale ou sadisme, toujours est-il qu’il a fallu se faire une raison. Etre dans la peau d’un supporteur du club rival, c’est comme se rendre à un meeting du FN quand on est un militant trotskyste ; arriver dans un barbecue texan alors qu’on est végétarien. On est là où on ne voudrait pas être, où on était persuadé qu’on n’irait jamais. La haine, le dégoût, la perte de repères, un peu tout ça à la fois.
Soutenir Paris ou Marseille, c’est intégrer dans son être le rejet de l’autre club. On se construit autant avec que contre. La rivalité PSG-OM n’est pourtant pas parmi les dix plus intenses ou plus violentes à travers le monde. Elle est d’ailleurs récente, une volonté de Bernard Tapie et Michel Denisot, les dirigeants des deux équipes au début des années 90. Certains ont beau essayer de construire a posteriori des justifications politiques, capitale contre province, foot business contre foot du bas plus récemment, cela résiste mal à une analyse historique.
Graal du jour
On a pourtant la boule au ventre dans le TGV qui nous emmène à Marseille. Il est 10 heures. C’est la deuxième fois qu’on se rend dans cette ville longtemps honnie, fantasmée, plus par une volonté de gagner la joute verbale qu’une véritable réflexion sur l’âme d’une cité qu’on ne connaît pas. Trois Olympiens de Libé avec nous. En revenant du wagon bar, on croise un copain, producteur de cinéma, perdu de vue depuis quelques années. On l’avait rencontré sur OM Planète, un forum de supporteurs marseillais. On a toujours aimé lire les commentaires après les défaites de l’OM, provoquer aussi, même si le réel nous a rattrapé et qu’on compte malgré tout une dizaine d’amis rencontrés sur ce site ennemi.
On sort du TGV, on suit cet ami qu’on vient de retrouver, on se sépare de nos collègues - fans de l’OM, mais là où on a prévu d’aller dans le stade, on craint la couverture dévoilée à leurs côtés. On descend le boulevard d’Athènes que des frères d’armes du virage Auteuil (notre territoire au Parc des princes et notre raison d’être) avaient dévalé avant d’être repoussés par des supporteurs locaux, il y a huit ans, un jour d’OM-PSG annulé. Les coups avaient été durs mais la fierté moyenâgeuse d’avoir paradé dans le seul endroit de France (avec Bastia) dans lequel la Tifoseria parisienne ne pouvait faire ce qu’elle voulait est restée plus que tout - seuls d’autres ultras peuvent nous comprendre.
On arrive sur le cours Julien. Après un verre, on rejoint un autre ami, comptable dans l’administration, lui aussi rencontré sur OM Planète. Il est 16 h 30, on se prépare à partir. On ne trouve pas notre billet. On se rend compte qu’on l’a probablement oublié au bar du coin. L’homme derrière le comptoir, un bon mètre 85, la trentaine, des épaules bien plus larges que les nôtres, rassure : «Une feuille pliée en quatre ? Je l’ai jetée, attends.» Il cherche dans plusieurs poubelles, la trouve, demande : «Mais c’était quoi ?» Notre pote, serein : «Une place pour le match de ce soir.» Le regard du gaillard oscille entre le rire devant la situation et la pensée d’avoir eu à portée de main, dans sa poubelle, le graal du jour.
Car il n’y a pas de justice dans ce monde. Dix jours avant le match, la billetterie devait s’ouvrir. Un dimanche matin. On était trois de Libé à être devant notre écran. Deux fans marseillais, et nous. Eux ont rapidement subi le bug qui a touché des dizaines de milliers de supporteurs. Pas nous : au bout d’une heure, on achetait quatre places en Virage Sud, côté Commando Ultra. Car quitte à souffrir, autant faire les choses correctement : aller au cœur du stade, là où on ne pourrait faire autre chose que se taire, passer autant que faire se peut pour un ciel et blanc et même devoir participer à certaines scénographies, pour éviter les représailles d’ultras échaudés par les touristes qui viennent là pour l’ambiance sans vouloir y participer.
Chez notre pote comptable, on passe à l’acte : «File-moi un de tes maillots et une écharpe. Mais pas des conneries du genre Thauvin ou Payet, hein.» Il revient, en ayant du mal à cacher le plaisir qu’il a de nous voir enfiler un maillot de Lucho González et une écharpe de Marcelo Bielsa, deux ex-stars restées idoles marseillaises, qu’on a, en toute mauvaise foi, descendues comme jamais, histoire de toucher au cœur les fans de l’OM. Lui, supporteur invétéré de l’Argentine, encore plus.
On se met en branle. On se sent sale : arborer une tunique du club rival, c’est réservé aux paris perdus ou aux blagues idiotes sous le coup de l’alcool - beaucoup d’alcool. On part à pied du boulevard Baille direction le stade. On passe par de grandes artères aérées et réservées aux bagnoles, on s’engouffre aussi dans de petites rues. Une personne à un balcon nous demande à combien on a eu la place. Elle ne sera pas la seule, la flambée des prix au marché noir était un sujet majeur de la journée. On n’ose pas lui répondre qu’on l’a payée 25 euros, le prix affiché sur le site officiel.
Arrivés sur l’avenue du Prado, les ciel et blanc sont partout. Quelques chants commencent, bières et pastis coulent à flot. L’atmosphère est frénétique. On passe le rond-point, on arrive au bas des marches du Vélodrome. Il est 19 heures. Le vacarme, les odeurs, les couleurs, les regards, les désirs et les craintes, partout. On doit se frayer un chemin parmi plusieurs centaines de fans. La peur succède à l’observation distanciée. Une peur irrationnelle car personne ne connaît notre visage, chacun est concentré sur le match, qui commence dans deux heures, le bruit et la tension à faire monter pour marquer les consciences. Mais on est comme en période de guerre : derrière les lignes ennemies, découvert, on serait lynché.
Pointe des pieds
On grimpe les marches. On est six, cinq hommes et une femme ; cinq avec le cœur qui sied à l’instant, et un intrus : nous. On passe le tourniquet avec notre place, un regard vers le stadier qui nous palpe. Nous voilà dans l’un des lieux qu’on a le plus insulté de notre vie, celui qui nous a le plus maudit aussi.
L’arrivée en tribunes est étrange. On y est, c’est concret. La vision se trouble. Le réel et l’irréel s’entremêlent. On s’installe une dizaine de rangs au-dessus du perchoir des capos des Commandos Ultras. On va chercher à manger. Dans la file : «Nan mais ces pédés de Parisiens !» Fausse alerte, deux fans éméchés parlent de Neymar et Thiago Silva. On regagne notre place et à chaque bouchée de sandwich, les marches à notre droite se remplissent. Un regard derrière nous, les sorties de secours sont inaccessibles. Ce n’est pas le moment de blaguer sur l’incongruité de notre présence. Le point de non-retour est atteint.
Virage Sud, on fait tourner les écharpes. Photo Saccomano. Wallis.fr
On a dû développer une stratégie pour les chants et les gestuelles. Tout ce qui est amour de Marseille, encouragements par le verbe, on bouge seulement les lèvres. Vu le bruit, pas de risque. On a même mis plusieurs fois nos bras sur les épaules de nos voisins et on a sauté. Enfin on a bien fait attention à rester sur la pointe des pieds, puisque «qui ne saute pas n’est pas marseillais». En revanche, sur les chants sans mot ou plus généraux, on s’est exécuté - il faut donner des gages à l’ennemi en temps de guerre. Et ce soir, les ennemis de mes ennemis sont aussi mes ennemis. On s’excuse auprès de Salzbourg, les insultes étaient intenses, mais on espérait bien qu’ils gagnent le match. Car quoi qu’il arrive, cette soirée sera souffrance. Marseille gagne et on va voir des dizaines de milliers de fans se pavaner, on prend le risque de les voir gagner une Europa League, curieusement rebaptisée Coupe d’Europe par un glissement sémantique mystérieux ; et si Marseille perd ? Impossible d’exulter sans qu’on serve d’exutoire.
Cœur libéré
Quand le premier but est venu, on a gardé notre sang-froid. Debout sur un siège la seconde d’avant, on s’est jeté entre deux rangs et on a regardé les gens nous tomber dessus, on a tenté d’éviter les coups involontaires. Sur le second, avec deux inconnus, on a même aidé un gars à moitié inconscient à se relever. L’alcool et les autres substances récréatives ne sont pas les meilleurs amis de l’homme lors des cohues.
Le match se termine : 2-0 pour Marseille. Les animations s’éternisent, nos amis veulent profiter. Un chant qui parle du Vieux-Port est entonné. L’ambiance était forte, mais on n’est pas étonné : quand ça gagne à Marseille, ça fait toujours du bruit. D’ailleurs, on a entendu deux fois des fans se plaindre du différentiel entre le nombre de supporteurs avant et après les quarts de finale de l’Europa League. Le grand public est ce qu’il est, souvent fidèle mais moins motivé que les ultras.
On part, le cœur libéré. C’est derrière nous maintenant. On fait le chemin inverse et la tension diminue à mesure qu’on s’éloigne du Vélodrome. Les voitures sont bloquées par des fans continuant à célébrer bruyamment la victoire. Au rond-point du Prado, un homme de 60 ans, alerte, se fait klaxonner par une dame qui veut s’engager. Il assène : «Allez, rentre chez toi, va. Y a un match et toi, t’es dans une voiture.» On s’installe au bar dans lequel on avait oublié nos places. Une entrecôte-frites à minuit passé, une pinte de bière. On paie notre tournée à nos amis, il s’agit de les remercier de nous avoir accepté parmi les leurs le temps d’un match. Le temps d’une souffrance.
Damien Dole envoyé spécial à Marseille. Photo Stéphane Remael