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Ombres discrètes et élégantes, des serveurs en smoking circulent entre les canapés moelleux où les convives échangent autour d’une coupe de champagne. Dans un coin de la pièce, un chef de la maison Lenôtre propose une dégustation de coq aux oranges provençales. Des lumières tamisées enveloppent la scène d’une atmosphère délicatement feutrée. Difficile d’imaginer que derrière la porte battante gardée par un colosse gronde le Stade-Vélodrome. Ce salon réservé à la centaine de membres du très sélect Club 1899 – 12000euros annuels de cotisation! – donne directement sur la tribune présidentielle. Dedans, dehors, c’est peu dire que le contraste est saisissant. Dans les tribunes, le peuple marseillais est en fusion. Des « capos » torse nu galvanisent leurs troupes, pendant que des « tifos » démesurés à la gloire de l’Olympique de Marseille (OM) se déploient au son des puissants « Aux armes » que se renvoient les virages. Sur le terrain, l’équipe marche sur Saint-Etienne. Score final : 3-0.
Un peu plus d’un an après son rachat par le milliardaire américain Frank McCourt, l’OM a retrouvé de son panache, disputant à Monaco et à Lyon une place sur le podium qui lui assurerait un ticket pour la très lucrative Ligue des champions. Un redressement spectaculaire si l’on se rappelle l’équipe apathique qui a fini la saison 2015-2016 à une triste 13eplace.
Les supporters sont d’ailleurs revenus en masse : ils sont 47000, en moyenne, à garnir les tribunes du Stade-Vélodrome, contre 33000 l’année précédente. Pour autant, la transformation la plus profonde s’est déroulée non pas sur la pelouse mais bien en coulisses. Outre le Club 1899, inauguré en septembre dernier, symbole d’un nouvel OM qui parie sur le mariage heureux du populaire et de l’ultrachic, un nouvel équipementier est arrivé, l’international a été défriché, et un musée OM va être édifié en face du Vélodrome (voir l’encadré page 79). McCourt, qui a fait fortune en revendant la franchise de base-ball des Dodgers, est un homme pressé et ambitieux : il espère multiplier par 2,5 les revenus du club d’ici à cinq ans pour atteindre un budget dépassant les 300 millions d’euros. De quoi intégrer le top 15 européen, et être pérenne sur le plan financier, un des grands objectifs de l’« OM Champions Project ». Faire de l’Olympique de Marseille une cash machine? Une véritable galéjade aux yeux de nombreux Marseillais. Et pour cause : en vingt ans, le précédent propriétaire, la famille Louis-Dreyfus, a engouffré près de 170 millions d’euros dans le club, sans gagner le moindre kopeck.
Pas du genre à prier la Bonne Mère, Jacques-Henri Eyraud, le nouveau président de l’OM, a préféré jouer la carte de l’électrochoc. Trois jours après son arrivée aux manettes, il débarquait l’entraîneur et son staff. Place à l’expérimenté Rudi Garcia, passé notamment par l’AS Rome. Mais c’est surtout du côté du siège social de l’OM, le centre Robert-Louis-Dreyfus, perché sur les hauteurs de Marseille, que cela a sévèrement tangué. En moins de trois mois, la moitié des 140 salariés et 70 % du comité exécutif ont été renouvelés! « Dans une entreprise en crise, vous devez agir vite et fort », lâche sans ambages le président, sweat à capuche bleu nuit siglé OM, baskets et grand sourire, dans son bureau qui abrite la légendaire « coupe aux grandes oreilles » gagnée en 1993 face à l’ACMilan. Ce que notre homme ne dit pas, c’est qu’il a découvert un club miné par les luttes de clans, avec des collaborateurs totalement démobilisés. A leur décharge, au cours de la dernière année de l’ère Margarita Louis-Dreyfus, le club était devenu un bateau ivre. L’ex-président Vincent Labrune, placardisé par les avocats de la milliardaire, n’y faisait plus que de rares apparitions, et ces derniers étaient eux-mêmes basés à Moscou et aux Etats-Unis, gérant les urgences par téléphone.
Le nouvel homme fort du club, qui dit avoir découvert une ville vibrant en « ciel et blanc » 365 jours par an, a, lui, déjà largement imprimé sa marque. Un peu partout sur les murs de l’ex-commanderie, il a collé des affiches avec des aphorismes et des citations en tout genre : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends », « On craint dégun [personne] », « Nous nous élevons en tirant les autres vers le haut ». Une façon de motiver les troupes directement inspirée d’entreprises comme Facebook, Google, Amazon. « On essaie de calquer le fonctionnement start-up, on teste, on abandonne, on s’autoévalue en permanence », explique celui qui a créé, en 2000, Sporever, une galaxie de sites d’actu sportive. Une vingtaine de jeunes de 20 à 30 ans embauchés pour s’occuper des activités numériques s’épanouissent dans cette ambiance. Pour les plus anciens, cela a été plus compliqué... Surtout quand il a fallu appeler le boss par son prénom, sous peine d’une « amende » de 2 euros. La Silicon Valley, les cigales et l’aïoli en plus.
Les dirigeants ont également fait le ménage parmi les agents de joueurs. L’objectif ? Tourner le dos à un passé sulfureux où l’OM et le milieu marseillais étaient intimement liés, ce dernier prélevant sa dîme sur de nombreux transferts via des agents amis. Une union passionnée et tumultueuse qui aurait été scellée par Bernard Tapie à la fin des années 1980. « Il pensait que cela pourrait servir ses ambitions politiques au niveau local », raconte Xavier Monnier, auteur des Nouveaux Parrains de Marseille. L’emprise mafieuse (Fayard).
La légende veut que, lorsque les policiers voulaient remettre à jour le trombinoscope des parrains locaux, ils allaient au Vélodrome photographier la tribune présidentielle. Des mafieux qui venaient même se faire masser par les kinés du club! De quoi pousser le nouveau patron de l’OM à évincer le responsable de la sécurité au profit de Thierry Aldebert, un ancien du GIGN, où il a notamment été chef de l’unité de renseignement chargée de la lutte contre le terrorisme et... le grand banditisme. Suffisant pour éloigner durablement la mafia locale? « Le changement de gouvernance et l’enquête judiciaire en cours sur les transferts douteux semblent les avoir fait reculer, mais le milieu cherchera toujours à revenir à l’OM, car c’est là qu’est l’argent », conclut Xavier Monnier.
Surtout depuis le rachat par Frank McCourt, qui a déjà dépensé 118 millions d’euros en transferts ! Il faut dire que tout était à reconstruire : les 11 meilleurs joueurs de l’effectif avaient été vendus lors des deux précédentes saisons. La raison de cette grande braderie? Margarita Louis- Dreyfus n’avait plus qu’une seule idée en tête : vendre vite et ne plus remettre un centime dans l’affaire, peu importe les résultats. Ses avocats auraient même très sérieusement expliqué à l’ancien président que le mieux à faire était de vendre tous les joueurs pros, et de finir la saison avec les jeunes du centre de formation! Les supporters auraient certainement peu goûté la blague... D’autant que, dans le même temps, Vincent Labrune s’activait pour récupérer les abonnements des virages, délégués aux groupes de supporters depuis l’ère Tapie, qui s’était ainsi assuré leur fidélité éternelle. Il est en effet impossible de vendre un club qui n’a pas la main sur 40 % de ses places, et les pouvoirs publics commençaient à sérieusement s’intéresser à ce système opaque dont certaines familles marseillaises auraient largement profité. « La nouvelle direction peut remercier Labrune, qui l’a joué kamikaze et a dû passer six mois sous protection policière », témoigne un proche du club.
Pas question pour autant de faire exploser les prix dans ces tribunes populaires qui font l’âme et la réputation du club à travers toute l’Europe. « L’ambiance dans les virages fait partie du spectacle proposé par l’OM, les gens viennent aussi pour cette ferveur », souligne Jean-François Richard, directeur général adjoint chargé du marketing et des ventes, tout en nous faisant visiter les différents espaces VIP au pas de charge.
Car, quand le bras droit du président dit « les gens », il faut comprendre les 5000 privilégiés qui peuvent payer de 2000 à 12000 euros à l’année pour chaque place réservée, afin de développer leurs affaires en invitant clients et prospects. Une cible particulièrement lucrative, trop longtemps laissée en jachère selon le nouvel actionnaire. « Nous sommes en train de tout moderniser, et nous réfléchissons à développer de nouveaux produits dans la tribune Ganay », confie Jean-François Richard, qui a effectué une bonne partie de sa carrière dans l’industrie du spectacle. Cet atout fut décisif dans son recrutement. « Les stades sont désormais en concurrence frontale avec tous les types de spectacles vivants qui ont su se renouveler en profondeur, souligne Marc Lhermitte, associé chez EY. Pour séduire les familles et féminiser le public, il faut donc améliorer la qualité de l’expérience et produire un spectacle complet. »
Le souci, c’est que le club a une marge de manoeuvre minuscule dans l’aménagement d’un stade qui appartient à la ville de Marseille, et dont la gestion est assurée par la société Arema (une filiale de Bouygues). Ce qui explique d’ailleurs le prix de vente étonnamment bas – 45 millions d’euros – négocié par McCourt. Avant chaque match, une équipe d’huissiers arpente ainsi les lieux pendant des heures pour réaliser un gigantesque état des lieux. Idem à la fin du match. « Sans parler de la sonorisation déplorable et de la piètre qualité de l’éclairage... » peste le président Eyraud. Mais cela pourrait changer. La ville vient de donner son agrément pour que l’OM devienne l’opérateur exclusif de l’enceinte. Reste à négocier avec la société Arema, dont le contrat court encore sur vingt-neuf ans... « Gérer le stade trois cent soixante-cinq jours par an, avec les concerts, les matchs de rugby... leur permettrait de faire grimper les recettes et d’être moins dépendants des résultats sportifs », souligne Christophe Lepetit, responsable des études économiques au Centre de droit et d’économie du sport de Limoges.
“Pour séduire les familles et féminiser le public, il faut produire un spectaclecomplet”
«Nous n’aurons jamais les moyens du PSG, qui a le Qatar derrière lui.
Anous d’être plus malins, plus créatifs », explique d’ailleurs Jacques-Henri Eyraud. Exit ainsi l’équipementier historique Adidas, place à Puma. Une marque certes moins puissante, mais qui vient avec, entre les dents, un plus gros chèque, et qui traitera les « ciel et blanc » comme un club de premier rang. Ce n’était plus le cas avec la marque aux trois bandes.
« L’OM est leader en notoriété et n° 2 des ventes de maillots sur le marché français. Pour une marque comme la nôtre, qui veut renforcer sa position dans le foot, c’est le partenaire idéal », se félicite Richard Teyssier, directeur général de Puma France. Un gigantesque musée OM va également être construit pour permettre aux supporters d’assouvir un peu plus leur passion, et d’ouvrir grand leur portefeuille sept jours sur sept. Enfin, un concours de start-up – l’OM Innovation Cup – vient tout juste d’être lancé afin de détecter les futures opportunités de business.
Pour remplir les caisses du club, Jacques-Henri Eyraud souhaite également développer la marque à l’international. « Le président chinois, Xi Jinping, a annoncé vouloir ouvrir 50000 écoles de football d’ici à 2025. L’OM devrait pouvoir s’y faire une place, l’équipe McCourt vient d’ailleurs d’y ouvrir un bureau », dévo i l e - t- i l . I d e m aux Etats-Unis, où l’équipe marseillaise possède de nombreux fan-clubs. Mais, dans l’immédiat, c’est sur le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest, où l’OM demeure un club mythique, que notre homme souhaite se concentrer. Il vient ainsi d’inaugurer à Alger un « OM Ludiq’ Camp », sorte de centre aéré multisport, et discute avec des académies de foot locales pour les aider financièrement et récupérer en contrepartie leurs meilleurs joueurs. Car c’est là l’autre versant de l’OM Champions Project : transformer le club en une pépinière de jeunes talents, pour renforcer l’équipe première, et vendre quelques cracks au prix fort. Quatre « scouts » (chasseurs de têtes) sont ainsi désormais chargés à plein temps de passer au tamis toutes les équipes de minots pour dénicher les futures pépites. « Depuis notre arrivée, nous avons plus investi chez les jeunes, en termes d’équipements et d’environnement – pelouse, vestiaires, staff technique étoffé –, que chez les pros », souligne Jacques-Henri Eyraud.
Redressement sportif, boom des recettes, mise en place d’une vraie politique de formation... Le big boss de Boston se dit ravi. « Beaucoup de bon travail a été réalisé pour créer des fondations solides, mais le chemin est encore long, explique Frank McCourt. Sur une échelle de 1 à 10, je dirais que nous sommes aujourd’hui entre 6 et 7. » Les supporters marseillais vont donc devoir s’armer de patience pour voir l’OM faire trembler à nouveau l’Europe du ballon rond. Mais la patience n’est pas exactement la vertu première du supporter... surtout à Marseille !