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Cela doit être assez déprimant à entendre sur le Vieux-Port, mais pour savoir comment est dirigé l'Olympique de Marseille (OM), un ticket de métro parisien fait très bien l'affaire. A la station Pereire, ce lundi de décembre, dans un café des beaux quartiers affairés de la capitale, Vincent Labrune, suractif incurable, boxe les mots, fume deux paquets de cigarettes par jour - un de plus qu'il y a six mois - et a l'impression de "vivre dans une machine à laver" depuis qu'il est devenu président de l'OM, le 9 juin. Un quatrième aller-retour Paris-Marseille en huit jours. Le dernier pour assister à une victoire miraculeuse face à Lorient (2-1), samedi 17 décembre, et prolonger le contrat de son attaquant vedette André Ayew jusqu'en 2014. Essoré et un peu surpris quand même par l'énergie qu'il faut générer pour ne pas se laisser engloutir sous un tel "barnum".
Mais il est trop tard pour se plaindre, une fois qu'on a accepté la même mission que Tom Cruise : "On a décidé de diviser par quatre nos investissements, car on vit au-dessus de nos moyens, tout en gardant une équipe compétitive qui puisse se qualifier pour la Ligue des champions." Le "on", c'est le duo qu'il forme avec Margarita Louis-Dreyfus ("MLD"), la propriétaire du club, dont il est le conseiller. Il était déjà celui de son mari Robert Louis-Dreyfus ("RLD"), décédé le 4 juillet 2009.
Autant dire que Vincent Labrune n'est pas exactement un novice. A 40 ans, il est impliqué depuis au moins "six ans" dans les grandes décisions du club dont il a dirigé le conseil de surveillance avant d'en prendre les rênes. Vu "l'urgence financière", il a décidé, seul comme un grand, de dégommer une strate, celle du président rémunéré, et de gérer le club "en direct". Sans Jean-Claude Dassier, l'ancien directeur de l'information de TF1, président de l'OM de juin 2009 à juin 2011. Ses trois titres (champion de France 2010, coupes de la Ligue 2010 et 2011) n'ont pas résisté à sa gestion "des transferts, avec notamment l'achat d'André-Pierre Gignac, qui nous a déjà coûté 25 millions d'euros, et la distribution de certaines primes de victoires non prévues". L'homme qui s'exprime se nomme Xavier Boucobza. Son nom n'apparaît nulle part dans l'organigramme du club. Son bureau est situé station Monceau, à deux pas de la station Pereire. Les oreilles marseillaises doivent encore siffler. Il est le conseiller juridique personnel de "MLD" et un ami de dix ans de Vincent Labrune, qui ne le consulte pas forcément pour la couleur de sa chemise (blanche en toutes circonstances) mais pour tout le reste.
En évoquant le dossier Dassier, Xavier Boucobza livre, en creux, la définition de la nouvelle gouvernance de l'OM : "M. Dassier devait se concentrer sur la diminution de la masse salariale et ne pas se laisser griser par le sportif. Mais il nous a mis dans une situation financière difficile, sans que les comptes prévisionnels l'annoncent véritablement." Appelé à réagir, Jean-Claude Dassier peine à se contenir, mais attendra l'épilogue - escompté au printemps 2012 - de son contentieux avec le club pour livrer sa vérité. "Chaque président est nommé pour corriger les dérives de son prédécesseur, poursuit M. Boucobza. Vincent s'inscrit dans une logique différente. Il ne pétera pas les plombs car sa réussite sera jugée à l'aune de sa mission auprès de la famille Louis-Dreyfus."
Pourtant, on serait grisé à moins. Car Vincent Labrune est le président de l'OM le plus puissant depuis que Robert Louis-Dreyfus a lui-même dirigé le club (entre 1996 et 1999, puis entre 2001 et 2002). L'expérience s'était conclue devant le tribunal dans l'affaire dite des comptes de l'OM. Aujourd'hui, personne ne prendra le risque de ne pas se rallier au long panache brun de Vincent Labrune. "Quand il impose une décision, on sait que Margarita est forcément d'accord. C'est toute la différence avec les anciens présidents", témoigne Régis Rebufat, membre du conseil d'administration du club.
La carte blanche de Vincent Labrune est signée Margarita Louis-Dreyfus. C'est vers 2005 "que nous sommes vraiment devenus amis", se souvient-elle. "Avant, il y avait trop de monde autour de Robert. Quand il est tombé très malade, le seul qui avait toujours la porte ouverte, c'était Vincent", poursuit M. Rebufat. Il est sans doute facile d'avoir de l'affection pour Robert Louis-Dreyfus, multimilliardaire, héritier du gigantesque groupe qui porte son nom. La réciproque est plus compliquée à obtenir. Mais comment un grand patron aussi iconoclaste que RLD, qui recevait les tongs sur le bureau, pouvait-il ne pas se laisser charmer par un jeune loup fougueux qui se révèle incollable sur la composition de l'équipe de l'Ajax Amsterdam 1972-1973 ? Louis Acariès, l'ancien champion de boxe qui a présenté, en 2000, Vincent Labrune à RLD, prédisait fin 2009 : "Margarita peut devenir la Eva Peron de l'OM. "Petit" Vincent, lui, est déjà le premier ministre de Margarita. D'ici à cinq ans, il va prendre un poids extraordinaire." On est bien loin d'Orléans, la ville natale de Vincent Labrune et du stagiaire au service de presse de France Télévisions.
Mais il a toujours pensé qu'il tirerait sa puissance de sa discrétion. A Marseille, il circule tous feux éteints. "Vincent gouverne avec distance, analyse Xavier Boucobza. Cela le protège de la pression quotidienne, l'incite à faire une saine différence entre le sportif et le financier." Même s'il se rend à Marseille "plus souvent que prévu", il se veut de passage et réserve une chambre au Sofitel Vieux-Port. Au stade, Il ne s'assoit surtout pas en tribune présidentielle, mais dans la pénombre de la loge des invités. Avec les médias, il assure le minimum patronal : un abondant emploi du "off", quelques miettes de "on", et trois grandes interviews accordées depuis sa nomination.
Les apartés appuyés à l'oreille de MLD devant les caméras suffisent à montrer qui est le patron. Il donne son feu vert à la "tsarine" pour une interview dans Le Monde du 7 octobre dans laquelle elle se déclare "libre de vendre l'OM demain". Elle embrase le club et met un sacré coup de pression sur l'entraîneur Didier Deschamps. Trois mois après, le club aborde la trêve hivernale à la 6e place du classement de Ligue 1 - alors qu'il était encore lanterne rouge après six journées - et est qualifié pour les huitièmes de finale de la Ligue des champions. Faire passer des messages lourds de sens sans avoir l'air d'y toucher : la spécialité du chef. Au risque de laisser des intervalles béants dans la gestion au quotidien du club. Même si ce n'est pas une partie de rigolade : "145 salariés dont 25 stars à gérer..." La facture téléphonique de Vincent Labrune peut atteindre "4 000 euros" par mois.
Il y a un prix à payer quand on a décidé d'ouvrir le capot des turbulentes coulisses de l'OM. Récemment, il a fallu déminer les insultes de l'attaquant André-Pierre Gignac à l'encontre de son entraîneur, ou encore refréner les envies de départ de Mathieu Valbuena, buteur miracle contre Dortmund lors du dernier match de poule de Ligue des champions, puis contre Lorient et Nancy en championnat. "Labrune s'en sort bien en traitant les problèmes un par un, sans les esquiver", admet Christophe Bouchet, président de l'OM entre 2002 et 2004.
Le boulot le plus ingrat : essayer de mettre fin à la guerre des nerfs que se livrent Didier Deschamps et José Anigo, le directeur sportif du club. Une rivalité qui pourrit l'ambiance depuis des mois. Pour l'instant, le président veut régner en douceur - "Je suis un homme de dialogue" -, mais il a clairement arbitré en faveur de son entraîneur. "J'assume, confirme Vincent Labrune. Je veux que Didier se sente à l'aise. Il est la garantie sportive du club." Néanmoins, la situation financière pourrait entamer les rêves de grandeur olympiens. Avec le plan de rigueur décrété, Vincent Labrune ne jouera pas les Père Noël, et il a déjà prévenu les supporteurs qu'ils devront se contenter d'une seule recrue au mercato d'hiver : "Je ne suis pas là pour faire du populisme et devenir maire de Marseille."
Les exécuteurs testamentaires suisses de RLD à qui sa veuve doit rendre des comptes ne veulent rien comprendre au football. En revanche, ils savent lire les bilans et s'effraient des pertes du club : 11 millions d'euros en 2011, 20 millions prévus pour 2012. La reconstruction du Stade-Vélodrome va réduire les recettes de billetterie jusqu'en 2014, sans compter que le loyer payé à la municipalité (1,5 million par an) devrait être "substantiellement augmenté", selon le maire Jean-Claude Gaudin. "Margarita va devoir encore renflouer les caisses du club, prédit Louis Acariès, ancien confident de RLD. Je ne suis pas sûr que les Suisses l'autoriseront très longtemps."
Vincent Labrune a l'air un peu las. Déjà. "Gagner contre le PSG (3-0), c'est sympa douze heures. Président, ce n'est pas forcément ce à quoi j'aspirais. Mais je fais face." Louis Acariès croit pourtant savoir que Vincent Labrune avait "l'idée de devenir président comme tremplin pour son business dans la communication", qu'il a mis en stand-by pour s'occuper à "100 %" de l'OM. Avec le risque de s'autodétruire en montant en première ligne ? "Rien ne pourra remettre en cause mes liens d'amitié avec la famille Louis-Dreyfus", assure Vincent Labrune avant de s'engouffrer dans un taxi, direction Roissy, Marseille et son fatras d'intrigues... "RLD vivant, Vincent n'aurait jamais pu être président de l'OM, assure Louis Acariès. Robert a toujours su qu'à la tête du club il mettait en place des sacrifiés."
Laurent Telo