Article paru dans Liberation à propos d'un livre qui sort demain. C'est le meme auteur qui avait révélé les scandales au CIO :
La Fifa prend un pavé en pleine lucarne
A un mois du Mondial organisé par la Fifa, le livre-enquête d'un journaliste anglais y révèle un système de pots-de-vin.
par Dino DIMEO
A un mois de la 18e Coupe du monde de foot, qui s'ouvre le 9 juin à Munich, voilà un livre choc qui va secouer les instances du ballon rond. Intitulée Carton rouge ! Les dessous troublants de la Fifa, l'enquête menée par le journaliste anglais Andrew Jennings sort demain en France (1). Elle dénonce les pratiques de la Fifa et de la nébuleuse sur laquelle s'appuie son président, le Suisse Sepp Blatter. A commencer par ISL (International Sports and Leisure), l'empire de sponsoring créé par «monsieur Adidas», Horst Dassler, décédé depuis. Preuves à l'appui certains documents sont gardés en lieu sûr , Jennings accuse les patrons du football mondial d'être à l'origine de corruption, d'avoir truqué les élections internes de la Fifa ou d'avoir détourné une partie de l'argent des billets de la Coupe du monde de football. En novembre dernier, un juge mandaté par un tribunal suisse est venu frapper à sa porte pour lui notifier que Sepp Blatter avait déposé une requête pour interdire la publication du livre. Elle a été rejetée. Mais le 26 avril la Fifa aurait obtenu que Foul ! («faute», le titre original) soit interdit à la vente en Suisse: c'est ce que l'instance internationale affirme sur son site web. La Fifa a pris connaissance de la totalité de son contenu lors de sa sortie hier au Royaume-Uni. Le livre a déjà été traduit en français, espagnol, italien, hollandais, danois et norvégien, mais n'a trouvé aucun éditeur en Allemagne, pays hôte de la compétition. Jennings, sorte de Michael Moore, «mais en plus marrant», dit-il, a reçu longuement Libération, à Londres, pour raconter six années d'enquête sur une planète foot bien mal en point.
Après le scandale des pots-de-vin des JO de Salt Lake City, comment vous êtes-vous retrouvé à enquêter sur les comptes obscurs de la Fifa ?
J'écrivais occasionnellement pour le Daily Mail, et Colin Gibson, le rédacteur en chef des sports, m'a demandé d'aller jeter un coup d'oeil dans le monde du football et autour de ceux qui le dirigent. Je lui ai dit : "Arrête un peu, le foot, c'est énorme. Il faudrait des années pour comprendre ce qui s'y passe !" Cela m'a effectivement pris des années pour découvrir qu'il y avait là quelques personnes mal intentionnées venues rafler tout ce qu'elles pouvaient. Et il y a énormément d'argent à prendre. Il faudrait m'expliquer en quoi le football a autant besoin de marchands de sodas, de bière, de rasoirs, de fast-foods...
C'est cet argent que l'entourage direct de Blatter gère étrangement selon vous ?
Faut-il rappeler que l'homme chargé des finances de la Fifa est le vice-président argentin, Julio Grondona. Un fidèle de Blatter qui a été capable de déclarer à la télé argentine, à propos de l'absence d'arbitres juifs en Amérique latine : «Les Juifs ne pouvaient pas être arbitre car ils n'aimaient pas travailler.» Ce fut un tollé général. Grondona n'est pas seul. Il a des alliés partout, en Afrique, en Asie... L'élection même de Blatter à la tête de la Fifa, en 1998, qui s'en sort miraculeusement face à Lennart Johansson puis, en 2002, face à Issa Hayatou, le président de la confédération africaine, comporte quelques irrégularités.
Les documents dont vous disposez ciblent en particulier la société ISL.
ISL a été créé par Horst Dassler, l'héritier d'Adidas. Dassler avait un protégé : Blatter. Cette société, basée dans la petite zone franche de Sarnen, au sud de Zurich, gérait les droits télé de la Coupe du monde et tout le sponsoring (Coca, etc.). ISL reversait d'importantes sommes d'argent à la Fifa sans que l'on sache exactement où cet argent atterrissait. Un jour, un virement de 1 million de francs suisses est arrivé au siège de la Fifa. Erwin Schmid, le directeur financier, a soumis le problème à Blatter. Finalement, l'argent n'a pas été encaissé par la Fifa. En revanche, il est allé discrètement sur un compte particulier. J'ai une copie de ce bordereau.
Vous évoquez aussi des détournements de sommes bien plus importantes.
Sepp Blatter a réussi à vendre en un seul bloc les droits télé pour les Coupes du monde de 2002 et de 2006 pour un montant total de 2,3 milliards de dollars. TV Globo [chaîne brésilienne, ndlr] a été un des premiers à payer. 60 millions de dollars ont été versés : ils ne sont jamais arrivés sur les comptes de la Fifa ! Blatter savait qu'ISL était en faillite et que l'argent était utilisé pour se remettre à flot, comme le milliard de dollars payé pour obtenir les droits de l'ATP Tour (de tennis) en 1999. Malgré cela, Blatter n'est pas intervenu. Il a fermé les yeux.
Où est passé cet argent ?
ISL arrosait une bonne partie des pontes du football. Un juge d'instruction du canton de Zug s'interroge sur ce qu'ont fait de cette somme les responsables de cette société qui attendent encore leur jugement. Ce même juge est venu perquisitionner dans les bureaux de la Fifa en novembre 2005. Il doit avoir des billes...
Vous n'avez jamais été autorisé à rencontrer Blatter et ses proches ?
Je suis persona non grata à la Fifa. Quand j'y vais, je dois me cacher, comme en mars, lorsque je suis resté assis des heures, une capuche de parka sur la tête et un journal devant les yeux. Plus récemment j'y suis retourné avec une équipe télé de la BBC. Dès qu'ils me voient, ils me font sortir de la salle. Il est vrai que demander à Blatter ce qu'il a fait du million de francs suisses disparu alors qu'il est en train de parler de corners et de changement de règles du jeu, cela jette un froid...
Il a toujours nié vos accusations.
Il fait surtout pondre à ses avocats des lettres interminables dans lesquelles ils essaient de m'expliquer que je me trompe. Le plus simple pour un avocat quand son client est menacé, c'est de lancer une procédure. Ils savent que je suis en possession du document bancaire en question. A priori, je pense qu'ils ne peuvent pas me poursuivre. Mais, d'un autre côté, Sepp Blatter n'a jamais été condamné.
Avez-vous subi des menaces ou des pressions ?
J'ai été obligé de faire venir des techniciens de British Telecom chez moi : ils ont trouvé des micros. On est aussi allé voir sur mon compte bancaire...
La Fifa essaie-t-elle d'empêcher la parution de votre livre ?
Un tribunal de Zurich a interdit mon livre en Suisse la semaine dernière alors qu'il ne l'avait pas vu. D'ailleurs, Blatter non plus ne l'a pas lu. Comment peut-on interdire un livre qu'on n'a pas eu entre les mains ? Cela fait neuf mois que je retravaille le texte. Sur les conseils d'un cabinet d'avocats, j'ai dû supprimer pas mal de choses... Mais ce n'est peut-être pas non plus un hasard si aucune maison d'édition en langue allemande n'a accepté de le traduire. Il n'est pas dit d'ailleurs que la Fifa ne tente pas de l'interdire en France et même ici en Grande-Bretagne.