Modérateur: Modérateurs
Di Maggio, tu connait quoi au foot argentin ??
« ASSISTER à un Boca-River, c’est
mieux que de passer une nuit avec
Julia Roberts. » Diego Maradona a
toujours eu le chic pour trouver des
formules-chocs. Et c’est vrai que
dimanche, à l’heure du goûter, tout
au long des 5 000 kilomètres qui
séparent Ushuaia (extrême Sud) de
La Quiaca (extrême Nord), les Argentins
auront les yeux tournés vers la
Bombonera, le légendaire stade de
Boca Juniors dont la forme évoque
celle d’une bonbonnière, ce qui
explique son nom. Les petites ruelles
et les maisons en tôle colorée du
quartier de la Boca, en plein Buenos
Aires, vont se mettre sur leur « 31 ».
Mais pas question ici de smoking ni
de noeuds papillons. Il conviendra
plutôt de porter fièrement deux couleurs
qui collent au coeur du peuple
boquense : le jaune et le bleu. Car
être bostero (de Boca) ou millonario
(de River), c’est bien plus que d’aller
supporter son équipe, « c’est une
charge ». « Notre père nous la transmet
à notre naissance. Et nous la
transmettrons à nos enfants. Jamais
elle ne peut et ne doit quitter la
famille, affirme Rodrigo, un supporter
de la Doce, le principal groupe de
supporters de Boca Juniors. Et quand
on est de Boca, un match a une
saveur toute particulière : le “Superclasico”.
River, c’est notre ennemi de
toujours. C’est le match de l’année,
celui que l’on doit gagner. »
Cette rivalité,
qui n’a pas de
v é r i t a b l e
équivale nt,
existe depuis
le début des
années 1900.
Tout simplement
parce
que, à l’origine,
les deux
clubs cohabitaient
dans le
même quartier
: la Boca.
C’est, en tout
cas, l’opinion
d e P a b l o
A l b a r c e s ,
soc i o logue
argentin spécialiste
du football : « Un derby
n’existe que lorsqu’un match oppose
deux équipes qui représentent deux
pôles différents. Protestants contre
catholiques pour Rangers-Celtic en
Écosse, deux quartiers d’une même
ville pour Arsenal-Tottenham en
Angleterre et riches contre pauvres
entre Newell’s et Central en Argentine,
par exemple. Pour Boca-River,
c’est une opposition de quartier,
d’abord, puis les médias l’ont déformée
en une opposition de classes
sociales. La grande particularité du
“Superclasico” argentin, c’est qu’il
s’est nationalisé. De Salta, dans le
nord du pays, à la Patagonie, au sud,
il existe des fanatiques des deux
clubs. L’intérêt qu’il suscite en est
donc décuplé. »
Pourtant, rapidement, River Plate a
déménagé dans les beaux quartiers.
Aumilieu des années 30, lesMillonarios
se sont en effet installés dans le
très résidentiel quartier de Nuñez,
peuplé d’Argentins issus de la classe
moyenne haute. Laissant Boca
Juniors aux pauvres immigrés italiens,
venus pour la plupart de
Gênes, du quartier de la Boca.
Le premier « Superclasico » de l’histoire
du football professionnel, en
1931, a laissé une trace indélébile
dans l’inconscient des supporters
des deux équipes. « Le match a été
suspendu à la 65e minute dejeu. Tout
a commencé sur la pelouse, qui
s’était transformée en un terrain
vague où tous les coups étaient permis.
L’arbitre a été obligé d’expulser
trois joueurs. Puis il y a même eu une
bagarre générale entre les vingtdeux
acteurs. Cette violence s’est
ensuite propagée dans les tribunes.
Il y a eu des affrontements très violents
entre les supporters, soi-disant
parce que des fans de River avaient
brûlé un drapeau de Boca. Les lieux
ont été évacués aux gaz lacrymogènes.
Tout acommencé ce jour-là »,
précise Fabian Fiori, un spécialiste de
l’histoire de Boca Juniors.
Cette soudaine rage et ce désir d’en
découdre avec les supporters ennemis
étaient pourtant assez monnaie
courante à cette époque, si l’on en
croit l’historien Julio Frydenberg :
« C’est dans les années 20 et 30 que
les quartiers de Buenos Aires que
l’on connaît aujourd’hui se sont formés.
Bien souvent, les habitants
d’un quartier
se sont forgé
une identité
autour de leur
club de football
et grâce à
lui. Le voisin
le plus proche
a toujours été
le plus grand
e n n e m i .
Alors, quand
deux clubs
étaient issus
d u m ê m e
q u a r t i e r ,
c’était encore
plus violent.
L’enjeu ? La
suprématie !
savoi r qui
était le véritable représentant du
quartier à l’extérieur. Ce phénomène
est allé de pair avec leboomdes journaux.
Au début des années 20, la
presse a beaucoup fait pour créer des
rivalités. Et ça a marché. »
Tellement bien qu’aujourd’hui, le
« Superclasico » est le match de
l’année en Argentine. Pour tout
joueur argentin, disputer un Boca-
River est un rêve qui doit se réaliser.
L’ex-gardien de but de la Selección et
de River Plate, Ubaldo Fillol, d’habitude
si réservé, s’enflammerait
presque au moment de parler de ce
match à part :« Dansmacarrière, j’ai
participé à un Flamengo-Fluminense
dans un Maracana plein à craquer,
j’ai également vécu un Atletico-Real
(Madrid) ou un Argentine-Brésil
mais le “Superclasico”, c’est vraiment
spécial. C’est un événement
que l’on suit depuis qu’on est tout
petits. L’entrée dans le stade est à
couper le souffle. Tous ces confettis
qui tombent des tribunes... on ne
voitmême plus le ciel. Et il m’est arrivé
de sentir vibrer la pelouse de la
Bombonera tant les supporters
étaient déchaînés. Mon plus grand
souvenir, c’est un “Superclasico”
disputé deux mois après notre victoire
avec l’Argentine à la Coupe du
monde, en 1978. J’étais certes le gardien
de River Plate mais j’ai reçu ce
jour-là la plus grande ovation de ma
carrière à la Bombonera. C’est la
seule fois de ma vie où mes jambes
ont tremblé. Cette ambiance, c’est
unique au monde. »
Le « Pato » Fillol est un joueur plutôt
chanceux car tous n’ont pas reçu le
même accueil en pelouse ennemie.
Jorge Higuain, ex-défenseur de Brest
(saison 1987-1988), est l’un des
rares joueurs à avoir porté les deux
maillots. « J’ai d’abord évolué à
Boca Juniors. Quand je suis arrivé à
River Plate, après mon passage à
Brest, des supporters m’ont demandé
de me désinfecter avant de porter
leur maillot. Ça m’a tout de suite mis
dans l’ambiance. Ils m’ont pardonné
etm’ont adopté lorsque j’ai inscrit un
but de la tête lors d’un “Superclasico”
», raconte-t-il.
À l’image de Jorge Higuain, ces
matches si spéciaux peuvent faire
naître une idole. Car, souvent, les
supporters voient ces rencontres
comme l’affrontement de demidieux
portants shorts et chaussures à
crampons. Alberto Marcico, par
exemple, ex-attaquant de Toulouse
et de Boca Juniors, a construit son
image de héros lors de ces fameux
« Superclasicos » : « J’en ai joué une
vingtaine dans ma carrière. Les
quatre buts que j’ai inscrits au cours
de ces derbys restent inoubliables
pour les supporters de Boca Juniors.
Grâce à ces réalisations, j’ai atteint
un niveau de popularité impensable.
Lorsque vous êtes dans les tribunes,
les sensations sont aussi assez particulières.
Je me souviens de mes dixhuit
ans. Un jour, il m’est arrivé de
craquer complètement. On venait de
perdre un match à domicile contre
les Millonarios. Résultat : j’ai pleuré
sans m’arrêter pendant deux longues
heures. Imaginez-vous : j’avais
dix-huit ans ! Je n’étais plus un
gamin mais la passionm’avait transcendé
jusqu’à me faire verser toutes
les larmes demon corps. On est loin,
très loin des Toulouse-Bordeaux. Et
je ne dis pas ça de manière hautaine
car j’ai un amour sans bornes pour le
TFC. » À en croire les plus vieux,
cette passion a pourtant était dévorée
par la médiatisation à outrance.
Aujourd’hui le« Superclasico »serait
surtout devenu une vraie machine à
gagner de l’argent. Selon Pablo Alabarces,
Boca-River, c’est « plus
qu’un “Superclasico”, c’est un
“supermercado” (supermarché). Il y
a tellement d’argent qui tourne
autour de cet événement... Les journaux,
les radios, les télévisions, les
clubs et jusqu’aux vendeurs de “choripan”
(sandwich à la saucisse)
voient leurs revenus tripler ou quadrupler
les jours de “Superclasicos”.
Depuis dix ans, le sport prend une
place toujours plus importante dans
les médias. Donc, logiquement, les
“Superclasicos” y occupent une
place toute particulière. Et ça
arrange tout le monde. » Dimanche,
par exemple, une centaine de places
a été réservée pour les touristes
étrangers qui vont devoir débourser
chacun plus de 120 euros pour participer
indirectement au « spectacle
de l’année ». Ils verront ainsi les supporters
de River Plate et les ballons
orange qu’ils tiendront, durant toute
la première mi-temps, à bout de bras
dans le ciel de la Bombonera. Sur ces
ballons, il sera inscrit : « Souvenir du
docteur Beto Alonso, le jour où il a
vacciné les Bosteros, 2 buts à 0, le
6 avril 1986. » Il y a vingt ans, en
effet, le Beto Alonso en question inscrivit
de la tête un butmémorable et,
ce jour-là, le ballon était orange. Pas
par hasard ! Il y avait tant de confettis
blancs sur la verte pelouse que
l’arbitre avait dû se résoudre à choisir
un ballon de couleur, forcément
plus voyant. Le temps d’une mitemps.
Depuis, la légende a pris le
relais. Se chambrer est également
devenu un sport de haut niveau pratiqué
par les supporters des deux
équipes les plus titrées d’Argentine.
Dep u i s un
peu moins de
cinq ans, les
Bosteros et
les Millonar
i o s o n t
même trouvé
un nouveau
moy e n d e
poursuivre le
match les lendemains
de
« Superclasico
». Les murs
des principales villes argentines sont
en effet recouverts d’affiches financées
par les clubs. Leur but : en rajouter
une couche après la victoire. Au
mois de décembre 2005, après la
défaite de River Plate, Boca Juniors
avait lancé une campagne d’affichage
avec en vedette un Père Noël
accompagné de l’inscription suivante
: « Le Père Noël n’est pas de
River, il est de Boca Juniors »...
même s’il porte les couleurs blanche
et rouge du club millonario. La blague
peut aussi prendre un tour beaucoup
plus coquin. Les fans de River
Plate ont ainsi déjà célébré un de
leurs succès par l’image en gros plan
d’un string aux couleurs de leur
ennemi intime. Le texte qui l’accompagnait
était explicite : «Tu as oublié
ça à la maison hier soir. » Malheur
donc aux vaincus. Ce dimanche,
pour la première
f o i s
depuis bien
longtemps,
l e s d e u x
équipes vont
s ’af f ronter
alors qu’elles
occupent les
d e u x p r emières
places
du c l as sem
e n t d u
Championnat
(River, premier, devance Boca de un
point). Les journaux argentins promettent
déjà le « plus beau et le plus
ouvert des “Superclasicos” » tout
au long de la vingtaine de pages
qu’ils consacrent à l’événement. Une
nouvelle fois, donc, le spectacle se
trouvera dans les tribunes et dans les
médias. Diego Maradona ne manquera
ça pour rien au monde et, vers
16 heures, ce dimanche, il prendra
place dans sa loge d’honneur. Sans
regretter l’absence de Julia Roberts.
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