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Raphaël Glucksmann : « Je veux construire une grande force sociale-démocrate »
Selon l'eurodéputé nouvellement réélu, la France est en train de basculer dans le parlementarisme. Si la gauche doit être à l'initiative, elle n'a d'autre choix que de construire des majorités avec des élus issus d'autres courants.
Après la campagne éclair des élections législatives anticipées, les Français ont rejeté massivement l'hypothèse d'une arrivée de Jordan Bardella à Matignon. Avez-vous été surpris par ce résultat ?
Raphaël Glucksmann L'ampleur du rejet m'a surpris. Cela a été un immense soulagement, à la mesure de l'inquiétude qui m'habitait. On a assisté au réveil de la France humaniste, attachée à la République. On n'a pas assez remercié tous ces citoyens qui ont voté pour des candidats parfois très éloignés de leurs opinions. Ils ont fait un effort sur eux-mêmes pour barrer la route à l'extrême droite. Il y a une noblesse dans ce geste, qui nous oblige. Nous ne devons pas verser dans le triomphalisme et faire ce qu'Emmanuel Macron a fait quand nos voix de gauche lui ont permis de battre Marine Le Pen. Il les a superbement ignorés.
Est-ce seulement un sursaut ou le signe que le Rassemblement national (RN) ne peut finalement pas gagner ?
J'y vois un sursaut et un sursis. Si l'on n'entend pas la colère, la frustration, le sentiment d'impuissance et de déclassement qui habitent la France, le RN finira par gagner. Le « barrage » évite le pire, mais ne résout rien. J'ai sillonné le pays et, partout, j'ai reçu le même message d'alarme, sur l'insécurité physique, culturelle, idéologique, morale, identitaire. Le sentiment que le pays part à vau-l'eau, qu'il n'est plus maître de son destin ; que les gens qui dirigent n'aiment pas leur pays. Les Françaises et les Français ont besoin de retrouver ce qui fait nation.
« Modéré », « social-écologiste », « conservateur identitaire » : comment la France s'est fracturée en trois pôles A vous écouter, le message envoyé par les urnes ne doit pas être interprété comme une victoire de la gauche...
Il y a un succès inespéré de la gauche, mais elle n'a pas de majorité absolue et doit aussi son score aux voix de gens qui n'adhèrent pas à son programme. Nous ne sommes pas le 10 mai 1981, dans un passage « de l'ombre à la lumière », comme disait Jack Lang. Ce succès nous permet de prendre l'initiative politique, poser des principes de gouvernement, lancer des projets de transformation.
Mais il faut avoir conscience des doutes de la société, en cherchant à apaiser, réconcilier, dialoguer, en refusant la brutalisation et l'arrogance politiques. Sinon le retour de bâton sera brutal. La demande exprimée est celle d'un retour du sérieux. Les travaillistes britanniques, qui viennent de reprendre le pouvoir, avaient un slogan génial : « Make Britain serious again ». Une façon de tourner la page de l'ère Corbyn et de l'ère populiste-conservatrice. En France, nous devons revenir aux fondements de la social-démocratie en délaissant l'esprit de « Jupiter » comme de « Robespierre ».
Législatives : « Il ne faudrait pas que la gauche crie victoire et oublie de regarder la géographie sociale du pays » Quelle gauche a gagné dimanche soir ?
Si vous comparez aux résultats de 2022, il y a eu une inversion des rapports de forces à gauche. Elle a commencé lors des européennes où la liste sociale-démocrate que je conduisais a fini largement en tête à gauche. Là, aux législatives, le groupe socialiste à l'Assemblée a doublé et rattrapé celui des insoumis, qui étaient pourtant mieux traités dans la répartition des circonscriptions. Ce sont les électeurs qui ont opéré ce rééquilibrage dans les urnes, par deux fois, pas les appareils. Cette Assemblée aurait pu être le résultat d'un scrutin proportionnel. Elle est étonnamment sociale-démocrate, au fond...
Les sociaux-démocrates y sont minoritaires...
Si vous laissez le RN de côté, la social-démocratie est au barycentre de toute forme de majorité parlementaire républicaine. Je pense que les Français attendent une gauche qui assume sa vision avec sérieux.
Législatives : la gauche en tête face à un casse-tête Comment peut-elle le faire, concrètement, sans majorité absolue ?
La seule voie possible, c'est la démocratie parlementaire. Il faut prendre conscience du basculement sidérant qui vient d'avoir lieu. Le pouvoir est soudain passé du président le plus jupitérien de la V République au Parlement. C'était déjà en partie le message des urnes en 2022. Emmanuel Macron n'en a pas tenu compte. Il a gouverné comme avant. Alors les électeurs ont rendu encore plus claire leur demande. Maintenant, c'est à l'Assemblée de construire des majorités. L'exécutif va devenir l'exécutant. On ne pourra pas gouverner par des décrets et des 49.3... Ce bouleversement majeur, le président doit l'entendre et l'accepter. Les élus aussi. En réalité, on est déjà sorti de la V République. Il faut en prendre acte en changeant de mode de scrutin et en réformant le fonctionnement des institutions. La France rejoint les autres démocraties parlementaires européennes, et il va lui falloir un moment d'apprentissage qui risque d'être chaotique...
Depuis dimanche, les appareils négocient en coulisses le nom du futur Premier ministre. Ces discussions ne devraient-elles pas avoir lieu à l'Assemblée, entre les groupes politiques ?
Si ! La gauche ne doit pas se comporter comme si elle avait une majorité absolue et un président de la République issu de ses rangs. Attention au déni de réalité ! C'est à l'Assemblée qu'il faut constater les rapports de force, discuter, avancer.
« Notre logiciel politique qui génère des Macron plutôt que des Merkel semble inefficace et désuet en l'absence de majorité » Imaginez-vous un gouvernement de coalition, ou des coalitions au coup par coup ?
Pour l'instant, on ne prend pas vraiment le chemin d'une coalition à l'allemande. La classe politique française n'y est pas prête sans doute. La méthode sera donc, dans un premier temps, celle de la construction de majorités, projet par projet, à l'Assemblée. Est-ce viable ? Je n'en sais rien, mais c'est le modèle du Parlement européen, où, sur les questions d'environnement, on construit une majorité allant de la gauche aux libéraux. Sur les questions de défense, elle va des sociaux-démocrates aux conservateurs...
Emmanuel Macron a tenté, depuis 2022, de bâtir de telles « majorités de projet ». Cela n'a pas eu un grand succès...
Il l'a fait de façon verticale, descendante, et, en réalité, hypocrite. Ce n'est pas « le Roi » qui doit envoyer ses missionnaires sur terre avec des projets ficelés : les propositions de lois doivent être construites à l'Assemblée.
Un gouvernement de gauche peut-il commencer par gouverner par décrets ? Pour instaurer le smic à 1 600 euros ?
On peut prendre un décret, mais ce n'est pas une méthode de gouvernement. Et cela ne tiendra pas longtemps. La gauche doit avoir le pouvoir d'initiative, mais le faire fructifier par des discussions avec les autres élus. Il faut modifier le rapport au pouvoir. Cela passe par une révolution de la culture politique à gauche comme à droite. Et par une réforme constitutionnelle prévoyant des garde-fous démocratiques, un changement de mode de scrutin. Les seules raisons avancées par ceux qui refusaient la proportionnelle, c'était l'instabilité - nous sommes en plein dedans -, et le risque d'une arrivée massive de députés du Front national - or, aujourd'hui, c'est le scrutin majoritaire qui risque d'avantager le RN... Plus aucun argument ne s'oppose donc à cette réforme.
Avec une architecture institutionnelle solide, on peut bâtir des consensus. Par exemple sur une fiscalité plus juste, un nouvel ISF. Mais si, dès qu'on dialogue avec des élus qui ne sont pas à gauche, on se fait traiter de social traître, on n'arrivera à rien. Il faut sortir de soi deux minutes.
Augmenter le smic à 1 600 euros : facile techniquement, difficile politiquement Pouvez-vous gouverner avec les insoumis, alors que vous avez fait campagne sur une ligne de clarification vis-à-vis d'eux ?
La nécessité de s'unir a été dictée par la perspective du triomphe de l'extrême droite. Il fallait faire front ensemble. Mais lors des européennes, on a inversé le rapport de forces au sein de la gauche. La clarification, je continue à la porter. Pendant la négociation du Nouveau Front populaire (NFP), on a fait évoluer le discours de gauche français, que ce soit sur l'Europe, l'Ukraine, les attaques du 7 octobre, la brutalisation du débat public, la lutte contre l'antisémitisme... Il y a désormais un pôle idéologique qui peut faire face aux mélenchonistes, sans ciller ni trembler.
Les insoumis n'ont pas la même lecture que vous du résultat des législatives et revendiquent le poste de Premier ministre...
Ce n'est pas super étonnant. Mais regardez l'évolution entre 2022 et 2024. A l'époque, le mot d'ordre était « Jean-Luc Mélenchon Premier ministre ». Cette fois, c'était : « Il n'ira pas à Matignon ». Vous allez voir, à l'Assemblée, le parti dominant du groupe de gauche sera le PS. Et les fractures, elles se retrouvent aujourd'hui chez les insoumis. D'autres figures ont émergé comme François Ruffin, Clémentine Autain et les députés « purgés ». L'hégémonie mélenchoniste sur la gauche française est révolue.
Aux législatives, le trouble des sociaux-démocrates perdus entre Macron et Mélenchon Si Emmanuel Macron vous tend la main, que répondrez-vous ? Pourriez-vous être Premier ministre ?
Il ne m'a pas appelé et je n'ai rien demandé. Je vais m'atteler à la construction d'une grande force démocrate française, épousant l'écologie politique. Avec l'édification de la puissance européenne, ce sont les deux choses qui vont occuper ma vie dans les mois et années qui viennent.
On ne peut pas le faire depuis Matignon ?
A l'heure actuelle, je ne vois pas le chemin. Face au risque d'un triomphe de l'extrême droite, j'ai sillonné le pays, oeuvré comme je pouvais à l'édification de cette digue qui a tenu et sauvé le pays. Mon rôle va maintenant être de fixer un cap, de construire une alternative sociale-démocrate, écologiste, humaniste. Je vais continuer à arpenter la France, rassembler des gens qui ont eu des votes différents, tracer un chemin politique.
Allez-vous participer aux discussions pour ce gouvernement ?
Je veux participer à la révolution politique et culturelle en cours, montrer que le parlementarisme, ce n'est pas le chaos. Au Parlement européen, dominé par une force conservatrice, on a réussi à prendre des mesures de gauche comme le Green Deal, qui est un agenda écologique très ambitieux, bien plus que les agendas nationaux des pays membres.
Raphaël Glucksmann : « Je ne suis pas sorti de Sciences-Po pour aller au forum de Davos » Si Emmanuel Macron constituait une majorité relative avec la droite, serait-ce un hold-up démocratique ?
Cela montrerait qu'il n'a pas entendu le message, qu'il reste persuadé d'être le maître du jeu. Or, depuis la dissolution, le macronisme triomphant, c'est fini. D'où une forte responsabilité de la gauche. Si on est fermé, sectaire, si on ne discute avec personne d'autre que nous-mêmes, on commettra une faute démocratique et une erreur stratégique totale. Et on rendra la main à Emmanuel Macron qui dira « je vais choper 15 ou 20 élus LR pour faire un gouvernement de droite ».
Cela veut dire quoi « ne pas être fermé » ? S'élargir aux macronistes ?
C'est entamer des discussions pour avoir un agenda législatif sur la justice fiscale, la question des salaires, et des services publics, ou sur l'écologie. Dire : voilà les mesures que l'on propose, essayons de construire une majorité pour les faire passer. Débattre avec les autres groupes parlementaires, comprendre les réactions, voir comment on peut arrimer des gens qui ne sont pas de notre bord. Cela n'arrivera pas en répétant « tout mon programme, rien que mon programme », et en disant aux autres : vous êtes là en spectateur du déploiement de notre toute-puissance minoritaire !
En France, on a eu cette expérience sous la IV République et ça a mal tourné...
C'était le règne des partis et des appareils, l'instabilité permanente... Nous touchons à la fin de la monarchie, c'est la fin d'un cycle : le roi arrive, il est beau, et, deux mois après, on veut lui couper la tête. Maintenant, il ne peut plus y avoir de monarque, on va rendre la République plus républicaine. Si on a un gouvernement de gauche pure ou un gouvernement macroniste de centre droit, tous les deux mois une motion de censure sera votée. On n'a pas le choix, il faut discuter avec des gens qu'on a combattus, sans se renier, et convaincre. Démontrer que la réforme des retraites, rejetée par 80 % de Français, était une erreur ; qu'il faut un ISF, que ce n'est pas possible d'avoir un pays aussi riche avec des dividendes records versés aux actionnaires alors que des jeunes font la queue devant les banques alimentaires.
Le programme économique du Nouveau Front populaire est-il réaliste ? Le débat Jean Pisani-Ferry-Michaël Zemmour Vous dites que le Parlement français va être au centre du jeu. Mais vous n'y comptez qu'une poignée de députés Place publique. Que pesez-vous, au fond ?
Lors de l'élection européenne on a fait 14 % : 3,5 millions de voix. Place publique est en pleine dynamique. Le parti a dépassé les 10 000 adhérents et les 300 000 sympathisants. Nous allons nous structurer, aimanter toujours plus, développer notre ligne singulière : la refondation de la social-démocratie dans la révolution écologique. Je ne vais pas vous mentir : quand des discussions s'engagent entre partis, nous n'avons pas l'appareil pour faire face. Mais quand il y a des élections, les candidats nous demandent tous de les soutenir. On a un rapport différent à l'opinion, aux citoyens, et on va en faire une force.
Ce parti social-démocrate auquel vous aspirez, ce n'est pas le PS ?
On va agir en partenariat. Je suis fier d'avoir fait campagne aux européennes avec tous les militants socialistes et je sais qu'ils ont cette fierté en partage. Ce n'est que le début de notre aventure commune.
Un sondage vous place comme candidat de gauche en capacité de dépasser les 14 % à la présidentielle. Vous y pensez ?
La présidentielle 2027, on ne sait même pas si elle aura lieu en 2027... Je n'ai pas d'obsession, mais ce qui est sûr, c'est que je vais poursuivre le chemin engagé aux européennes, que je ne laisserai personne dilapider ce qu'on a initié, qu'il y a une voie fondée sur la sincérité, le sérieux. Une voie authentiquement sociale-démocrate et écologiste. J'appelle toutes celles et tous ceux qui veulent la construire à nous rejoindre. On a quelque chose de grand à faire ensemble.
Le pays semble fracturé en trois blocs. Comment agir pour réconcilier la nation ?
En Belgique, quand il y a une crise politique, les gens vivent avec. En Italie, c'est une habitude. En France, quand le verbe politique est dévalorisé, c'est une tragédie intime pour chaque Français. Car, ici, le verbe politique a donné naissance à la nation. Il faut redéfinir ce qu'est être français, refaire aimer politiquement ce pays. Il faut reconstituer des solidarités - il n'y a plus d'institutions communes comme l'ont été le service militaire ou l'Eglise. Il faut une présence de la nation dans la vie quotidienne, à travers les services publics, la fin des déserts médicaux, les transports. Il faut enfin une politique de redistribution et de justice sociale, renouer avec l'histoire des conquêtes sociales : c'est comme cela que s'est construite la République...
Les élites ne peuvent pas faire sécession : elles doivent participer à l'effort commun. Pendant ma campagne, j'ai entendu partout cette impression que les élites n'aiment pas le peuple français. J'ai été marqué par la phrase d'une dame à Calais, militante du RN, alors que j'allais voir des exilés. Elle m'a dit : « Marine, c'est la seule qui n'a pas honte de nous sur la photo. » Je pense que « Marine » se moque d'elle. Mais c'est un message dévastateur. Si on ne lui répond pas, on sera balayé.