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Raphaël Glucksmann : « Il faut tourner la page Macron et Mélenchon ! »
Cinglant envers le Nouveau Front populaire, le nouveau chantre de la social-démocratie somme la gauche de rompre enfin avec LFI.
Chaque soir, durant les JO, Raphaël Glucksmann, fou de sport, se mêlait à la foule du Club France (Paris 19 e), QG des athlètes et de leurs fans, pour vibrer aux exploits des médaillés français. « Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas montré un tel visage au reste du monde. Les gens chantaient dans le métro, c'était fou. On peut être un pays accueillant, fier, ouvert ! » Un socle sur lequel bâtir, à ses yeux, loin des passions tristes de la dissolution, qui vit 10,6 millions d'électeurs voter Bardella. « Emmanuel Macron a ouvert une parenthèse chaotique, mais on va construire sur ce qu'on a impulsé aux européennes », s'engage celui qui a récolté 3,5 millions de voix le 9 juin avec la liste PS-Place publique et entend maintenant travailler à l'émergence d'une grande force sociale-démocrate en France.
De la Corse, où il a pris quelques jours de vacances, cet admirateur de Blum, Mendès France et Delors s'est plongé dans les milliers de pages des textes fondateurs de la social-démocratie européenne et promet de prendre son « bâton de pèlerin » ces prochains mois pour poser les bases d'un mouvement capable, ambitionne-t-il, d'affronter Marine Le Pen à la prochaine présidentielle. Ce qui passera inévitablement, il l'assume, par « une confrontation avec Jean-Luc Mélenchon ». « Jupiter et Robespierre, c'est fini ! Il faut tourner la page Macron et Mélenchon », défend-il.
S'il a soutenu le Nouveau Front populaire lors de sa genèse, parce qu'il fallait faire barrage au RN, il est cinglant envers la nouvelle union de la gauche, qui s'est, depuis le soir du second tour des législatives, enfermée sur elle-même, refusant d'engager le dialogue avec les autres forces politiques qui ont participé au front républicain. L'unique moyen, selon lui, de constituer une majorité et un gouvernement, comme cela se pratique au Parlement européen. Fin août, il portera ce message à l'université d'été du PS à Blois, avant une réunion de son parti Place publique, dans quelques semaines, en Gironde. Manière de signifier, alors qu'un sondage le crédite de 14 % pour l'Élysée, qu'il faudra à l'avenir compter avec lui dans le paysage politique hexagonal.
Le Point : On ne vous a pas entendu depuis début juillet. Le Nouveau Front populaire, que vous avez soutenu, ne s'est-il pas démonétisé en mettant plus de quinze jours à s'entendre, au terme de discussions obscures, sur un nom pour Matignon ?
Raphaël Glucksmann : Je n'ai pas voulu participer à ces discussions opaques, convaincu que ce n'était pas la bonne méthode, notamment parce que les appareils ont tout verrouillé. La divergence était claire dès 20 h 2 le 7 juillet [second tour des législatives, NDLR], lorsque Jean-Luc Mélenchon a pris la parole pour asséner : « Tout le programme du NFP, juste le programme du NFP et rien que le NFP ! » et que les dirigeants des autres partis de gauche ont suivi, comme si le NFP avait la majorité absolue. Or il ne l'a pas, et personne ne l'a ! Il aurait fallu engager dès le soir du second tour un dialogue avec les partis politiques ayant participé au front républicain contre le Rassemblement national sur la base des priorités, comme l'augmentation du smic, le retour de l'ISF ou l'accélération de la transition écologique. C'est l'inverse qui fut fait : des semaines de huis clos pour dégager un nom de Premier ministre hypothétique. Je me suis engagé en politique avec pour principe de ne pas mentir et de refuser le plaisir de ces fables dont le seul but est de flatter sa base militante ou d'être applaudi sur X par des bots, des trolls ou des apparatchiks. Je ne pouvais pas participer à cette fiction et je préfère consacrer toute mon énergie à faire émerger en France une vraie force sociale-démocrate, dans le prolongement de ce que nous avons impulsé aux européennes.
Divorce. Les désaccords profonds entre Jean-Luc Mélenchon et Raphaël Glucksmann se sont encore accrus avec la campagne émaillée de violences des europénnes (ici en 2019, lors de l'Agora pour le climat, à Paris). © François LAFITE / DivergenceSi c'était à refaire, est-ce que la gauche n'aurait pas dû rompre une bonne fois pour toutes avec LFI dès l'annonce de la dissolution ?
On avait déjà rompu pendant la campagne des européennes, avec la liste PS-Place publique que j'ai portée en tête à gauche, mais Emmanuel Macron a ouvert une parenthèse de chaos avec cette dissolution insensée, et, rappelez-vous, nous avons eu trois jours pour faire face au danger immédiat d'une majorité absolue du RN. Il fallait construire dans l'urgence une digue électorale, hiérarchiser les périls, tout faire pour éviter la prise du pouvoir par Marine Le Pen et Jordan Bardella. Je n'ai jamais cru à l'aplanissement magique des divergences extrêmement profondes que nous avons avec LFI, et j'ai dit dès le départ qu'il s'agissait à mes yeux d'une unité d'action électorale contre l'extrême droite. Point.
LFI menace d'engager une procédure de destitution contre le président s'il ne nomme pas Lucie Castets à Matignon...
Jean-Luc Mélenchon a un but : être candidat à la présidentielle, le plus tôt possible, quitte à ouvrir la voie à l'extrême droite. Mais ça ne sert à rien de s'indigner matin, midi et soir de ce qu'il fait ou dit : il suit sa ligne, sert ses intérêts, nourrit ses ambitions. Ce qui est plus problématique, c'est la propension des autres dirigeants de gauche à servir eux aussi ses intérêts et ses ambitions, à s'aligner sur sa stratégie ou à vivre dans l'angoisse de ses admonestations. C'est cette faiblesse, le problème. Les Insoumis ont travaillé, développé une vision idéologique, déployé une stratégie politique et construit des réseaux militants. Les autres partis de gauche n'ont pas autant travaillé et ont progressivement développé un sentiment d'infériorité politique, intellectuelle et même psychologique. Le secret, c'est donc le travail. Et le courage aussi, un peu. Nous avons montré aux européennes que, quand on construit et assume un projet de gauche résolument démocrate et proeuropéen, sans baisser les yeux devant les démagogues, cela fonctionne ! Peu de gens croyaient à notre succès car la social-démocratie française a trop longtemps été mangée sur son aile gauche par Jean-Luc Mélenchon et sur son aile droite par Emmanuel Macron. À Place publique et avec nos nombreux amis au sein du Parti socialiste, nous allons continuer à faire reculer les murs du macronisme et du mélenchonisme. Je veux rendre les sociaux-démocrates français fiers de leur histoire et de leurs principes. Je préférerai toujours être l'héritier de Blum et de Mendès que de Chavez.
Comme l'ont fait les travaillistes britanniques...
En tournant la page Corbyn, ils se sont donné les moyens de tourner la page du populisme de droite. Nous allons le faire ici. Je suis certain qu'une social-démocratie renouvelée, écologiste et humaniste, parlant à nouveau d'industrie et de travail, claire sur la défense et la sécurité dans un continent en guerre, sera la digue face à l'extrême droite. Voilà ma conviction : en 2027, ce sera la social-démocratie, et non un succédané du macronisme ou un avatar du populisme de gauche, qui fera face au lepénisme.
Le président réunit les forces politiques le 23 août, mais on ne voit pas de compromis se dessiner en vue d'un gouvernement. Notre classe politique est-elle immature ?
Malheureusement, oui. Il suffit de se comparer aux autres démocraties européennes pour le saisir. Ça fait deux fois de suite que les Français envoient un signal fort en désignant une Assemblée nationale sans majorité absolue. C'était déjà le cas en 2022, et Emmanuel Macron s'était assis dessus. Là, l'éclatement est plus grand encore, et le changement d'ethos impératif. On est habitués en France à avoir soit tous les pouvoirs, soit aucun, pour se contenter finalement de postures. À gauche, notamment, on est terrorisés à l'idée d'être considérés comme impurs si on négocie des compromis. Mais pourquoi faire de la politique si c'est pour se condamner à l'impuissance et aux postures ? Si on veut l'augmentation du smic et des salaires, un ISF climatique, le renforcement des services publics en zone rurale ou une grande politique de réindustrialisation, cela passe par des discussions poussées avec d'autres forces politiques. Au Parlement européen, on a cette culture du dialogue. C'est ainsi qu'on fait passer toutes les lois, même les plus ambitieuses. Et c'est ainsi que sont gouvernées quasiment toutes les nations européennes. Quand je suis devenu député européen, j'avais cette tendance française à confondre compromis et compromission, mais j'ai appris et compris. Il faut rompre avec l'esthétique de la radicalité, qui n'est en fait que du sectarisme et empêche justement toute transformation radicale, en finir avec le mythe de la toute-puissance et délaisser Jupiter comme Robespierre. Et donc tourner la page Macron et Mélenchon.
Et comment devient-on adulte alors ?
En apprenant l'humilité et en devenant réellement démocrate. Le premier acte de cette révolution mentale sera un accord sur le changement du mode de scrutin. Dégageons rapidement une majorité pour instaurer la proportionnelle pour les prochaines législatives. Elle permet la clarté politique au moment du vote et oblige ensuite au compromis pour gouverner. Je suis un amoureux de la France et de son exceptionnalisme, mais ne pourrait-on pas parfois s'inspirer de nos voisins ? L'Allemagne, l'Espagne ou l'Estonie ne sont pas plus mal gouvernées que nous, que je sache. Je crois que nous sommes entrés dans ce moment d'apprentissage. Ce sera chaotique à court terme, mais bénéfique à plus long terme.
Comment prolonger le sentiment de communion nationale qu'on a connu avec les JO ?
Il y a eu deux signaux extrêmement positifs sur lesquels nous devons bâtir. Le premier, c'est le 7 juillet, avec un sursaut citoyen qui a conduit des électeurs, pour éviter que le pays ne bascule au RN, à voter pour des candidats parfois très éloignés de leurs idées. La France qui refuse l'extrême droite a montré qu'elle était encore vaillante et mobilisée. Le deuxième, ce sont ces JO sensationnels qui ont été un incroyable moment de fierté française et d'ouverture au monde. On a tous ressenti une joie profonde, celle d'appartenir à un pays qui projette une si belle image de lui-même. Ça montre qu'on peut sortir du ressentiment et des passions négatives pour construire un récit positif sur nous-mêmes et sur le monde. Pendant la campagne des européennes, j'entendais partout les gens me dire : « Nos élites n'aiment pas la France. » On a vu avec le 7 juillet et les JO qu'on peut bâtir un patriotisme ouvert, qui est tout le contraire du nationalisme aigri de l'extrême droite. L'un des enjeux essentiels, c'est de renouer avec ce grand récit français trop longtemps délaissé par les élites dites progressistes.
À quoi devrait ressembler le futur gouvernement ?
La question, c'est : gouverner pour faire quoi ? La force politique arrivée en tête est légitime pour proposer une réforme du scrutin législatif et quatre ou cinq grandes mesures de transformation sociale et écologique en essayant de rassembler le plus largement possible autour de cet agenda négocié. Cela suppose, à gauche, de l'ouverture et, chez Emmanuel Macron, de l'humilité. Autant dire qu'on n'y est pas encore ! Si le président pense qu'il réglera les choses en nommant une personnalité comme dans un casting, il se trompe. Il doit plutôt dire : « J'ai compris qu'il n'y avait plus de roi. Forgez des coalitions à l'Assemblée et je désignerai la moins minoritaire d'entre elles. » C'est à l'Assemblée que bat désormais le coeur de la démocratie française. Plus à l'Élysée.
Et s'il vous appelle à Matignon ?
Avec quel mandat ? Je ne veux tirer ma légitimité que du projet que je porte, validé par les électeurs. Et puis il faut savoir dans la vie quand on est prêt. Je savais que j'étais prêt sur l'Europe, capable de porter une vision cohérente et de contribuer à la refondation de la social-démocratie européenne car nous avions travaillé à un projet puissant et à une stratégie claire pendant des mois et même des années. Suis-je prêt aujourd'hui à gouverner la France ? Ai-je travaillé à un projet pour le pays pendant des mois en sillonnant la France et en discutant avec les forces vives de la nation ? Non. J'ai un respect quasi sacré pour ces fonctions, et je ne ferai rien à la légère quand il s'agit du gouvernement de la France. Aussi suis-je réellement fasciné par le nombre de gens qui se sentent, se disent prêts, et par la facilité avec laquelle ils se portent candidats à Matignon ou à l'Élysée...
Un sondage Toluna Harris Interactive vous crédite de 14 % en cas de présidentielle. Ça met une responsabilité sur vos épaules...
Ma responsabilité, c'est d'abord de bâtir une force sociale-démocrate dominante intellectuellement, avec un projet crédible de transformation de la société, une force implantée dans tout le pays, qui soit en capacité de battre l'extrême droite aux prochaines élections nationales. On va s'y atteler dès cette rentrée à Place publique avec Aurore Lalucq, en construisant un parti de masse et en travaillant avec nos amis au sein du PS comme d'ailleurs. Il y a une nouvelle génération de maires, d'élus et de militants qui a très envie d'y aller. Si on arrive à construire cette force, si on ne saute aucune étape, si on bosse sérieusement et si on ne dévie pas de notre ligne, alors nous serons en mesure d'affronter le RN et de gouverner le pays. Ce que nous avons fait sur l'Europe, je veux maintenant que nous le fassions pour la France §
Le Point