Information
Déambulation dans la Marseille “foutraque, tordue, grandiose par moments et pathétique à d’autres” du journaliste Philippe Pujol
SPÉCIAL MARSEILLE – Bassens, “cité d’urgence” construite vers 1960, la butte Bellevue, Saint-Mauront… Le journaliste Philippe Pujol, qui est né dans la cité phocéenne, nous emmène dans les quartiers pauvres et populaires. Loin des nantis de la corniche.
Au point de vue qu’offre sur Marseille Notre-Dame-de-la-Garde, Philippe Pujol préfère celui, moins renommé, de l’oppidum de Verduron, qui surplombe les quartiers Nord. Le journaliste marseillais y conduit en scooter qui veut comprendre un peu sa ville. Depuis ce site gaulois perché 195 mètres au-dessus du niveau de la mer se dessine l’extension du port qui barre l’accès au littoral, où les plus pauvres descendaient autrefois pour récolter des moules. Les mêmes vivent aujourd’hui reclus dans les cités de la Castellane, de Kallisté ou de Bassens. « L’activité de la zone franche urbaine ne crée aucun emploi pour eux – contrairement au trafic de stups, acheminés de Port-Saint-Louis-du-Rhône par l’autoroute du Littoral, dont le tracé reprend celui de l’antique voie romaine. »
Philippe Pujol a grandi à Marseille. Prix Albert-Londres en 2014, il lui a consacré de nombreux articles, des livres décapants (La Fabrique du monstre en 2015, La Chute du monstre quatre ans plus tard) et un documentaire stimulant (Péril sur la ville, en 2019, visible sur le site arte.tv). À Marseille, prisée par les grosses fortunes mais dont cinq arrondissements affichent des taux de pauvreté supérieurs à 40 %, cohabitent sans se croiser les profiteurs d’une vie économique féroce et ceux qui en souffrent le plus ; une fracture que Pujol voit se creuser depuis bientôt vingt ans qu’il enquête sur cette capitale chère à son cœur, car encore préservée d’une certaine uniformisation. « Elle n’est pas comme toutes ces métropoles franchisées, dotées des mêmes centres-villes, où l’on mange les mêmes choses et où l’on parle la même langue. Marseille reste foutraque, tordue, grandiose par moments et pathétique à d’autres. Mais jusqu’à quand ? » s’interroge-t-il en replaçant son casque sur sa tête.
Des habitants méprisés
On dégringole la colline (baptisée Pain de sucre) jusqu’à Bassens, « cité d’urgence » construite au début des années 1960 sur l’ancien bidonville des Treize-Coins. Le scooter arrêté, on continue à pied, en cheminant le long d’un entrelacs de rails et sous le parasol de béton d’une quatre voies qui crache, matin et soir, les acheteurs de stups. D’irascibles cris de coqs, cousins des oies du Capitole, font la nique à l’ancien maire Jean-Claude Gaudin, qui entendait priver de poules les Gitans de sa ville. L’arrêté est passé ; les poules sont restées. À l’issue du tunnel, une plaque commémore la mort de onze enfants, fauchés entre 1963 et 1976 en traversant les voies ferrées. Il a fallu treize années aux familles pour obtenir un mur de protection. C’est dire le mépris dévolu aux habitants de la cité, souvent rongés par le découragement, consommateurs de cannabis et de « bonbons » (antidépresseurs) comme beaucoup dans les quartiers Nord. Exposés, qui plus est, à l’air vicié de l’autororoute et de la départementale, qui causent plus qu’ailleurs des affections pulmonaires.
« Jusqu’en 2016, les ordures ménagères de Marseille étaient stockées dans des trains qui stationnaient ici, se souvient Philippe Pujol. Le citron de synthèse qu’on vaporisait pour masquer les odeurs ne faisait qu’aggraver les choses. » De l’autre côté des rails, le commissariat central du 15e arrondissement surveille le premier « drive de shit » de la ville, où une clientèle variée vient s’approvisionner dès 6 heures du matin, avant de se rendre au travail.
À quelques pas des barres d’immeubles, deux minots assis devant un cimetière de machines à laver filtrent les entrées. Ils nous saluent poliment et nous demandent de bien vouloir remonter nos tee-shirts. Pensent-ils voir dépasser une crosse de notre ceinture ? « Ils ne savent pas forcément ce qu’ils cherchent, me glisse Philippe Pujol, mais ils font leur boulot. » Plus loin, un grand ado aux longs cheveux bouclés prend stoïquement le soleil dans un fauteuil défoncé. Un bref échange suffit à le convaincre de la pureté de nos intentions 1.
Sens du collectif et dynamisme culturel
À l’entrée d’un local hébergeant une association de femmes, plusieurs s’affairent devant des bassines, préparant un repas pour des obsèques imminentes. Plus loin apparaissent les ruines d’une école maternelle, dont on s’étonne qu’elle soit restée dans l’état où l’a mis l’incendie qui l’a ravagée, voilà une vingtaine d’années. « Il a fallu treize ans pour édifier un mur. Comment vingt auraient-ils pu suffire à sa reconstruction ? » Seuls vestiges du passé scolaire de ce lieu dévasté : les couleurs vives de piliers entre lesquels, le 24 décembre 2011, trois jeunes d’une cité voisine ont été mis à genoux et exécutés d’une balle dans la tête.
La vie persiste néanmoins à Bassens, comme dans d’autres secteurs populaires de Marseille. Un certain sens du collectif, mais aussi un dynamisme culturel assuré par des acharnés. Notamment du côté de la butte Bellevue et du quartier de Saint-Mauront, le plus pauvre d’Europe, où Philippe Pujol a tourné Péril sur la ville en juillet 2019. Rue Félix-Pyat, une fresque de 40 mètres de haut, inaugurée l’an dernier, rend hommage à Tursunay Ziawudun, résistante ouïghoure persécutée par le régime chinois. À l’origine de cet immense portrait signé Mahn Kloix : l’association Méta 2, qui embarque des habitants du quartier dans des initiatives artistiques d’ampleur. « Plutôt qu’en leur proposant des navettes gratuites pour le Mucem, où ils ne vont pas, c’est en les associant chez eux aux projets du MauMa [Musée des arts urbains de Marseille, ndlr] ou des Têtes de l’art [association qui promeut la culture et l’éducation populaire, ndlr] que l’on fait avancer les choses. »
Pour le reste, le bâti continue de se dégrader à Saint-Mauront. Les marchands de sommeil sont toujours plus nombreux. Depuis la réalisation du film, la Ville a profité de la réfection des trottoirs pour bloquer les bouches d’incendie, que les habitants déclenchaient pour se rafraîchir sous de grandes gerbes d’eau. Émilia, l’institutrice que l’on voyait se battre pour le quartier, est devenue première adjointe des 2ᵉ et 3ᵉ arrondissements. Le père Vincent, qui veillait sur chacun, a quant à lui été muté dans une cité d’Aubagne.
Le petit Louis du documentaire a aujourd’hui 17 ans. Il apparaît en béquilles sur le pas de sa porte, un bandage à la jambe, le regard injecté de colère. Le 28 mai dernier, la balle perdue d’un tireur en trottinette électrique a brisé son genou. D’autres ont traversé le thorax d’un garçon de 20 ans, l’abattant à l’endroit où nous sommes arrêtés. Du film qui le met en valeur, le garçon ne retient qu’une scène, dans laquelle il s’emporte contre sa grand-mère. Peu importe l’amour qu’on y perçoit ; d’autres n’y voient qu’un manque de respect et le critiquent vertement sur les réseaux sociaux. La colère de Louis vient en partie de là ; car une réputation est bien souvent l’unique capital des habitants des quartiers pauvres, où l’entre-soi attise les tensions. Plus facile d’y entrer pour un étranger que d’en sortir, quand la vie vous y a jeté.
C’est tout le contraire aux Alpilles, dans le sud de la ville. On accède par la corniche Kennedy à ce ghetto de riches, ceint d’un mur plus élevé que celui de Bassens, et dont l’entrée est gardée jour et nuit par un agent de sécurité moins conciliant que les minots de la cité. À peine approche-t-on la barrière en faisant mine de vouloir entrer, il sort de sa guérite et nous demande de décamper. « Contactez le syndic », répond-il sans appel, comme nous insistons pour faire un tour dans ce quartier privatisé.
“Les riches sont à l’abri du mistral. Nombreux sont les élus et les notables à y avoir de la famille.”
Pour y jeter un œil, mieux vaut s’en éloigner. Se rendre par exemple sur la presqu’île de Malmousque. Les bâtiments de ces résidences fermées, qui ont pour noms les Alpilles, la Cadenelle ou les jardins de Thalassa, émergent alors de zones arborées. « De là-haut, la vue n’est pas forcément aussi belle que de certains quartiers populaires, mais les riches y sont à l’abri du mistral. Nombreux sont les élus et les notables à y avoir de la famille. On y trouve aussi des marchands de sommeil, des gens qui vivent de la misère et ont tout intérêt à ce qu’elle se maintienne. » Rien de commun avec ceux qui achètent des résidences secondaires dans le quartier du Roucas-Blanc. « On les dit parisiens parce qu’ils ne sont pas marseillais. Ils travaillent dans les assurances, l’immobilier ou la finance, et ne s’intéressent pas à Marseille, qu’ils quitteront comme une nuée de sauterelles après en avoir grassement profité. Je vois déjà les premiers tags apparaître, qui disent : “Les Parisiens, dehors !”. »
« Cet été, des heurts pourraient bien se produire entre ces “Parisiens” et certains Marseillais », prédit Philippe Pujol en nous menant sur la plage de Malmousque, grande dalle de béton où une jeunesse populaire s’adonne, en cette fin d’après-midi de juin, au farniente et à la tchatche sur fond de musique cadencée. « Il suffirait que les premiers s’adressent aux seconds avec cette politesse malpolie qui les caractérise ; les seconds répondraient avec cette vulgarité qui sidère l’adversaire et qu’il m’arrive moi-même de pratiquer. La mairie en est consciente et envisage des conciliations. » En attendant, le calme règne sur la dalle, à quelques brasses de l’île privée Degaby, où se donnent certains soirs de luxueuses réceptions.
1 Le jour même et le lendemain de notre passage, les policiers de l’Office antistupéfiants (OFAST) interpellaient neuf individus, dans le cadre d’une enquête menée depuis onze mois sur le drive de la cité Bassens. Ils saisissaient dans le même temps 20 kilos de résine de cannabis, dix-huit armes (dont sept kalachnikovs) et trois mille munitions dans une planque du centre-ville.