Jusqu’à la veille de l’invasion russe, le 24 février, les capitales européennes sont restées très méfiantes vis-à-vis des alertes lancées par Washington. Paris et Berlin, en particulier, ont voulu croire aux vertus de la politique de la main tendue. Récit d’une guerre impensable.
La scène se déroule dans le salon feutré d’une ambassade européenne, au cœur de la capitale ukrainienne, trois semaines avant le début de l’offensive russe. Dehors, les rues de Kiev sont tranquilles, les cafés ouverts et les magasins achalandés. Dans ce calme apparent, les habitants vivent au rythme des déclarations contradictoires. Alors que quelque 130 000 soldats russes sont massés aux frontières de l’Ukraine, le président Volodymyr Zelensky répète qu’il n’y a pas lieu de paniquer, cependant que les Etats-Unis s’alarment d’une invasion qu’ils jugent « imminente ». En ce 2 février, le diplomate européen a réuni une poignée de journalistes pour un « off », selon l’expression consacrée. Il souhaite faire le point sur la crise entre Kiev et Moscou, qui dénonce l’« hystérie » occidentale et dément toute intention belliqueuse.
Dans l’ambassade, un conseiller diplomatique évoque son coiffeur ukrainien, qui lui a coupé les cheveux la veille et balayait d’une boutade toute perspective de menaces. « Les gens ne sont pas inquiets », en conclut-il. Le diplomate, lui, avoue sa perplexité. « On entend bien qu’il y a des renforcements militaires, dit-il, mais il n’y a pas de nervosité particulière. On est surpris par le discours alarmiste des Anglo-Saxons. Nous sommes plutôt sur la ligne ukrainienne. »
L’évacuation des familles du personnel diplomatique américain, ordonnée par Washington, le 23 janvier, et imitée dès le lendemain par Londres, a été jugée « excessive » et « prématurée » par Kiev, mais aussi par une partie de l’Europe. L’insistance des Etats-Unis a même fini par alimenter la suspicion : Washington aurait-il son propre agenda dans cette crise ? « C’est la question qu’on se pose, reconnaît le diplomate. On a peur des prophéties autoréalisatrices qui pourraient précipiter l’Ukraine sur la mauvaise pente. » Pourtant, s’étonne-t-il, « les Américains ont l’air sincère ! Ils tiennent le même discours en public et en privé ». Une invasion russe doit-elle être envisagée sérieusement ? En ce début février, dans le camp occidental, personne – hormis les Britanniques, qui se sont tardivement inscrits dans le sillage américain – ne veut imaginer le scénario du pire. Cette guerre est impensable, impensée.
Trois semaines plus tard, les blindés russes franchissent les frontières de l’Ukraine sur trois fronts, tandis que de premiers missiles s’abattent sur des cibles militaires et civiles, y compris à Kiev. Les sombres prédictions de Washington sont bel est bien en train de se réaliser. Dans les chancelleries ouest-européennes, c’est l’incrédulité qui domine. Jusqu’au bout, leurs experts et diplomates ont écarté l’éventualité d’une offensive militaire russe d’envergure. Et voilà que le jeudi 24 février, avant l’aube, la guerre est de retour en Europe.
Comment comprendre ce déni de réalité ? Depuis l’automne 2021, Washington n’a pourtant pas ménagé sa peine pour convaincre ses alliés de l’imminence du danger. Lors du sommet du G20 à Rome, les 30 et 31 octobre, Joe Biden a partagé les conclusions alarmistes de ses services de renseignement au cours d’une réunion avec les autres « Quint » – France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie –, membres principaux de l’OTAN. Le 2 novembre, William Burns, le directeur de la CIA en personne, était dépêché à Moscou pour avertir le Kremlin que l’accumulation des troupes russes le long des frontières ukrainiennes était surveillée de très près à Washington. Parallèlement à ces menées diplomatiques, 2 600 missiles Javelin – cette arme antichar qui, depuis, a prouvé son efficacité contre les blindés russes – et plus de 600 missiles antiaériens Stinger ont été expédiés par les Etats-Unis à l’Ukraine, au cours de l’année 2021.
L’unité transatlantique, que l’administration Biden appelle de ses vœux, n’est pas à la hauteur des efforts déployés. Le Royaume-Uni, où des révélations sur les frasques de Boris Johnson et de son entourage alimentent la chronique du « Partygate », lui emboîte désormais le pas et envoie, à son tour, des missiles antichars aux autorités ukrainiennes. « Londres a conservé des services de sécurité très pointus sur la Russie, c’est un héritage de la guerre froide, analyse le Britannique Charles Grant, spécialiste de la Russie et directeur du Centre for European Reform (CER) de Londres. Ils sont restés très méfiants sur les intentions russes, notamment depuis la tentative d’empoisonnement de l’ex-agent Sergueï Skripal à Salisbury, en 2018. » Mais le manque de confiance qui s’est installé entre Européens et Britanniques, aggravé par le Brexit, entrave les perspectives de convergence quant à l’interprétation à donner à la crise.
A partir de janvier, Washington se livre à une intense campagne de médiatisation destinée à secouer ses partenaires européens, en déclassifiant des « informations » récoltées par ses services. « La Russie prépare le terrain pour fabriquer les prétextes d’une invasion, y compris par des activités de sabotage et des opérations de désinformation (…) dans l’est de l’Ukraine », déclare ainsi Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale, lors d’une conférence de presse organisée par la Maison Blanche, le 13 janvier. De telles manœuvres avaient déjà précédé l’annexion russe de la Crimée en 2014, rappelait M. Sullivan. Elles étaient de nouveau en cours.
Pour « rassurer » ses alliés, le Pentagone annonce, le 2 février, l’envoi de 3 000 hommes sur le front oriental de l’OTAN, en Pologne, en Allemagne et en Roumanie. Ceux-ci s’ajoutent aux 8 500 soldats placés en état d’alerte, en vue d’un possible déploiement sur le sol européen. Bucarest applaudit, Varsovie déclare sa « satisfaction ». Mais, à Paris comme à Berlin, si l’Ukraine est bien au cœur des préoccupations, la possibilité d’une guerre continue de paraître insensée. « Les Français et les Allemands étaient mal à l’aise avec cette nouvelle méthode consistant à rendre publique une partie des renseignements pour compliquer les prises de décision de Poutine », explique Peter Ricketts, ex-représentant du Royaume-Uni à l’OTAN et ambassadeur du Royaume-Uni en France entre 2012 et 2016. « Ce genre d’étalage des renseignements est très éloigné de notre culture stratégique », confirme une source française proche du dossier.
Diplomates, militaires et experts ouest-européens se persuadent encore que les pressions russes ont pour vocation d’imposer des négociations sur l’architecture sécuritaire de l’Europe. Vladimir Poutine réclame que l’OTAN renonce à tout élargissement futur, y compris l’adhésion de l’Ukraine, et que ses Etats membres à la date du 27 mai 1997 – soit avant l’élargissement de l’organisation vers l’Europe centrale, orientale et vers les pays baltes – s’engagent à ne pas disposer de forces sur d’autres territoires européens. Ces exigences, formulées le 17 décembre 2021, qui s’apparentent à un sabordage en règle de l’OTAN, sont bien sûr inacceptables, mais elles pourraient ouvrir un cycle diplomatique. Témoigner de bonne volonté et prendre en compte les inquiétudes russes, veut-on croire à Paris et Berlin, pourrait enrayer l’escalade.
D’autant qu’une guerre en Ukraine paraît alors bien trop coûteuse pour que Moscou puisse sérieusement y songer. « Entre Européens et Américains, il y a d’abord eu une divergence sur la capacité de la Russie à se lancer dans une invasion de grande ampleur, confie une source française proche du dossier. Nous avons fini par tomber d’accord sur ce point, mais pas sur l’interprétation de l’intention russe. Nous ne pouvions pas partager la certitude américaine – vraisemblablement fondée sur une source humaine à laquelle nous n’avions pas accès. Dès lors, nous ne pouvions qu’opérer un calcul des coûts et des avantages d’une invasion, qui nous paraissait défavorable à Moscou. »
Berlin et Paris mettent alors en garde Moscou contre toute « atteinte à l’intégrité territoriale » de l’Ukraine, et lancent la préparation, à Bruxelles, d’un paquet de sanctions « massives », qui se veulent dissuasives. Les deux capitales ont, par ailleurs, quelques raisons de relativiser l’alarmisme américain. Le chef de l’Etat ukrainien, Volodymyr Zelensky, leur répète que Moscou se livre à une guerre psychologique, avec des cyberattaques et des restrictions énergétiques bien réelles, mais qui ne laisse pas forcément augurer l’arrivée du rouleau compresseur russe. Et puis, il y avait eu un précédent, au printemps 2021. Après plusieurs mois sous haute tension, nourrie de sanctions américaines, de renvois mutuels de diplomates, d’accusations et de mouvement de troupes russes, Vladimir Poutine et Joe Biden s’étaient finalement rencontrés à Genève, le 16 juin, et avaient joué l’apaisement dans un serrement de mains. N’était-on pas en train d’assister, quelques mois plus tard, à une réédition d’un réajustement des relations russo-américaines, sur fond de surenchère verbale et médiatique ?
La communication américaine, avec son déballage de renseignements, a en outre réveillé le pénible souvenir des mois précédant l’invasion américaine de l’Irak, en mars 2003. Les fausses preuves, brandies par Washington, au sujet de la présence d’« armes de destruction massive » avaient alors servi de justification au renversement du régime de Saddam Hussein. Le corollaire de cette interminable guerre avait été, pour l’Europe, la confrontation, sur son territoire, avec l’hydre islamiste revigorée par les violences et les décisions erratiques de l’US Army. L’épisode a laissé des traces, au point de remettre en cause les informations du renseignement américain au sujet de l’Ukraine, dans une sorte de « réflexe pavlovien », selon l’expression d’une source proche du dossier. « Les Anglo-Saxons n’ont cessé de prouver leur incompétence, en Irak comme en Afghanistan. Dès lors, le manque de confiance des Européens à leur égard est compréhensible », résume le chercheur britannique Ben Judah, membre de l’Atlantic Council, un think tank basé à New York. En septembre 2021, l’Aukus, cette alliance entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis qui avait torpillé la vente de sous-marins français à Canberra, n’a pas non plus contribué à restaurer la confiance transatlantique.
Au-delà de ces divergences, un autre facteur du déni des Européens a sans doute été la conviction qu’un retour de la guerre sur leur continent était tout simplement irrationnel. « Personne n’avait plus d’illusions sur la nature du pouvoir de Poutine, estime Marie Dumoulin, directrice du programme Europe élargie au sein du Conseil européen des relations étrangères (ECFR). Mais ses propos sur l’Ukraine paraissaient tellement grotesques et décalés qu’ils ont été perçus comme une propagande à usage interne. » Les Européens ont-ils été victimes d’un esprit cartésien inadapté aux extravagances du maître du Kremlin ? « L’analyse en termes de coûts et de bénéfices fonctionne pour la plupart des pays, répond Mme Dumoulin. Il était difficile de considérer que la Russie échapperait à ces règles. Les institutions et les Etats membres de l’Union européenne, espace de prospérité et de paix, n’ont pas dans leurs logiciels l’idée qu’on puisse recourir à la guerre pour imposer sa politique. »
Or, et ce n’est pas nouveau, l’Ukraine n’est pas un objet de marchandage pour le président russe, ni une variable dans le calcul des risques politiques qu’il est prêt à prendre. Elle est le passage obligé d’une Russie en quête de réédification de sa dimension impériale. Ainsi que l’a écrit dans une tribune au New York Times Mikhaïl Zygar, journaliste russe et auteur des Hommes du Kremlin (Editions du Cherche-Midi, 2018) – un ouvrage consacré au cercle du président russe, où il a longtemps eu ses entrées –, « Vladimir Poutine a perdu tout intérêt pour le présent ». Seul l’intéresse un passé glorieux, que l’avenir doit lui permettre de restaurer, après des années d’humiliation. Quand les Européens s’accrochent à la diplomatie, Vladimir Poutine a décidé de passer à l’action. Il veut faire l’histoire, dont il a exposé sa vision dans un long article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », paru sur le site du Kremlin, le 12 juillet 2021.
Ce texte s’achève par l’affirmation « des liens du sang entre les deux pays » légitimant leur réunification : l’Ukraine n’est, selon son auteur, qu’une construction artificielle. Des arguments qu’il reprend, le 21 février, dans un discours prononcé à l’occasion de la reconnaissance officielle, par Moscou, de l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass – trois jours avant d’envahir l’Ukraine. Déjà engourdie par ses propres illusions, l’Europe, menée par la France et l’Allemagne, s’est retrouvée paralysée face à une Russie décrivant le camp occidental comme de plus en plus agressif à son égard.
« Les meilleurs connaisseurs de la Russie n’ont jamais pensé que Poutine irait jusqu’à faire la guerre », assure un vétéran de la diplomatie française. Ces erreurs d’anticipation tiennent beaucoup, selon lui, à la coexistence de deux analyses inconciliables au sein de l’Europe. D’un côté, des pays qui, le plus souvent, ont connu le joug soviétique, partisans d’une ligne dure. Ceux-là étaient persuadés que le président russe était « irrécupérable », « revanchard », obsédé par le contrôle de l’Ukraine, et déterminé à rebattre les cartes en Europe, depuis 2008. Cette année-là, la guerre éclair qu’il a menée en Géorgie n’a fait que confirmer ses intentions belliqueuses.
De l’autre, des Etats, surtout dans l’ouest du continent, étaient au contraire convaincus de la nécessité d’un dialogue. La France, l’Allemagne, mais aussi l’Italie, l’Espagne et l’Autriche ont observé au fil du temps une dérive du président russe, qu’il leur fallait ralentir : « Il s’agissait d’arriver à une forme de stabilité en créant des interdépendances entre voisins, et donc d’intégrer la Russie dans l’économie mondiale », poursuit le diplomate. Dès le mois de décembre 1989, dans la foulée de la chute du mur de Berlin, le président français François Mitterrand avait défendu, sans succès, l’idée d’une « Confédération européenne » de l’Atlantique à l’Oural, censée poursuivre l’intégration européenne, tout en recherchant une forme de cohabitation avec la Russie.
Une partie des élites ouest-européennes sont peu ou prou restées sur cette approche, jamais concrétisée, tandis que les dirigeants issus de l’ex-pacte de Varsovie l’ont refusée tout net. « Entre ces deux lignes, avons-nous été naïfs ? Ou pas assez forts pour convaincre l’ensemble des capitales européennes de faire une offre à la Russie ?, s’interroge ce diplomate. L’aveu d’échec du dialogue nous condamne-t-il à une guerre perpétuelle ? » L’élargissement de l’Union européenne, perçu à l’Ouest, et plus encore à l’Est, comme une double victoire sur le communisme et l’impérialisme soviétique, « n’a pas permis de prendre en compte la question russe », ajoute-t-il, tout en soulignant une « incapacité à gérer la fin de la guerre froide ».
Des membres d’une milice prorusse empêchent des soldats ukrainiens de rentrer sur l’aéroport militaire de Belbek, en Crimée, le 4 mars 2014.
Force est de constater, cependant, que les signaux d’alerte se sont multipliés, résonnant davantage à l’est qu’à l’ouest du continent. En août 2008, les troupes russes envahissent la Géorgie, de nouveau indépendante depuis la fin de l’URSS, en soutien de deux régions séparatistes, dont Tbilissi cherche à reprendre le contrôle. Rétrospectivement, nombre d’experts ont estimé que cette offensive était, en fait, la réponse au sommet de l’OTAN qui s’était tenu quelques mois plus tôt, en avril, à Bucarest. L’Alliance s’y était félicitée des « aspirations euroatlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie » et avait promis que « ces pays deviendraient membres de l’OTAN » – tout en se gardant de lancer formellement la moindre procédure d’adhésion, en raison des veto français et allemand. Si cette précaution visait à ne pas braquer Moscou, le Kremlin ne l’a visiblement pas entendu de cette oreille. Depuis, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud sont occupées par la Russie.
Trois ans plus tard, alors que les rives arabes de la Méditerranée s’enflamment en un cycle monstrueux de manifestations prodémocratiques réprimées dans le sang par leurs despotes respectifs, et que chaque tentative de résolution onusienne se voit systématiquement bloquée par le veto russe au Conseil de sécurité, Moscou installe des bases militaires dans les ports syriens de Tartous et Lattaquié, à quelques milles marins de Chypre. Les renseignements, notamment libanais, s’en inquiètent auprès de leurs homologues occidentaux, sans déclencher d’autre réaction qu’un ménagement manifeste du « partenaire russe », à qui sera confié, en 2013, le soin de « nettoyer » la Syrie de ses armes chimiques – plutôt que d’intervenir, ainsi que l’avaient promis le président Barack Obama et ses alliés européens. L’opposition syrienne dénonce une tartufferie ; elle sera massacrée par les bombardiers russes de nouvelle génération qui s’inviteront impunément, deux ans plus tard, en soutien au régime de Damas.
En 2014, après la révolution de Maïdan, fatale au gouvernement prorusse en Ukraine, le Kremlin annexe unilatéralement la Crimée et continue de pousser ses pions, et ses mercenaires, dans deux républiques du Donbass. Encore une fois, les Occidentaux sont pris par surprise. Ils répliquent par différents trains de sanctions, renforcées après que les séparatistes prorusses ont abattu avec des armes livrées par Moscou, le 17 juillet 2014, le vol de la Malaysia Airlines MH17 qui survolait leur zone, tuant la totalité de ses 283 passagers et de ses 15 membres d’équipage.
« Géorgie, Crimée, Donbass, Syrie, la guerre est consubstantielle au pouvoir de Vladimir Poutine, analyse Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Les Européens ont préféré voir la Russie comme un marché émergent, alors que les milieux stratégiques indiquaient qu’il s’agissait plutôt d’une puissance réémergente. » Pourtant, les Européens ne coupent pas les ponts avec le président russe. Ce dernier, il est vrai, donne quelques gages de bonne volonté en acceptant de signer, en position de force face à l’Ukraine, les accords de Minsk, le 12 février 2015, en vue d’un cessez-le-feu et d’une paix négociée. En réalité, les armes ne se sont jamais tues sur cette ligne de front vite oubliée, en dépit des efforts, jamais récompensés, de deux pays médiateurs : la France et l’Allemagne. L’une et l’autre n’ont jamais renoncé à maintenir le contact.
En Allemagne, le souvenir de l’Ostpolitik des années 1970 – cette politique de la main tendue vers l’Est, mise en œuvre par le chancelier social-démocrate Willy Brandt (1969-1974) – continue de servir de cadre de référence. Contrairement, notamment, aux Américains, qui considèrent que la guerre froide a été gagnée grâce à la supériorité militaire et économique du bloc occidental, les Allemands estiment que c’est avant tout grâce au dialogue et à la diplomatie que la réunification de leur pays et la disparition de l’URSS ont non seulement été possibles, mais qu’elles se sont déroulées de façon pacifique.
Au cœur de cette nouvelle Ostpolitik figure un principe, résumé en une formule : « Wandel durch Handel » (« le changement par le commerce »). Autrement dit, l’idée selon laquelle l’intensification des échanges avec la Russie – mais aussi avec la Chine – conduira forcément à son intégration dans le nouvel ordre international. Si cette politique a culminé sous le gouvernement du social-démocrate Gerhard Schröder qui, trois semaines seulement après son départ de la chancellerie, à l’automne 2005, a rejoint le conseil de surveillance du géant gazier russe Gazprom, elle n’a pas été remise en cause par Angela Merkel. Au risque d’une forme de naïveté ou d’aveuglement ?
« A posteriori, ce sont les mots qui viennent à l’esprit, mais je pense qu’il ne faut pas tomber dans l’illusion rétrospective. De tous les dirigeants occidentaux, Merkel, à la fois parce qu’elle parle russe et qu’elle a grandi derrière le rideau de fer, est sans doute celle qui comprenait le mieux Vladimir Poutine, analyse Sophia Besch, chercheuse au Centre for European Reform et basée à Berlin. Cela ne l’a pas rendue pour autant particulièrement conciliante : après l’annexion de la Crimée, en 2014, elle a joué un rôle actif pour imposer des sanctions déjà assez dures à la Russie. Mais elle est restée convaincue qu’il ne peut y avoir de paix et de stabilité en Europe sans la Russie. » Le principal reproche que l’on peut adresser à Angela Merkel, selon la chercheuse, n’est pas tant son manque de lucidité sur les intentions de Vladimir Poutine que le fait d’avoir rendu l’Allemagne plus dépendante de la Russie sur le plan énergétique. « S’il y a eu un déni allemand, précise-t-elle, c’est moins sur la nature de la politique de Poutine que sur les conséquences de cette dépendance économique envers Moscou. Pour le Kremlin, c’est un moyen de pression considérable dont les Allemands ne se rendent vraiment compte qu’aujourd’hui. »
En France, l’idée qu’il serait possible de dialoguer et de trouver un terrain d’entente avec la Russie connaît un regain de jeunesse avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, en 2017. Dans un contexte de détérioration de la relation transatlantique, qui vacille sous les coups de boutoir de Donald Trump, nouveau locataire de la Maison Blanche, le Français affiche sa volonté de renforcer la souveraineté de l’Europe et de repenser le cadre de sa sécurité. A cette fin, il espère dialoguer de manière rationnelle avec Vladimir Poutine, quitte à froisser ses partenaires au sein de l’Union, qui mettront en cause une démarche trop peu concertée et solitaire. Ce dialogue est censé convaincre M. Poutine de mettre un terme à ses tentatives de « déstabilisation » des démocraties européennes. Le raisonnement est le suivant : si la Russie agit de la sorte, c’est qu’elle se sent menacée par ses voisins occidentaux. M. Macron va donc s’employer à rassurer Vladimir Poutine.
Cette nouvelle relation devra nécessairement prendre un tour personnel. Le 18 août 2019, le chef de l’Etat français invite ainsi son homologue russe dans la villégiature présidentielle du fort de Brégançon. Quelques jours plus tard, lors de la conférence des ambassadeurs, il pousse les diplomates à repenser la relation franco-russe et tente de raviver le conseil de coopération bilatérale avec la Russie, suspendu depuis l’annexion de la Crimée. C’est alors qu’il s’en prend à « l’Etat profond », constitué, selon lui, au sein du ministère des affaires étrangères, par les diplomates les plus agacés par sa main tendue à Moscou et qui hésitent avant de faire bouger les lignes. Un mois plus tard, alors que les relations entre la France et la Turquie, membre de l’OTAN depuis 1952, sont au plus bas, il déclare l’OTAN en état de « mort cérébrale », suscitant l’indignation de certains alliés européens. « A cette période, Emmanuel Macron a la conviction, par ailleurs fondée, que l’architecture de sécurité européenne est en train de s’effondrer, analyse Célia Belin, chercheuse invitée à la Brookings Institution, à Washington. Il estime qu’il faudra la reconstruire en dialoguant avec Moscou, et sans trop se reposer sur Washington. »
« Les capitales occidentales ont été accaparées par la lutte contre l’Etat islamique et un intérêt accru pour les questions liées à l’Indo-Pacifique, se souvient un haut fonctionnaire français. La qualité des rapports sur l’Ukraine a baissé et, pendant que nous avions le dos tourné, Poutine a pris ses aises. » Outre les perpétuelles violations du cessez-le-feu dans le Donbass, des passeports russes ont été distribués aux séparatistes prorusses. Un pont a été édifié sur le détroit de Kertch, en 2018, pour relier la Crimée annexée au territoire russe ; des marins ukrainiens ont été capturés par la Russie dans les eaux territoriales de Kiev… « On a assez vite oublié la Crimée, en se disant qu’au fond, c’était bien une terre russe. La logique est la même qu’avec un enfant turbulent : il faut sévir à la première incartade, sans quoi on s’expose à de grands périls », relève cette même source.
Depuis quelque temps déjà, les signes d’hostilité russes se multiplient en Allemagne. La cyberattaque massive visant le Bundestag, en 2015, est suivie d’autres agressions de même acabit, dont les services allemands ont accusé explicitement la Russie. L’assassinat dans un parc de Berlin, le 23 août 2019, d’un ressortissant géorgien d’origine tchétchène conduit, deux ans plus tard, à la condamnation d’un membre des services de sécurité russes à la réclusion à perpétuité par la justice allemande. Pourtant, tandis que le dernier mandat de la chancelière Merkel touche à sa fin, l’attitude française face à la Russie suscite un certain écho. Un courant d’opinion – qui emprunte à la fois à la tradition du Parti social-démocrate (SPD), aux idées pacifistes et aux prises de position de milieux d’affaires – critique une République fédérale par trop atlantiste et demande une « nouvelle Ostpolitik ».
L’arrivée du chancelier Olaf Scholz, en décembre 2021, se traduit d’abord par une sorte de brouillage de la politique allemande envers la Russie. En bon social-démocrate marqué par le souvenir de Willy Brandt et de Gerhard Schröder, dont il fut le secrétaire général à la tête du SPD de 2002 à 2004, M. Scholz a d’abord misé sur le dialogue plutôt que sur la fermeté. Alors que les menaces russes s’amplifient autour de l’Ukraine, il refuse d’abord d’envisager la suspension du gazoduc Nord Stream 2 – « un projet du secteur privé », justifie-t-il, le 15 décembre, en marge de son premier conseil européen, à Bruxelles –, en droite ligne de ce qu’avait toujours affirmé Angela Merkel.
Au sein de la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin, la politique de la main tendue à Moscou que défendent les sociaux-démocrates est vite contrebalancée par celle que prônent les deux autres composantes de la majorité, les écologistes et les libéraux (FDP). « Sur la scène politique allemande, les Verts et le FDP sont les deux familles politiques qui ont été les plus critiques, ces dernières années, de la politique de Poutine, explique Sophia Besch. Ce sont eux qui ont été le plus attentifs aux violations des droits de l’homme et à la répression visant la société civile russe. De ce point de vue, leur arrivée au gouvernement a très certainement pesé dans le fait que, au fil des semaines, Olaf Scholz a de plus en plus durci le ton à l’égard de la Russie. » Notamment en annonçant la suspension de la procédure de certification de Nord Stream 2, le 22 février. Deux jours avant le début de la guerre.
Malgré les déconvenues incessantes qui ont émaillé les relations entre les capitales européennes et Moscou, c’est encore et toujours en maintenant le dialogue qu’Emmanuel Macron décide de faire face à Vladimir Poutine, en ce début de mois de février. Alors que Wahington parle déjà d’une invasion imminente de l’Ukraine et d’une possible poussée de l’armée russe vers Kiev, Paris continue de penser que les griefs de Moscou dépassent le terrain ukrainien. « L’objectif géopolitique de la Russie aujourd’hui n’est clairement pas l’Ukraine, mais de clarifier les règles de cohabitation avec l’OTAN et l’UE », déclare M. Macron, le 5 février, dans Le Journal du dimanche.
Le 6, Joe Biden appelle le président français. Le 7, ce dernier est à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine. La discussion dure plus de cinq heures, durant lesquelles le maître du Kremlin apparaît « déterminé, assez sûr de lui, et avançant avec sa logique », dira plus tard M. Macron. Dans son entourage, on reconnaît le tournant autoritaire et idéologique pris par M. Poutine et l’atmosphère de paranoïa sanitaire dans laquelle s’est déroulée la réunion. Pourtant, le président français s’obstine. Il n’y aura pas, selon lui « de sécurité pour l’Europe s’il n’y a pas de sécurité pour la Russie ». Cette dernière main tendue reste accrochée dans le vide. Alors que, selon M. Macron, le président russe aurait garanti que la situation autour de l’Ukraine ne connaîtrait « ni dégradation ni escalade », le Kremlin réfute aussitôt que de tels propos aient été tenus.
Dans l’avion qui le conduit de Moscou à Kiev, où il s’apprête alors à jouer les émissaires auprès de son homologue ukrainien, le chef de l’Etat français se targue d’avoir obtenu d’autres « garanties » concernant les régions séparatistes du Donbass, qui ne devraient pas être reconnues par Moscou, et sur la Biélorussie : « [M. Poutine] m’a dit qu’il ne voulait pas rester en Biélorussie, y construire des bases et y déployer des armements nucléaires ». « Il ne faut pas céder au fatalisme, conclut-il. Réengager ce dialogue pendant plusieurs heures, c’est déjà créer les conditions d’une forme de stabilité. » Les jours suivants allaient démontrer que les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Alors que le président français pense avoir obtenu la tenue d’un sommet entre Joe Biden et Vladimir Poutine, à la condition expresse que celui-ci n’envahisse pas l’Ukraine, le Kremlin a aussitôt démenti, jugeant une telle rencontre prématurée. Le 21 février, Moscou reconnaissait officiellement l’indépendance des « républiques » de Louhansk et Donetsk. Il en avait informé Emmanuel Macron une heure auparavant. Le mythe d’un dialogue avec Moscou, maintenu en vie pendant plus de deux décennies et tenu à bout de bras jusqu’aux dernières heures précédant l’entrée des chars russe en Ukraine, a fini par s’effondrer.