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Michel Goya, au mili maître
Avec sa double casquette de colonel et d’historien, l’expert cathodique au parcours atypique analyse en direct l’impensable guerre en Ukraine.
par Guillaume Gendron
il y a 15 min
Du virus aux chars russes. Sur les plateaux des chaînes d’info, les épidémiologistes ont laissé place aux maîtres de guerre. En quelques jours, le colonel retraité Michel Goya, barbe soigneusement taillée, ancre de marine au revers, est devenu un familier du téléspectateur horrifié, avec ses analyses au cordeau comme remède au flip nucléaire. Le gradé ne sort pas de nulle part : les fana-mili hyperconnectés compulsent depuis une décennie la Voie de l’épée, le blog de leur «Pépère», comme Goya s’autodésigne sur Twitter. Le stratège y publie de longues autopsies de batailles, des «retex» dans le jargon militaire, de la boucherie de 1914-1918 à l’enlisement français au Sahel. Mais aussi, c’est son côté geek, des considérations érudites sur l’infanterie des Marcheurs blancs dans Game of Thrones et le jihad des Fremen dans Dune.
Le quasi-sexagénaire reçoit dans le salon de son appartement d’Asnières-sur-Seine. Dans la bibliothèque, quelques volumes de Manchette, Ellroy et Pamuk dans une mer de couvertures kaki. Plus de sucre pour le café, un SMS de sollicitation toutes les vingt minutes. Dès 16 heures, il quittera la banlieue parisienne pour se rendre juste en face du ministère de la Défense, dans les locaux de BFM TV, où il tient le crachoir jusqu’à minuit passé tous les soirs. La chaîne vient d’en faire son consultant officiel, le temps de la guerre.
Comme la plupart des experts, il s’est planté «au moins deux fois» sur le conflit (lui, au moins, l’a reconnu). D’abord sur les intentions de Poutine («cette opération semblait parfaitement stupide»), puis sur la victoire éclair des Russes. Il a songé au scénario Tempête rouge, ce roman de la guerre froide qui imaginait l’Allemagne de l’Ouest tomber sous le coup de la sidération. Désormais, il perçoit en Ukraine les signes d’une guerre interminable, avec siège et guérilla. «Ça peut tourner en nouvel Afghanistan pour les Russes : Kyiv, c’est 800 km², presque trois fois Grozny.»
C’est ce genre d’observation ramassée qui fait mouche avec Goya, capable de repérer dans l’océan de données en open source l’indicateur clé – une banque de sang mobile, signe de l’intensification des combats, un pneumatique inadapté à la boue hivernale – et d’extrapoler. «Là où le profane voit des taches, Galilée voit des lunes sur Jupiter…» Le gradé aime les concepts. L’invasion russe ? Peut-être un «cygne noir», qui change «l’espace stratégique global, où toutes les inconnues étaient connues» en un «Extremistan» imprévisible. «Même si on sentait venir ce retour des confrontations à haute intensité.» La bombe nucléaire ? «La reine sur l’échiquier : même sans bouger, elle influence tout le jeu.»
La «poliorcétique», l’art du siège, il en a fait l’expérience charnelle à Sarajevo, en 1993. «Moins de 200 obus dans la journée, c’était “journée calme” dans le rapport.» Chef de section dans l’infanterie de marine, les fameux «marsouins», c’est sa première grosse opération. Dès la descente de l’avion, un de ses hommes est transpercé d’une balle dans la gorge. Mission aussi absurde que dangereuse, la faute à une armée française qui renâcle trop souvent selon lui à nommer l’ennemi et fixer des objectifs. «La plupart du temps, on bataillait contre des mafieux bosniaques. Un siège dans le siège, à se demander si on ne tenait pas les positions des Serbes…»
Michel Goya ne vient pas d’une de ces familles à particule qui forment le gotha galonné. Il a grandi dans une petite ferme du Béarn, fils d’un cycliste espagnol mort le mois suivant sa naissance lors d’une chute. Sa mère, ouvrière textile, puis «dame de la cantine» de l’école du village, est deux fois veuve à 40 ans. Elle l’élève avec ses trois sœurs, dont deux d’une précédente union tragique. Des bienfaiteurs anonymes, fans éplorés de son père, gloire locale, lui envoient des piles de BD. Les super-héros comblent sa solitude. Très tôt, il décide qu’il sera militaire. Après une prépa lettres, il échoue aux portes de Saint-Cyr. «Le capital culturel, je l’avais pas. Ça a conditionné le reste de ma carrière.»
Il s’engage dans l’infanterie, passe les concours d’officier en interne. Outre Sarajevo, il sera déployé au Rwanda, en République centrafricaine, en Guyane, en Nouvelle-Calédonie. Il échappe à la vie en caserne en s’asseyant sur les bancs de la Sorbonne à 40 ans passés. «Dans l’armée, personne ne fait ça !» Débute alors sa deuxième carrière, celle d’«intello parisien». Au centre de doctrine, il pond des notes à la chaîne sur le Moyen-Orient, obtient un doctorat d’histoire, dont il tirera un livre référence sur la guerre des tranchées (la Chair et l’Acier). Sous Sarkozy, il est pendant deux ans «la boîte à idées» du chef d’état-major Georgelin. Affecté à la recherche stratégique, il voit son poste supprimé : la Grande Muette doit se serrer la ceinture. Quitte à se priver de ses cerveaux, surtout les plus iconoclastes, lui dit «individualistes». «Il était brillant mais pas bon élève, avec un caractère difficile, loin de l’officier catho qui lit Valeurs actuelles, résume le spécialiste défense Jean-Dominique Merchet. Et l’armée veut de bons élèves. Ils lui ont refusé le grade de général à son départ. Un scandale, qui montre la petitesse de ce milieu. Aujourd’hui, de tous les anciens gradés à la télé, c’est le meilleur.»
Michel Goya quitte l’armée en 2014, avec une pension de 4 500 euros brut. Marié à une cadre dans la grande distribution, aucun de ses trois enfants, trentenaires, ne l’a suivi sous les drapeaux. Lui se consacre à l’écriture, le trip-hop de Massive Attack dans les oreilles. Son dernier opus, le Temps des guépards, retrace les interventions extérieures de la France depuis 1961, «guerre mondiale» d’une armée «grenouille qui n’arrive plus à redevenir bœuf». Il y distille quelques suggestions dérangeantes : le besoin pour notre pays d’avoir des mercenaires à sa solde, façon Wagner ou Blackwater, «soldats fantômes» pour «agir sans agir». Et critique le poids du complexe militaro-industriel, trop gourmand, alors que la guerre du futur a des airs de Mad Max, entre drones low-cost et tanks «rétrofités». «C’est son côté “infanterie coloniale” [l’ancien nom des marsouins], résume un expert. Au Mali, il était à ça de proposer qu’on réinstaure les tirailleurs sénégalais !» Michel Goya a d’ailleurs servi de conseiller sur le prochain film d’Omar Sy, consacré à ces soldats africains de la France.
Politiquement «dans le flou», il se dit atterré par la «nullité du personnel». Républicain et gaulliste avant tout, il n’a que peu goûté la tribune des généraux simili-putschistes. En 2015, il n’a pas hésité à venir dérouler ses analyses lors d’un colloque insoumis.
Bouddhiste («vivre, c’est souffrir : ça me va»), l’Iliade en livre de chevet, il n’en garde pas moins la nostalgie du combat. «C’est pas facilement avouable, mais le moment où l’amygdale vous transforme en surhomme, c’est grisant. Quand on me tirait dessus, je savais quoi faire, c’était très agréable.» Face à Poutine, on aimerait en dire autant.
19 avril 1962 Naissance à Montaut (Pyrénées-Atlantiques).
1983-2014 Carrière militaire.
2022 Le Temps des guépards (Tallandier).