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Défense européenne : les Etats-Unis peuvent-ils clouer les avions militaires au sol ?
L’omniprésence du matériel américain dans l’équipement des armées du Vieux Continent, notamment dans le domaine aérien et le renseignement, rendrait les missions de combat très compliquées, voire impossibles, si Washington décidait de s’y opposer activement.
par Laurence Defranoux
publié aujourd'hui à 10h31
Les enjeux de souveraineté sont parfois très terre à terre. «Si les Etats-Unis attaquaient le Groenland, aucun pays européen ne pourrait faire décoller ses F-35 pour le défendre, car ils ont un système de blocage si le plan de vol ne convient pas au Pentagone», assurait il y a quelques jours Christophe Gomart, député français au Parlement européen et ancien directeur du renseignement militaire français, dans un entretien avec des journalistes de défense. «Dans le film Lord of War, la règle numéro 1 du marchand d’armes c’est de ne pas se faire tirer dessus par ses propres armes», rappelle un spécialiste du secteur. Les pays producteurs limitent donc les exportations d’armement à leurs alliés.
L’histoire ayant prouvé que les alliances ne sont pas éternelles, les industriels peuvent vouloir s’assurer que l’avion ou le missile bourré d’électronique numérique fourni à leur armée nationale gardera l’avantage en cas de duel avec sa version vendue à l’export. En limitant sa vitesse ou sa portée, voire en y dissimulant un programme ultraconfidentiel pour l’empêcher de nuire aux intérêts nationaux. «Je n’ai pas connaissance d’un moyen physique d’empêcher un avion de décoller. Mais si les Américains vous disent “on ne veut pas que vous y alliez” , et que vous y allez quand même, vous perdez instantanément les clés de cryptage et l’approvisionnement en pièces de rechange. En quelques jours, votre flotte est clouée au sol, ce qui hypothèque la défense de votre propre territoire, explique un ancien pilote. C’est pour cela qu’après que les Etats-Unis leur ont interdit d’aller mener des frappes en Libye, en 2014, les Egyptiens ont décidé de remplacer leurs F-16 par des Rafale.»
«Vous achetez américain en espérant qu’en contrepartie ils vous protègent»
Selon un rapport de l’Institut international d’études stratégiques britannique, sur les 170 milliards d’euros d’achat d’armement effectués par les pays européens entre février 2022 et septembre 2024, 52% ont été dépensés auprès de constructeurs locaux, 14% pour acheter du matériel brésilien, israélien et sud-coréen, et 34% pour acquérir des systèmes américains. Au premier rang desquels le F-35 Lightning II, «en passe de devenir l’avion de combat avancé dominant au sein des forces européennes de l’Otan d’ici les années 2030», note le rapport. La France est un des seuls pays d’Europe à ne pas avoir cédé à l’attrait du F-35. La Finlande, la Roumanie, la République tchèque ou encore la Suisse en commandent par dizaines, ce qui les engage sur plusieurs décennies de contrats de maintenance avec l’industrie outre-Atlantique. «Certes, le F-35 a une certaine furtivité. Mais la raison est, surtout, que si vous voulez travailler avec les Etats-Unis, vous devez acheter américain, en espérant qu’en contrepartie ils vous protègent», estimait l’an dernier Eric Trappier, patron de Dassault Aviation, constructeur du Rafale.
Autant dire que la volte-face du gouvernement américain qui a décidé de dealer en direct avec la Russie aux dépens de ses alliés historiques commence à inquiéter les états-majors. Certes l’Eurofighter Typhoon, le concurrent du Rafale développé par l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne, vendu, entre autres, à l’Autriche, est européen mais «quasiment toutes les armes qui sont dessous sont américaines, c’est pour cela que les Italiens n’ont pas pu pendant longtemps faire de tirs d’exercice avec des missiles Amraam car les Américains ne les y avaient pas autorisés, précise un expert français de la puissance aérospatiale qui préfère rester anonyme. Les Jas 39 Gripen suédois ont des moteurs et des missiles américains sous les ailes et dépendent à 80% de composants américains. En réalité, il y a très peu de cas opérationnels dans lesquels aucun matériel sous contrôle américain n’intervient. Notre marine est globalement souveraine, de la coque à l’armement en passant par l’électronique. Mais les missions du Rafale seront plus compliquées s’il doit travailler sans son Awacs ou son Hawkeye», les avions radars d’où sont commandées les opérations aériennes.
Le renseignement européen est également extrêmement dépendant des capacités américaines, ainsi que la défense antiaérienne, les missiles offensifs, le spatial militaire, le cyberespace et les communications sécurisées. Et surtout, avions et bateaux se synchronisent sur le GPS américain. Si les Etats-Unis décidaient de le couper, il n’y aurait pas d’alternative. Le système Galileo européen de positionnement par satellite n’est pas complètement opérationnel, tout comme son canal militaire crypté. Et en France, seules les forces aériennes et sous-marines qui assurent la dissuasion nucléaire sont encore entraînées à travailler sans GPS.
Pièces de F-14 volées sur les ronds-points
Même la dissuasion nucléaire européenne n’est pas complètement indépendante. Les quatre pays de l’UE qui hébergent sur leur sol des bombes nucléaires tactiques américaines au nom de l’Otan – Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas – ont choisi des F-35, au grand agacement de Paris. «Techniquement, il serait possible de monter une bombe sous un Rafale, mais politiquement, cela impliquerait de partager la technologie avec la France. Si vous voulez jouer un rôle dans le nucléaire américain, vous devez acheter américain», précise Sven Biscop, professeur à l’université de Gand et chercheur à l’Institut Royal Egmont, en Belgique, qui alerte depuis longtemps sur la nécessité de compléter les capacités européennes. Rien ne permet non plus d’assurer à 100% que les missiles mer-sol balistiques stratégiques Trident fabriqués par l’américain Lockheed Martin qui équipent les sous-marins lanceurs d’engins britanniques ne pourraient pas être neutralisés par Washington. Seule la France a un système de dissuasion à peu près souverain. «Le modèle français est compliqué à soutenir, il coûte très cher en recherche et développement, nous n’avons pas beaucoup de missiles ni d’avions, rappelle l’expert en aérospatial. Si nous devions aller au combat en nous passant de tout ce qui est américain, il y aurait une dégradation globale de la performance du système militaire, mais nous pourrions encore faire des choses.»
Que se passerait-il en cas d’opération militaire européenne en Ukraine qui ne serait pas soutenue par les Etats-Unis ? C’est une question de curseur, explique l’expert français cité plus haut : «S’ils résistaient activement, de fait, les Européens auraient du mal à y aller. Se contenteraient-ils de les laisser faire sans intervenir ? Il existe une gradation de moyens de coercition, ce n’est pas tout ou rien, on peut faire plus subtil. Comme attaquer le système de maintenance, pour empêcher les mécaniciens de travailler. Ou interrompre le flux de pièces détachées.» En 1979, la république islamique d’Iran qui avait hérité de l’armée de l’air du Shah s’est retrouvée frappée par des sanctions américaines. Le pays réussit quand même à continuer à faire voler une flotte réduite de F-14 en bricolant – des pièces sont encore volées sur les antiques Tomcats exposés sur les ronds-points ou à l’entrée des bases américaines. «Si les Etats-Unis nous demandent de garantir la sécurité de l’Ukraine, ils ne peuvent pas nous empêcher d’utiliser leur équipement, estime Sven Biscop. Quant au Groenland, si Donald Trump décidait de le prendre par la force, on ne pourrait pas l’empêcher de le faire. Ce serait la politique du fait accompli.»
Mis à jour à 19h10 avec une précision sur le système Galileo.