Information
« Poutine veut la guerre permanente », estime Marie Mendras
Pour la chercheuse, après le « plébiscite fabriqué » de sa réélection et l'assassinat d'Alexeï Navalny, le dirigeant russe n'a pas d'autre tactique envisageable que de continuer la guerre d'usure le plus longtemps possible, car son pouvoir personnel est lié à la guerre.
Par Yves Bourdillon, Christine Kerdellant
Publié le 22 mars 2024 à 07:24Mis à jour le 22 mars 2024 à 07:28
Les élections en Russie du 15 au 17 mars ont offert à Poutine, au pouvoir depuis près d'un quart de siècle, un nouveau mandat de 6 ans. Pourquoi l'opinion publique lui est-elle toujours si favorable ?
Tout d'abord, il ne s'agit pas d'élections mais d'un plébiscite fabriqué. Tous les citoyens qui sont rémunérés par l'Etat doivent faire une photo de leur bulletin avant de le mettre dans l'urne ! Un tiers des votes sont électroniques, donc faciles à contrôler. Et surtout, dans tous les territoires occupés par des troupes russes - Géorgie, Transnistrie, Donbass, etc. - , on fait voter des gens qui ne sont pas Russes, ce qui rend les résultats illégaux. Cet exercice est un acte de violence politique, pour reprendre la terminologie de Pierre Hassner.
Quant à « l'opinion publique » dont vous parlez… dans une dictature, il n'y a pas d'opinion publique. A la télévision officielle - il n'y en a pas d'autre - se succèdent des scènes de violence, des mensonges, on voit même des exactions soi-disant commises par des soldats ukrainiens, en réalité commises par des soldats russes ! Les citoyens sont désinformés, sidérés par la barbarie, la haine. Il n'y a jamais rien d'apaisant. Et si vous prononcez le mot guerre, vous risquez sept ans de prison…
On a pourtant vu des gens assister à l'inhumation d'Alexeï Navalny.
Pour moi, il y a trois Russies : d'abord, la Russie otage du régime, soumise, qui n'a plus la capacité de réfléchir. Puis la Russie de résistance, terme que je préfère à celui « d'opposition » : les gens qui se sont rendus aux obsèques de Navalny, ceux qui ont créé des mémoriaux dans tout le pays, et les millions d'internautes qui se sont exprimés font partie d'une résistance active. On a pu mesurer la progression de cette résistance au nombre de personnes qui se sont dotées d'un VPN : il a doublé en un an ! Enfin, il y a la Russie attentiste, « on the fence » diraient les Anglo-saxons, qui ne se détermine pas. Mais elle pourrait commencer prochainement à bouger, car les inégalités dans le pays deviennent gigantesques.
Dans ce contexte, que peut changer la mort de Navalny ?
Vous voulez dire son élimination ? Il y avait des pancartes très parlantes lors de son inhumation qui disaient : « Pas mort mais tué ». On sait que la volonté de l'éliminer remonte à très longtemps. L'équipe de chimistes du KGB le suivait depuis 2016. Depuis 2018, avec la création de son mouvement pour des élections honnêtes, il avait acquis une popularité inouïe sur Internet : sa vidéo sur la corruption de Medvedev a fait 10 millions de clics ! Poutine a fait une énorme erreur en le tuant, s'il voulait regagner de la popularité ou du soutien. Mais il ne cherche ni l'un ni l'autre. C'était juste de la haine.
En tant que dictateur, Poutine aurait, selon vous, une « préférence pour le conflit ». Il accroît son pouvoir grâce à la « guerre permanente ». Que voulez-vous dire ?
Dans nos sociétés européennes, la notion de guerre ne peut être dissociée de celle de paix. La paix qui permet de préparer la guerre (« si vis pacem para bellum ») mais aussi la paix comme objectif à atteindre pour imposer sa volonté. Sauf que c'est précisément ce retour à l'état de paix qui manque dans la politique guerrière du Kremlin. Ce qu'il est essentiel de comprendre, c'est que Poutine fait la guerre sans avoir de but de guerre. Sans objectif final à atteindre. C'est ce qui rend ce conflit absurde et explique que tant, dont moi-même, aient été surpris le 24 février 2022. Pour lui, il n'y aura pas d'après-guerre en Ukraine, quand bien même il prendrait le dessus militairement : comment pourrait-il gouverner une population martyrisée dans un pays dont il ordonné la destruction ?
Sa seule tactique envisageable est de continuer la guerre d'usure le plus longtemps possible, car son pouvoir personnel est lié à la guerre, irrémédiablement. La paix est dangereuse, pour un régime dictatorial. La guerre ne devra pas être formellement conclue par une défaite ou une victoire. Regardez les quatre guerres précédentes qu'il a menées, en Tchétchénie, Géorgie, Crimée (Ukraine) ou Syrie - des guerres menées alors qu'aucun soldat ennemi ne menaçait le territoire russe, le plus grand de la planète, défendu par 6.000 ogives nucléaires. A chaque fois, il a imposé une « pax russica » : une consolidation directe ou indirecte, insupportable pour les populations et leurs gouvernements. Il lui faut « empêcher », « figer » plutôt que soumettre, car soumettre une nation serait beaucoup trop compliqué.
Ce ne sont pas des guerres de conquêtes ?
Non, ce ne sont pas des guerres « impérialistes ». Il veut simplement laisser ces Etats en état de faible souveraineté pour qu'ils ne puissent jamais avoir une politique indépendante, ni rejoindre l'Union européenne… Les populations de ces territoires confisqués sont coupées de la communauté internationale et du droit. Par définition, tous ces conflits dits « gelés », ou « à basse intensité », n'ont pas vocation à être résolus.
Donc il ne faut pas espérer signer un jour une paix négociée avec Poutine ?
Poutine démontre clairement, une fois encore, en Ukraine, qu'il préfère la guerre à la paix et le conflit à la négociation. Il a eu à de nombreuses reprises la possibilité de trouver un terrain d'entente avec Kiev depuis 2014 (l'annexion de la Crimée), mais il n'a jamais fait le choix du compromis. Même chose en 2008 quand il a attaqué en Géorgie : cela faisait deux ans que des négociations étaient ouvertes - Saakachvili essayait de le rencontrer - mais il a préféré envoyer ses troupes sous le prétexte que Tbilissi avait entamé un génocide des Ossètes du Sud…
En Ukraine aussi, le prétexte était de « dénazifier » et « démilitariser » le pays, et défendre ses « compatriotes »… Un document fondamental a disparu de l'histoire poutinienne : le traité de coopération et de bon voisinage signé en 1997 par Boris Eltsine, alors à la tête de la Fédération de Russie, avec Leonid Koutchma, le président ukrainien de l'époque : c'est l'une des nombreuses conventions internationales écrasées par Poutine. Il n'y a aucun doute : la confrontation avec l'Occident est son choix. Tous ceux qui essaient de le convaincre d'accepter un compromis pour sauvegarder la paix se trompent sur la nature de l'homme et sur la nature de son pouvoir.
Quelle est la nature de Poutine justement ? Quel avantage trouve-t-il à cet état de guerre permanente ?
Il n'y trouve aucun avantage pour son pays ! Il faut s'intéresser à l'état mental de l'homme, comme pour tous les dictateurs. J'utilise le terme « paranoïa » dans mon livre, je ne sais pas si l'on peut réussir à nommer sa structure psychotique, peut-être vaut-il mieux parler de peur de la finitude. Il est au pouvoir depuis 25 ans, et il envoie ses hommes se faire tuer en Ukraine - plus de 300.000 tués, blessés ou hors de combat !
L'état mental d'un dictateur doit être pris en compte. Car il est seul dans sa décision. Quand un régime est dirigé par un homme sans limites, son noyau de dirigeants proches devient paranoïaque même si chaque individu pris isolément est sain d'esprit. Il faut se rappeler l'air terrifié de certains hauts dirigeants du complexe sécuritaire russe quand il leur annonce, lors d'une réunion télévisée, l'annexion du Donbass, trois jours avant l'invasion. Ils auraient pu le lâcher à ce moment-là, mais maintenant c'est trop tard, ils lui sont associés à jamais.
De toute évidence, l'homme n'est plus en état de dialoguer et de changer de position. Il n'écoutait déjà plus quand nos dirigeants essayaient de le raisonner, avant le 24 février. Nous avons été très indulgents avec Poutine depuis vingt ans en cherchant à trouver des explications rationnelles son action.
Mais n'y a-t-il pas eu une part de provocation de la part de l'Otan ?
Tous ces pays qui ont demandé à entrer dans l'Otan, ce ne sont pas les Américains qui sont allés les chercher. Washington ne cherchait pas, depuis 2008, à faire entrer Kiev dans son système d'alliance. Les pays de l'ex-Pacte de Varsovie ont fait souverainement une demande d'adhésion. Prétendre le contraire serait une lecture inversée des réalités historiques.
Les sanctions ne se sont-elles pas retournées contre nous ? La Russie affiche une croissance plus forte que l'Europe…
La Russie est une économie de guerre, en surchauffe. Nous n'avons aucune visibilité sur ses statistiques, qui affichent une croissance du PIB de 3 % fictive, alors que la production de biens et services dont les gens ont besoin baisse.
Quelles perspectives voyez-vous pour ce conflit ? Imaginez-vous vraiment une guerre sans fin en Europe ?
Tous les scénarios sont possibles. Les Russes ne peuvent pas gagner cette guerre, sur ce point il ne faut pas se laisser intoxiquer par les défaitistes en France. Il ne faut pas imaginer tout blanc ou tout noir, croire qu'une ville reprise à l'ennemi est déterminante… D'autant que l'état de la guerre, ce n'est pas seulement la ligne de front. On ne dit pas assez que les Ukrainiens ont considérablement affaibli la flotte russe en Mer Noire. La moitié des navires russes seraient hors de combat. A deux ou trois ans, il sera très difficile pour Poutine de poursuivre cette guerre sauf si elle est vraiment de faible intensité, car il aura un mal fou à envoyer de nouveaux hommes. Mais c'est difficile aussi pour les Ukrainiens qui font la guerre à notre place. L'Europe est en danger.
A ce propos, qu'avez-vous pensé de la prise de position polémique d'Emmanuel Macron sur l'éventualité d'envoyer des troupes au sol ?
Ce qui était important dans cette séquence, c'est l'avancée sur l'industrie européenne de défense. J'applaudis tous les accomplissements de l'UE. Le bilatéral devient moins important, la carte multilatérale doit être jouée en priorité. D'ailleurs, on vote au niveau de l'UE des choses qu'on ne voterait pas seul. Concernant les propos du président, je n'ai pas envie de les commenter. Je vais répondre par la voix de Vladimir Milov, l'ancien ministre aujourd'hui opposant en exil : « S'il y a une chose vraie dans ce qu'a dit Emmanuel Macron, c'est qu'avec Poutine rien n'est jamais exclu, donc nous non plus ne pouvons jamais rien exclure ».
La Russie est-elle désormais vassalisée par la Chine ?
Avec la guerre, les Russes sont devenus plus dépendants des Chinois, ils sont contraints d'accepter leurs conditions. Et les Chinois ne leur font pas de cadeaux. Ils ne leur livrent pas d'armes, ni de pièces détachées, ils prennent garde à ne pas participer directement à l'effort de guerre poutinien. Sans être pour autant les leaders du Sud global que certains prétendent voir… Il faut se souvenir qu'à l'ONU la Chine n'a pas soutenu Moscou sur l'invasion de l'Ukraine, elle s'est abstenue.
Vers quelle architecture devons-nous tendre au niveau du continent européen ? Quel système d'organisation doit être privilégié, avec ou sans Poutine ?
Ne parlons pas d'architecture ! Mon approche me pousse à travailler avec mes collègues anglo-saxons sur la notion de « human security », tout ce qui concerne la sécurité des Européens. Cela veut dire les personnes, les organisations, les entreprises… en incluant la sécurité contre les cyberattaques. C'est l'inverse de la conception des dictateurs, dont l'objectif est la sécurité de l'Etat, la puissance de la Russie - l'inverse de la maison commune de Gorbatchev. Notre politique en Europe, c'est de privilégier la sécurité des Européens, et non celle des Etats ou des frontières.
À vous écouter, la seule fin possible à ce conflit, c'est donc la disparition de Poutine ?
Impossible en tout cas de négocier avec lui. Pourquoi un homme animé d'une telle soif de haine et de destruction négocierait-il de bonne foi ? Sans Poutine, tout sera différent. Et il tombera dès qu'il devra admettre qu'il a perdu.