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« Les Bulgares éblouis par le discours de Poutine » : la propagande russe détourne les commentaires d’internautes étrangers
La presse russe progouvernementale n’hésite pas à bâtir des articles entiers sur la base des commentaires anonymes des articles de presse étrangère en ligne. Une pratique tournée en dérision sur les réseaux sociaux russes.
Alors que la planète entière s’interroge sur le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, un homme a percé le mystère. Non, il ne s’agit pas du président russe, Vladimir Poutine, qui a accusé, le 30 septembre, « les Anglo-Saxons ». En tout cas, pas seulement de Vladimir Poutine. Cet homme (cette femme ?) est Français. Son nom : Chapichapo11.
« A qui profite le crime ? Certainement pas aux Russes. Voir ailleurs… Ceux qui ont les moyens de monter une telle opération de sabotage et tout intérêt à affaiblir l’Allemagne, fer de lance de l’Europe. » Ces mots éclairants de Chapichapo11 sont l’un des 861 commentaires de lecteurs à un article publié le 26 septembre par Le Figaro. Quel intérêt de les mentionner ? Pour la presse russe, immense. Le 28 septembre, la très officielle agence RIA Novosti publie une dépêche titrée : « Les Français ont déterminé à qui profitent les incidents sur le Nord Stream » – titre rapidement repris par des dizaines de sites locaux ou fédéraux.
Le lecteur russe distrait – ou simplement perdu dans cette immense machine à créer de la confusion qu’est la propagande russe – pourra penser que ces « Français » dont il est question sont des experts, voire des sources officielles. Mais non, il s’agit bien de Chapichapo11 et de ses acolytes, tous cités in extenso par RIA Novosti : castero, dutch, Pilule rouge, THEMIS.
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Cette pratique, consistant à bâtir un article entier sur la base des seuls commentaires anonymes à un article de presse étrangère, est devenue courante en Russie ces dernières années. RIA n’est pas la seule à s’y adonner. Izvestia ou les innombrables sites de la galaxie Prigojine sont aussi des habitués ; en bout de parcours, les talk-shows d’actualité à la télévision y font parfois référence.
Une pratique apparue au milieu des années 2000
Le modèle est multipliable à l’infini. Grâce à « bromure », lecteur du Daily Mail qui estime que « les Russes sont les vrais héros de la seconde guerre mondiale », on apprenait ainsi, le 10 mai 2021, que « Les Britanniques ont été ébahis par la parade de la victoire à Moscou ». « Poppy Clarke a abondé dans son sens », précisait toutefois RIA, soucieux de multiplier les regards. Autres exemples en vrac : « Les Britanniques ont peur de geler cet hiver » ; « Les Chinois adorent les vacances de Poutine dans la taïga » ; « Les Néerlandais ne croient pas aux conclusions de l’enquête internationale sur le crash du MH17 » ; « Les Américains se sont gaussés du discours de Biden » ; « Les Français craignent les armes supersoniques russes » ; « Les Allemands saluent le travail mémoriel de Vladimir Poutine » ; « Les Polonais pensent que leur armée perdrait même contre le Liechtenstein »…
La pratique est d’abord apparue au milieu des années 2000 sur le site InoSmi, spécialisé dans la traduction en russe d’articles étrangers. Un temps oubliée, elle revient désormais en force. Dans chaque pays, quelques publications tiennent le haut du pavé : le Daily Mail et le Times au Royaume-Uni, Die Welt ou Die Zeit en Allemagne, La Stampa en Italie, Le Figaro en France…
Parallèlement, plane le soupçon – ancien – de commentaires rédigés sur commande, une pratique connue depuis les révélations sur les « usines à trolls » de l’homme d’affaires pétersbourgeois Evgueni Prigojine, par ailleurs fondateur du groupe de mercenaires Wagner.
Le dernier travail d’ampleur sur le sujet, publié en septembre 2021 par l’université de Cardiff, estime que trente-deux médias importants dans seize pays (Le Monde n’en fait pas partie) sont la cible de commentaires rédigés sur commande depuis la Russie – en partie les mêmes que ceux utilisés dans les dépêches de RIA Novosti. Pour arriver à cette conclusion, les chercheurs ont notamment observé que les messages pro-Kremlin étaient, plus que les autres, postés par des utilisateurs changeant régulièrement d’identité et de localisation. Ces mêmes messages obtiennent aussi un nombre disproportionné de likes, ce qui leur permet d’être mis en avant.
S’agissant des reprises de ces commentaires à destination du public russe, les stars incontestées de la discipline sont les Bulgares et leur infinie capacité d’émerveillement. Chaque intervention importante du président russe donne ainsi lieu à un titre désormais standard : « Les Bulgares ont été éblouis par le discours de Vladimir Poutine. » S’il leur arrive de s’indigner (par exemple de l’expulsion de diplomates russes ou de la politique de l’OTAN), les Bulgares sont de fait particulièrement enclins à l’admiration : de Vladimir Poutine, de la diplomatie russe, de son armée, de leur amitié avec Moscou… Le 13 octobre 2021, RIA va jusqu’à apprendre au public russe, toujours sur la base de commentaires anonymes, que « les Bulgares sont très admiratifs des voitures russes ».
Le caractère systématique de ces titres a fini par attirer l’attention des internautes russes, grands producteurs et consommateurs d’un humour politique volontiers désespéré. « Les Bulgares ébahis » est devenu un classique des réseaux sociaux, de même que les innombrables possibilités de détournements : « Les Nord-Coréens admiratifs des tortures dans les prisons de Saratov » ; « Les Congolais ébahis par la prévalence du sida en Russie » ; « Les Américains envient le système de vote électronique de la Russie »…
S’il faut reconnaître à cette utilisation détournée des usages d’Internet son caractère innovant, ses concepteurs n’ont en réalité pas inventé grand-chose. Il suffit pour s’en convaincre de retrouver les vieilles coupures de journaux soviétiques. Par exemple, ce numéro de la Pravda du 1er février 1937 qui compile les réactions internationales aux grands procès de Moscou. « L’annonce du verdict de la bande de meurtriers et traîtres trotskistes a provoqué une impression très profonde en France. Les journaux rappellent qu’à l’énoncé du verdict les accusés se sont comportés comme des gens conscients de leurs crimes », peut-on y lire. D’autres réactions suivent : « Les ouvriers tchèques approuvent » ; « Pas de place pour les comploteurs contre la paix ! » ; « Une punition méritée »… Le titre de l’article rappellera des souvenirs aux lecteurs de RIA Novosti : « Les étrangers réagissent aux condamnations prononcées par la Cour suprême. »
Benoît Vitkine(Moscou, correspondant)