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Comment l’UE prépare l’inévitable élargissement
09 mai 2022 à 6h00
Les faits - Emmanuel Macron, réinvesti dans ses fonctions de président de la République samedi, se rend, ce lundi 9 mai, journée de l’Europe, au Parlement européen de Strasbourg. L’occasion est la clôture des travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Il prononcera un discours dans le cadre de ses fonctions de la présidence française du conseil de l’UE. Ce sera sa première intervention européenne depuis sa réélection et le début de la guerre d’Ukraine. Il ira ensuite à Berlin pour y rencontrer le chancelier allemand Olaf Scholz, respectant la tradition du couple franco-allemand de consacrer son premier déplacement à l'étranger à son partenaire.
« Ne tournons pas autour du pot. » Depuis l’invasion russe, l’entrée de l’Ukraine dans l’UE « sera inévitable », assure le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes Clément Beaune, lors d’une rencontre avec l’Opinion. « Reste à savoir quand et comment ? », ajoute-t-il. Vu de Paris, cela prendra du temps. « Ce sera un processus extrêmement long », dit-on à l’Elysée, surtout que l’Ukraine ne sera pas seule. « Si les Ukrainiens entrent, il y a aura aussi les six pays des Balkans occidentaux (1), la Moldavie et la Géorgie, et la question se posera pour l’Arménie », avance le secrétaire d’Etat. « Soit dix Etats membres de plus, beaucoup plus pauvres. » Sujets à de fortes tensions géopolitiques, ils pèsent environ 70 millions d’habitants, dont plus de la moitié pour la seule Ukraine.
L’Elysée reconnaît l’existence d’une « contradiction » entre la perspective lointaine de leurs adhésions et « l’urgence, née de la guerre d’Ukraine, d’ancrer tous ces pays à l’UE, en renforçant nos liens politiques, économiques, sécuritaires et sur le plan des valeurs ».
C’est un défi considérable pour l’UE. Comme pour les six élargissements précédents depuis 1972, « la question du fonctionnement de l’UE va se poser », anticipe Clément Beaune, que ce soit sur « les institutions, le budget ou le rapport à l’Otan ». « Ces pays ont leur place dans le club européen, mais l’UE ne pourra pas fonctionner comme aujourd’hui. C’est une opportunité pour tout repenser, dit-il. Il faut imaginer l’Europe à dix ou vingt ans. Personne n’a la martingale. Ce sera difficile mais vital. »
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« Deuxième division ». On voit resurgir de vieilles idées, comme celle d’une « confédération européenne », proposée par François Mitterrand en 1989, lors de la chute du mur de Berlin et aujourd’hui reprise par le dirigeant politique italien Enrico Letta. Chacun y va de son idée d'« intégration différenciée », de « géométrie variable », de « cercles concentriques ». A l’Elysée, on se veut très prudent sur le sujet, sans doute conscient du fait que « personne n’a envie d'être en deuxième division au sein de l’Europe », comme le reconnaît Clément Beaune.
La France n’a jamais été très enthousiaste à la perspective de son élargissement, mettant systématiquement en avant la priorité d’un « approfondissement ». « Nous avons eu intellectuellement raison, mais politiquement tort », constate le secrétaire d’Etat. En cinquante ans, le nombre d’Etats membres est passé de six à vingt-sept, en dépit du Brexit. Face au désir des peuples européens de rejoindre l’Union, le processus semble « inévitable ». Et ce, malgré la nostalgie française d’une petite Europe carolingienne, que Paris dominait aisément. En 2019, la France avait encore freiné la perspective d’adhésion de la Macédoine du Nord et de l’Albanie, tout en faisant adopter à Bruxelles un nouveau mécanisme de négociations, plus souple et réversible.
La guerre d’Ukraine a changé la donne. On se rappellera qu’en 2014, c’est autour de la perspective d’un accord d’association entre l’UE et l’Ukraine que la crise politique s’est nouée à Kiev, provoquant la révolution de Maïdan, puis la première intervention russe (Crimée, Donbass). Huit ans plus tard, selon un récent sondage, 91% des Ukrainiens souhaitent l’adhésion de leur pays à l’UE, un niveau jamais atteint. Politiquement, il va être difficile de les faire languir trop longtemps dans la salle d’attente européenne.
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« J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ses crises », écrivait Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, dans ses Mémoires. Celles-ci viennent d'être rééditées (Pluriel), avec une préface d’Emmanuel Macron, qui rappelle que ce « grand architecte démocratique » était « convaincu que l’Europe doit s’unifier ou décliner ».
Traumatisme. « Faire » l’Europe, c’est aujourd’hui affronter les « questions institutionnelles » – c’est-à-dire le fonctionnement interne de l’UE. Un sujet « capital », selon Clément Beaune, mais politiquement très délicat. « Le point bloquant, c’est le traumatisme de 2005 » avec le « non » français au référendum sur le traité constitutionnel, reconnaît le secrétaire d’Etat. Serait-ce plus simple en 2022 ? Pas sûr. On le verra sans doute bientôt, puisque le sommet européen des 23 et 24 juin pourrait accepter la proposition du Parlement de « convoquer une convention de révision des traités ». Pour Emmanuel Macron, cette révision n’est « ni un totem, ni un tabou », répète-t-on à l’Elysée. On y assure que « cela ne nous fait pas peur », en se demandant toutefois si c’est bien « nécessaire ».
Beaucoup de choses pourraient en effet se faire à « traités constants », c’est-à-dire sans s’engager dans un long et incertain processus de révision, plaide-t-on à Paris. « La très grande hétérogénéité » des positions entre les divers Etats membres, sur les « valeurs » ou la « subsidiarité » par exemple, pourrait compliquer les choses. On se souvient, par exemple, des désaccords avec la Pologne sur la primauté du droit européen sur le sien.
Restent quelques points durs, qui exigent un nouveau traité. D’abord, le droit d’initiative législative du Parlement européen (aujourd’hui réservé à la Commission), une idée soutenue notamment par la France et l’Allemagne, et qui renforcerait le poids de cette assemblée élue par les citoyens. Ensuite, l’inscription dans la charte des droits fondamentaux de celui à l’avortement ou à la préservation de l’environnement.
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Enfin, le vote (des Etats), non plus à l’unanimité, mais à la majorité qualifiée. Cette dernière est la règle générale, mais l’unanimité reste requise sur certains sujets, évidemment les plus sensibles : la législation fiscale et (en partie) sociale, ainsi que la politique étrangère et de sécurité commune. Sur ce dernier point, la France n’est pas très allante, contrairement à l’Allemagne : le Quai d’Orsay frémit à l’idée de se voir imposer des décisions à Bruxelles – ce serait un peu perdre son « droit de veto », même si c’est un droit qui profite sans doute plus aux « petits pays » qu’aux puissances diplomatiques. Paris et Berlin soutiennent la fin de l’unanimité sur la fiscalité, mais elles se heurtent aux « paradis fiscaux » que sont l’Irlande, Malte ou le Luxembourg.
« Deux têtes ». Parmi les autres réformes envisagées, l’institution – probable – de listes transnationales pour les prochaines élections européennes de 2024. A plus long terme, la réduction du nombre de commissaires européens, aujourd’hui un par Etat membre. Ou l’existence de « deux têtes » à Bruxelles, avec le président de la Commission (Ursula von der Leyen) et celui du Conseil (Charles Michel). A Paris, on se réjouit que Von der Leyen « ait beaucoup présidentialisé sa fonction. Elle est plus autoritaire que son prédécesseur Jean-Claude Juncker ». L’existence d’un président du Conseil – une idée française à l’origine – contribue par ailleurs à marginaliser le rôle international du Haut représentant de l’UE – le « ministre des Affaires étrangères » de Bruxelles.
Au Parlement de Strasbourg, lundi, le président de la République ne manquera pas d’aborder son thème favori de la « souveraineté européenne » – on ne parle plus à Paris d'« autonomie ». Mais pas d’annonces fracassantes à attendre, que ce soit sur la défense ou l'énergie, deux sujets renvoyés au prochain conseil européen fin mai. Les Européens ne se sont toujours pas accordés sur les conditions d’un embargo sur le pétrole russe. Sans parler du gaz, même si l’Allemagne met les bouchées doubles pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Quant aux questions budgétaires et au pacte de stabilité, les Vingt-sept semblent d’accord pour ne pas en parler avant l’année prochaine. Après le Covid, l’Ukraine a sauvé, une nouvelle fois, le « quoi qu’il en coûte ».
(1) Serbie, Bosnie, Macédoine, Monténégro, Kosovo et Albanie.