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Photovoltaïque
Futur mégaparc solaire Horizeo en Gironde: «Il n’est pas possible de jouer le solaire contre la forêt»
Deux industriels de l’énergie, Engie et Neoen, veulent construire un parc photovoltaïque de 1 000 hectares à la place d’une forêt de culture dans le massif des Landes de Gascogne. Les écologistes s’insurgent contre ce projet qui pose les questions des limites de la transition écologique.
Pour que nous nous rendions compte de l’immensité du projet dont on parle depuis une petite heure, les riverains du quartier de Peyon, à Saucats (Gironde), décident de nous emmener sur place. Derrière le gros pick-up de Pierre, l’agriculteur de la bande, qui ouvre la route, on roule à travers les forêts de pins maritimes de culture qui s’étendent tout autour. Le trajet dure à n’en plus finir : pour longer le plus long côté – 8 kilomètres ! – du site envisagé pour l’installation d’Horizeo, il nous faut plus de six minutes, à vitesse modérée. Vertige face au gigantisme de l’ambition. C’est ici, au sein du massif des Landes de Gascogne et à vingt minutes en voiture de Bordeaux, sur une aire de 2 000 hectares actuellement couverts d’arbres, qu’un parc photovoltaïque colossal, le plus grand d’Europe avec une capacité de production de 1 GW – l’équivalent théorique d’un petit réacteur nucléaire – pourrait voir le jour d’ici 2026. Un projet combattu par des associations de résidents et de protection de la biodiversité qui, comme pour les éoliennes, illustre les difficultés d’acceptation sociales et environnementales à faire advenir de grands sites de production de renouvelables Des projets destinés au rattrapage du retard de la France en la matière appelée à se débarrasser des énergies fossiles et à réduire sa part atomique.
Porté par deux entreprises françaises de l’énergie, Engie et Neoen (qui n’ont pas répondu aux sollicitations de Libération) Horizeo, dont la surface s’étendrait sur 10 % de Saucats, est aussi inédit par son coût. Il suppose un investissement de 1 milliard d’euros. Il a été conçu par ses promoteurs comme une «plateforme» de services dont le parc de production d’électricité solaire, destinée à des entreprises, ne serait que la «brique» la plus importante, occupant la moitié du site (on parle potentiellement de 4 millions de modules photovoltaïques). Horizeo comporterait aussi un très gros centre d’hébergement de données numériques (data center), une unité de stockage par batteries et un électrolyseur pour la fabrication d’hydrogène vert… Engie et Neoen disent avoir ciblé l’endroit notamment pour la proximité d’un poste de transformation électrique, qui permettra d’acheminer le courant.
A Saucats, le 27 avril 2022. Ce sont 2 000 hectares de pins qui sont menacés par le projet Horizeo.
«Ce sera un projet industriel», soupire Marlène Coulomb, membre d’une association d’habitants à Peyon, Horizon Forêt, qui lutte contre le projet avec détermination. Le collectif ne conteste pas la pertinence de l’énergie photovoltaïque mais la démesure du projet en question. Leur questionnement dépasse le simple enjeu local : au nom de la nécessaire transition énergétique, que sommes-nous prêts à accepter collectivement ? Où place-t-on les limites ? Entre septembre 2012 et janvier 2022, Horizeo a fait l’objet dans la région bordelaise d’un vaste débat public, lors duquel toutes ces interrogations ont été agitées. Intense moment d’échange démocratique, il a offert une plongée passionnante dans les complexités de la transition à venir. La dimension fantastique du projet, sa localisation à la place d’une forêt et son impact sur la biodiversité ont été les points les plus âprement discutés.
«Quand vous rasez 2 000 hectares d’un coup, vous avez la planète Mars à la fin.»
Pascal Coulomb, enseignant en histoire-géographie, de l'association Horizon Forêt
Sur l’agréable terrasse du gîte d’un membre d’Horizon Forêt, cernée par les hauts arbres, les insectes qui volettent, les oiseaux qui chantent et les pollens qui grattent le nez, les quelques riverains rencontrés expriment les mêmes inquiétudes. «Quand vous rasez 2 000 hectares d’un coup, vous avez la planète Mars à la fin», peste Pascal Coulomb, enseignant en histoire-géographie et époux de Marlène. Pierre, l’agriculteur, pointe le risque que le parc solaire crée un hypothétique «dôme de chaleur» au-dessus de lui, avec d’imprévisibles effets sur les terres aux alentours – lui-même cultive des légumes et des fleurs en bordure du futur site et les grands vignobles de Pessac-Léognan sont à quelques kilomètres. «Nous sommes des cobayes», constate Pierre, qui s’alarme aussi des risques multipliés d’incendie et d’inondation dans une zone souvent frappée par les calamités. Retraitée, Claudine Marzabal, qui vit depuis quarante-cinq ans à Saucats, évoque de son côté la «valeur culturelle» de ce grand espace vert. «Il y a un vrai attachement», admet-elle.
Patrick Point, président de l'association Vive la forêt, et Daniel Delestre, président de la Sepanso Nouvelle-Aquitaine, fédération d’associations écologistes œuvrant depuis 1969 dans le Sud-Ouest, le 27 avril 2022 dans les bureaux de la Sepenso à Bordeaux.
«On continue d’assister tous les jours aux contradictions de notre société entre exigences économiques et réalité des limites de la biosphère», cingle Daniel Delestre. «Sur le front» depuis plusieurs décennies, le président de la Sepanso Nouvelle-Aquitaine, fédération d’associations écologistes œuvrant depuis 1969 dans le Sud-Ouest, estime le projet Horizeo «néfaste». «La forêt est un puits de carbone, un réservoir de biodiversité et permet de réguler les cycles de l’eau. Elle ne devrait pas être régie en fonction des intérêts financiers du moment», alerte-t-il depuis le local bordelais de la Sepanso, en prenant soin d’énumérer les centaines d’espèces animales et végétales – dont certaines sont protégées – recensées sur le site.
Le premier à y gagner serait le propriétaire du terrain, un viticulteur de Saint-Emilion
A ses côtés, Patrick Point, le président de Vive la forêt, une association de défense du massif forestier girondin, opine vigoureusement du chef, un poing sur la table. «Horizeo est d’autant plus insensé qu’il existe aujourd’hui des alternatives. Il faut flécher la construction de panneaux sur les toitures, les ombrières, les parkings, les friches, les grandes surfaces, dans les lieux déjà artificialisés», préconise-t-il. Insuffisant pour atteindre les objectifs fixés, rétorquent les porteurs de projets. La région Nouvelle-Aquitaine espère atteindre 8,5 GW de capacités de production d’énergie photovoltaïque en 2030 contre 2 GW aujourd’hui. Horizeo représenterait à lui seul plus de 15 % de cette ambition régionale.
Une affirmation commune aux riverains et écologistes : Horizeo est un «projet financier». «Une gloutonnerie qui s’est parée d’atours verts», ajoute Pascal Coulomb, d’Horizon Forêt. Le premier à y gagner serait le propriétaire du terrain, un viticulteur de Saint-Emilion, qui a signé une promesse de bail sur quarante ans avec les promoteurs, à un loyer qui serait bien plus intéressant que le rendement de l’élevage de pins. «Il a gagné au Loto», commente Pascal Coulomb. Contacté par Libé, le viticulteur n’a pas répondu. Et puis, il y a bien sûr Engie et Neoen, en passe de réaliser un gros coup. Le foncier forestier est bien plus abordable que les zones industrielles ou urbaines et l’immensité du projet garantit des «économies d’échelle» selon le dossier de maîtrise d’ouvrage, qui chiffre à 10 % les gains sur les investissements et à environ 5 % la rentabilité de ce «projet pionnier».
Les grands du secteur énergétique, dont EDF et Total, observent de près ce qui se passe à Saucats : il s’y joue sans doute une partie de l’avenir de la transition énergétique. Un concurrent se montre toutefois sceptique, soufflant sous couvert d’anonymat : «Nous ne sommes pas favorables aux projets gigantesques en France, où l’on préfère développer des projets qui s’intègrent dans le contexte local.» Le Syndicat des énergies renouvelables est plus enthousiaste : «Tous les projets photovoltaïques doivent avoir leur place dans le mix énergétique. Il faut faire de tout : des petits, des moyens et même des gros projets», dit le délégué général adjoint, Jérémy Simon.
«Il est impossible de se promener dans cette forêt sans autorisation»
Les promesses d’Engie et Neoen de boisements compensateurs, comme l’impose le code forestier, en cas de défrichement, ne suffisent pas à apaiser les défenseurs de la nature. «Une vaste fumisterie, dénonce le président de Vive la forêt, Patrick Point. On parle de pins qui vont pousser dans vingt-cinq, trente ans et sans doute à plusieurs kilomètres. Dans ces conditions, le bilan carbone positif est contestable.» Subtilité légale : en cas d’impossibilité de reboisement, les porteurs de projets peuvent aussi sortir le carnet de chèque et s’acquitter d’une indemnité. La préfecture de Gironde promet d’être vigilante : «On va notamment vérifier que la compensation est respectée. Dans ce cas précis, la forêt des Landes de Gascogne a une forte valeur, il faudra donc, au minimum, une superficie double d’autres arbres qui poussent ailleurs pour préserver la biodiversité, détaille Renaud Laheurte, directeur de la Direction départementale des territoires et de la mer. Les porteurs de projets ont aussi la possibilité de payer pour compenser. Mais attention, cet argent ne va pas dans les caisses de l’Etat. Il serait reversé à d’autres entreprises forestières pour replanter ailleurs.»
Bruno Clement, maire de Saucats, le 27 avril 2022: «J’ai des conditions. Ma ligne rouge, c’est le data center qui n’était pas dans le projet initial. Sa présence n’est pas réversible, contrairement aux panneaux.»
Face à la contestation d’une partie de ses administrés, qui s’amplifie à mesure que les contours du projet se dessinent, le maire de Saucats, Bruno Clément, s’évertue à en défendre les aspects positifs. «D’abord, il faut remettre les choses dans leur contexte, on ne parle pas de déforestation mais de défrichement. Il ne s’agit pas de la forêt de Fontainebleau», évacue d’emblée l’édile. Il prend soin de choisir ses mots : le sujet est explosif. «C’est une forêt de pins maritimes destinée à l’industrie, des coupes ont lieu régulièrement. Sans compter qu’elle est clôturée et occupée par des chasses privées, il est impossible de s’y promener sans autorisation», précise-t-il, saluant le caractère «précurseur» d’Horizeo. Les retombées financières s’annoncent conséquentes pour Saucats, commune aux 4 millions d’euros de budget annuel : environ 2,5 millions d’euros de taxe d’aménagement d’abord, puis 300 000 euros annuels en taxe foncière.
Pour autant, l’élu prévient, il ne foncera pas tête baissée. «J’ai des conditions. Ma ligne rouge, c’est le data center qui n’était pas dans le projet initial. Sa présence n’est pas réversible, contrairement aux panneaux.» La mairie attend aussi le résultat des études quant aux risques incendie et inondation. «Les pins maritimes pompent énormément d’eau : où est-ce qu’elle va aller ? Comment pourront circuler les camions du Sdis (1) ? A ce jour nous n’avons aucune garantie», regrette Bruno Clément, qui concède que le conseil municipal reste très partagé. C’est à lui que reviendra la décision de valider la modification du plan local d’urbanisme sans laquelle Horizeo ne peut voir le jour.
«L’Aquitaine est la dernière grande plaine française ensoleillée»
Au conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, on observe de loin. Mais le président socialiste, Alain Rousset, ne s’en cache pas, il encourage activement le développement de la filière photovoltaïque. «Sur cette zone, qui n’est pas une friche, on pourrait imaginer une agriculture bio se développer entre ou sous les panneaux. Comme une sorte de laboratoire à ciel ouvert. Il faut s’interroger aussi : est-ce que ça peut être intéressant de faire de l’hydrogène à partir de cette électricité ? Les opportunités sont multiples», s’enthousiasme Rousset. Qui nuance aussitôt : «L’Aquitaine est la dernière grande plaine française ensoleillée, décarboner est un devoir climatique. Mais il n’est pas possible de jouer le solaire contre la forêt, au risque de laisser cette dernière se faire grignoter.»
Avec la flambée du prix du gaz et de l’électricité, exacerbée par la guerre en Ukraine, l’indépendance énergétique est plus que jamais d’actualité. Dans ce contexte éruptif, Engie et Neoen doivent dévoiler d’éventuelles modifications mardi en se basant sur les conclusions du débat public. Mais, déjà, les riverains mécontents d’Horizon Forêt font savoir qu’ils emploieront tous les recours possibles pour s’opposer au projet. Quitte à transformer le site de Saucats en «zone à défendre des appétits
Libé