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Reportage
«Nous n’aurons rien à part la pollution» : en Hongrie, climat électrique près des usines de batteries chinoises
A Debrecen, dans l’est du pays, la plus grande fabrique de batteries pour voitures électriques d’Europe sort de terre, en dépit de l’inquiétude des habitants. Aidé d’entreprises asiatiques, Viktor Orbán accélère ainsi son plan de production de masse, malgré des risques environnementaux.
Plongée dans le brouillard et balayée par des bourrasques de neige, la carcasse de l’usine paraît interminable. Les grues et les piliers de béton se succèdent sans relâche, formant une silhouette fantomatique traversée par les flashs orange des engins de chantier. D’ici à moins de deux ans, la plus grande usine de batteries de Hongrie et d’Europe se dressera ici, à l’extrémité sud de Debrecen, dans une ancienne plaine agricole transformée en zone industrielle dans l’est du pays. «Les autorisations ont été délivrées en quelques mois à peine et les travaux vont à une vitesse folle», s’inquiète Eva Kozma, présidente de l’association de riverains Miakö, qui s’oppose au projet.
Depuis 2020, la Hongrie va effectivement très vite sur les batteries. Le Premier ministre Viktor Orbán a lancé un plan national pour faire du pays un producteur d’ampleur mondiale. Sa stratégie repose sur deux données. D’une part, toutes les voitures neuves vendues dans l’Union européenne à partir de 2035 devront être électriques, et donc dotées d’une batterie. D’autre part, l’économie hongroise dépend assez largement de la construction automobile, qui représente au moins 6% de son PIB. Pour garder dans le pays les nombreuses marques allemandes qui y ont élu domicile, le gouvernement sait qu’il faudra produire sur place les batteries pour raccourcir les chaînes logistiques.
«Ouverture à l’est»
Mais pour réussir son pari, Budapest mise largement sur un investisseur : la Chine. Derrière la trentaine d’usines prévues d’ici 2030, on retrouve une majorité d’entreprises chinoises. «Ce sont les effets de la politique d’ouverture à l’Est lancée par notre gouvernement il y a une dizaine d’années, pour construire de bonnes relations commerciales avec la Corée du Sud, le Japon et la Chine, explique Péter Kaderják, directeur de l’association hongroise des batteries, et ancien ministre chargé de l’Energie. Ces pays sont les plus gros fabricants de batteries et ils se tournent logiquement vers nous quand ils cherchent à s’implanter en Europe.» A Debrecen, c’est le géant chinois CATL, leader mondial du marché qui est à la manœuvre. Le projet a été classifié «investissement prioritaire d’importance nationale», ce qui lui permet de bénéficier de procédures accélérées, notamment en matière de législation environnementale.
«Aucune de nos demandes n’a été entendue. Orbán a complètement politisé la situation. A la télé, ils présentent les opposants à cette usine comme des gauchistes payés par George Soros. On parle de nous comme d’une poignée de femmes au foyer hystériques, alors qu’on pense juste à la santé de nos enfants», explique Eva Kozma. Avec d’autres femmes de Mikepércs, le village le plus proche du site de construction de l’usine, elle a créé l’association Miakö pour tenter d’interrompre le chantier. Leur première préoccupation est la pollution de l’air, du sol et de l’eau que risque de générer l’usine, qui, comme tout site de production de batteries, va fonctionner avec d’importantes quantités de produits chimiques.
«Gigantisme des projets»
«Aux Etats-Unis, la gigafactory de Tesla a été construite en plein désert du Nevada. Ici, nos maisons sont à un kilomètre et demi du chantier à vol d’oiseau. Nous n’allons pas échapper aux rejets de métaux lourds», estime Ilona Oroszné Róka, une autre membre de Miakö. Assise dans son salon au parquet brillant où sont affichées les photos de ses enfants, elle balaie la pièce d’un regard triste. «Certains voisins réfléchissent déjà à déménager. J’espère que je n’en arriverai pas là.» Zoltán Tímár, le maire de la commune qui est pourtant un élu du Fidesz d’Orbán, partage ses inquiétudes. «Compte tenu de la taille gigantesque de l’usine et des matériaux nocifs qu’elle va utiliser, il est impossible de prévoir l’impact exact sur l’environnement. Mais nous ne sommes pas rassurés par ce qu’il se passe à Göd.» Dans cette ville du bord du Danube, l’usine de batteries Samsung installée depuis 2018 enfreint régulièrement les législations environnementales.
«Pour construire une industrie des batteries, il faut disposer de trois ressources en abondance : de l’eau, de l’énergie et de la main-d’œuvre qualifiée. Or la Hongrie n’a rien de tout ça, pointe Martón Tampos, député du parti libéral Momentum qui scrute tous les investissements chinois en Hongrie. Le gigantisme des projets en cours complique encore la situation. Nous allons produire bien plus que ce qui est nécessaire pour alimenter les usines Mercedes, Audi et BMW.»
A terme, la seule usine de CATL à Debrecen devrait permettre d’équiper un million de voitures par an, soit deux fois plus que ce que produit la Hongrie. «Notre pays offre de bonnes aménités aux constructeurs de batteries, réfute Péter Kaderják. Nous sommes proches de l’Allemagne, qui est le principal marché quand on parle d’automobile, et l’octroi de permis est plus rapide ici que dans bien d’autres pays européens.» «La Hongrie a une longue histoire dans le domaine de la construction automobile. C’est un environnement propice à l’investissement», indique aussi CATL, qui explique vouloir fournir l’ensemble du marché européen, «depuis une localisation centrale».
«Où est-ce qu’ils vont trouver les ouvriers»
A Debrecen pourtant, un problème semble criant : le manque d’eau. «Nous avons déjà des problèmes. Il y a deux ans, les agriculteurs ont déjà subi d’énormes dommages à cause de la sécheresse. Depuis des années, nous voyons s’épuiser les puits dans nos jardins», abonde le maire de Mikepércs. Fábián István, professeur de chimie à l’université de Debrecen qui s’est rangé aux côtés des opposants à l’usine de batteries, explique méthodiquement : «La ville n’a ni rivière ni lac, toute l’eau qu’elle consomme doit être puisée dans les nappes phréatiques ou arriver par le canal de l’Est. Aujourd’hui notre consommation totale varie entre 40 000 et 60 000 mètres cubes par jour, pour une capacité totale de production de 70 000. Si on calcule la demande prévue des industries lourdes qui sont en train de s’installer au sud de Debrecen, on arrive à 22 000 ou 25 000 mètres cubes supplémentaires par jour. On joue dangereusement avec les limites.»
Dans son bureau, István liste d’autres tensions sur les ressources. L’électricité, qu’il va falloir produire en important plus de gaz, potentiellement depuis la Russie. Les travailleurs qualifiés qui vont manquer. «J’ai enseigné la chimie dans les écoles techniques, je connais le temps nécessaire pour former quelqu’un à la manipulation de produits dangereux. L’entreprise parle de deux mois de formation, ce n’est pas suffisant.»
Dans la région, c’est peut-être le sujet qui crispe le plus. Avec 4,2% de chômage, la Hongrie est proche du plein-emploi, et le comté de Debrecen ne fait pas exception. «Tout le monde a un travail ici. Où est-ce qu’ils vont trouver les 3 000 ouvriers prévus pour la première phase de l’usine, puis les 6 000 autres qui devraient arriver quand elle sera agrandie ?» interroge Eva Kozma. La réponse est déjà sur toutes les lèvres. Des «travailleurs invités», comme les appelle le gouvernement hongrois, arriveront probablement dans la région pour faire tourner l’usine, comme c’est le cas à Göd, où ils forment environ la moitié de la main-d’œuvre. Des étrangers donc, souvent venus d’Asie, dans un pays abreuvé depuis dix ans d’une rhétorique antimigrants.
«Certains sont déjà arrivés pour construire l’usine. Cet été, ils se sont entassés à 60 dans une des maisons du village», raconte Eva Kozma. Sur son téléphone, elle fait défiler avec indignations des photos de la «maison des Chinois», en zoomant sur les lits superposés entassés dans toutes les pièces et sur les toilettes crasseuses. «Nous n’emploierons des travailleurs étrangers que s’il est impossible de pourvoir les postes vacants avec des candidats hongrois. Des employés de CATL viendront à Debrecen depuis la Chine pour des missions de formation à durée limitée», se défend l’entreprise.
«Nous sommes perdants sur toute la ligne»
Pour faire baisser les tensions, les travailleurs invités ont été dispersés dans les communes des environs. Certains sont désormais logés à Hajdúszoboszló, une petite ville thermale située à une dizaine de kilomètres de la zone industrielle de Debrecen, où les usines liées à l’industrie automobile et aux batteries sortent de terre à un rythme effréné. «Les entreprises démarchent tout le monde pour trouver des maisons libres où loger leurs ouvriers. Cela inquiète beaucoup les gens du coin, l’arrivée de ces hommes seuls. C’est triste à dire mais ils s’inquiètent pour la sécurité de leurs filles», explique Dede Tamás, un activiste écologiste de la ville. Au volant de sa voiture, il fait le tour des lieux où vivent ces travailleurs : un hôtel du centre réquisitionné pour loger les ouvriers turcs employés sur le chantier de l’usine de batteries BMW, un bâtiment en construction de deux étages qui sera bientôt un foyer de travailleurs, quelques maisons banales. «Nous sommes perdants sur toute la ligne avec cette usine, soupire Tamás Dede. Les touristes qui nous font vivre risquent de fuir, les profits iront à CATL, et nous, nous n’aurons rien à part la pollution.»
Son constat est partagé par Andrea Eltető, chercheuse en politique industrielle à l’Institut d’économie mondiale de Budapest. «Les entreprises chinoises de batteries fonctionnent comme des îles, avec des chaînes de valeur intégrées. Elles ont leur propre réseau de fournisseurs et les régions où elles s’installent ne tirent pas de bénéfices économiques de leur présence, comme on le constate en Hongrie depuis 2018 avec les usines sud-coréennes.» A ses yeux, la motivation du gouvernement à attirer ces entreprises sur le sol hongrois est plutôt politique. «Viktor Orbán ne cesse de répéter que le pays peut s’en sortir sans fonds européens. Il cherche à compenser le gel de ces fonds en attirant des investisseurs asiatiques.»
Un produit chinois au label «fabriqué en Europe»
Pour les convaincre de s’installer en Hongrie, le gouvernement a déroulé le tapis rouge. Pour son usine de Debrecen (dont le coût est estimé à 7,4 milliards d’euros), CATL a reçu 800 millions d’euros d’aide publique. «Le principal problème, c’est que l’Etat hongrois est malade. On sait qu’il y a peu de moyens pour appliquer les législations environnementales dans ce pays, estime le député Martón Tampos. Pour les entreprises chinoises, c’est très bénéfique. Elles peuvent fabriquer leurs batteries sans trop de contraintes puis les exporter sur le marché européen, avec le label “fabriqué en Europe” alors qu’il s’agit en réalité d’un produit chinois.»
Andrea Eltető va même plus loin en évoquant des «questions d’autonomie stratégique et de sécurité nationale». «Certaines batteries peuvent présenter des menaces en matière de cybersécurité, explique-t-elle. Aux Etats-Unis, CATL commence à être considéré comme un nouveau Huawei, ses batteries ne sont plus utilisées par le Pentagone.» La mesure a été prise en partie sous la pression de sénateurs républicains, qui craignaient l’introduction de logiciels malveillants dans les batteries, pouvant potentiellement s’en prendre au réseau électrique américain.
Parier aussi largement sur les batteries aura des conséquences à long terme en Hongrie. La législation européenne oblige les producteurs de batteries à les récupérer pour les recycler une fois usagées. Pour l’instant, les dispositions en la matière sont minimales. «CATL ne prévoit pas de traiter des batteries usagées dans son usine de Debrecen et n’a pas déposé de demande de permis à cet effet, indique l’entreprise. Nous recherchons actuellement des recycleurs de batteries locaux avec lesquels nous pourrions collaborer efficacement à l’avenir.»