Information
L'éolien en mer fait face à des vents contrai res
Abandon de projets aux États-Unis, appels d'offres sans réponse : le secteur souffre. Les fabricants européens perdent de l'argent.
ÉNERGIE Posées ou flottantes, les éoliennes offshore tanguent. Projets abandonnés par les développeurs, fabricants occidentaux en crise, les difficultés s'accumulent. Pourtant, les ambitions sont grandes pour l'éolien en mer, qui est une des briques, avec le nucléaire et les autres renouvelables, devant permettre de se passer des énergies fossiles. L'Europe veut porter sa production d'éoliennes en mer de 12 gigawatts (GW) à 60 GW en 2030 et 300 GW d'ici à 2050. Pour la France, cela signifie passer de 1 GW à 18 GW installés en 2035 . Les États-Unis visent le développement de 30 GW supplémentaires d'ici à la fin de la décennie, la Corée du Sud, 14,3 GW en 2030.
Mais ces derniers mois, les déboires se sont multipliés dans cette industrie où les enjeux financiers sont colossaux - le déploiement de 1 GW nécessite en moyenne 4 milliards d'investissements. Aux États-Unis, nombre de projets de parcs offshore sont tombés à l'eau. Début novembre, le producteur d'électricité danois Orsted jetait l'éponge dans le New Jersey : il renonçait à ses deux projets, Ocean Winds 1 et 2, après avoir enregistré pour 20 milliards de couronnes danoises de dépréciation d'actifs (2,6 milliards d'euros environ). D'autres projets ont été abandonnés dans les eaux du Rhode Island, du Connecticut ou encore du Massachusetts. De fait, les décisions finales d'investissements avaient été prises par les porteurs de projets (développeurs) avant que les coûts des matériaux ne flambent et que les taux d'intérêt ne s'envolent. Entre 2020 et 2023, les termes de l'équation économique ont radicalement changé : un projet qui pouvait être rentable pour un prix donné du mégawattheure (MWh) ne l'est plus trois ans plus tard à cause de cette hausse des charges. Quand le prix de revente de l'électricité produite par le parc n'est pas indexé, les développeurs peuvent avoir intérêt à abandonner, plutôt que de creuser leurs pertes.
Au Royaume-Uni, le dernier appel d'offres pour l'attribution de nouveaux champs éoliens en mer n'a tout simplement reçu aucun dossier de candidature en septembre. « Les tarifs de rachat de l'électricité que proposaient les autorités étaient beaucoup trop bas. Tous les développeurs ont pris la même décision et ne se sont pas présentés » , explique Emmanuel Rollin, directeur général d'Iberdrola France. À 37 livres le MWh (environ 42 euros), le jeu n'en valait pas la chandelle. Dès juillet, le suédois Vattenfall avait également annoncé arrêter le développement d'un projet éolien au large du Royaume-Uni, l'un des plus vastes du pays. À Taïwan aussi, la situation est difficile pour les acteurs du secteur : les coûts y ont bondi de 30 % et les taux d'intérêt se sont envolés, sans que les prix de rachat de l'électricité aux développeurs n'aient été revus à la hausse.
En France, le parc de Saint-Brieuc, développé par Iberdrola, commence à tourner, et sera totalement opérationnel au printemps 2024. Les 62 éoliennes, installées à un peu plus de 16 km des côtes, représentent une capacité de production de près de 0,5 GW. « C'est un moyen de désenclaver la Bretagne : le parc va produire 9 % de l'électricité consommée dans la région » , précise Emmanuel Rollin. Une façon aussi de contribuer à la souveraineté énergétique. Mais il aura fallu douze ans pour en arriver là, dont pratiquement dix pour purger les contentieux.
Mais si les derniers mois ont pu faire naître des questionnements sur la filière, beaucoup estiment que le gros temps ne sera que passager. Les Britanniques entendent relancer un appel d'offres, avec cette fois un prix plafond plus élevé pour l'électricité qui sera produite par les futures installations, afin de rendre les projets plus attractifs. Par ailleurs, Orsted a annoncé le 20 décembre avoir pris la décision finale d'investissement pour construire le futur plus grand parc éolien au monde, Hornsea 3, aux larges des côtes anglaises du Yorkshire. Le coût du projet sera compris entre 10 et 11 milliards de dollars, pour une capacité de production de 2,9 GW. De quoi fournir du courant à quelque 3,3 millions de foyers. Preuve de l'attractivité du secteur, TotalEnergies a cédé le 21 décembre 25,4 % de Seagreen, son parc éolien offshore écossais, pour 689 millions de dollars. Une transaction qui valorise le parc à 4,3 milliards (soit un multiple de 13 fois l'Ebitda moyen attendu pour les cinq prochaines années). Outre-Atlantique, l'État du New Jersey devrait lui aussi relancer de nouveaux appels d'offres assortis de conditions financières conformes aux nouvelles réalités économiques. New York oeuvre à la construction d'un parc. Après une année 2023 des plus sombres pour le secteur, les Américains s'attendent à un redémarrage en trombe en 2024. Les Chinois n'ont, eux, jamais levé le pied. L'année dernière, ils ont installé autant d'éoliennes en mer que le reste du monde !
En France, la situation est différente. Le pays est très en retard par rapport à ses voisins européens. « Nous disposons de la plus belle façade maritime d'Europe et les projets n'avancent pas », déplore Olivier Terneaud, vice-président Offshore Wind chez TotalEnergies. Mais ce retard et une structure différente des appels d'offres ont mis l'Hexagone à l'abri du coup de tabac de 2023. « En France, le tarif de rachat de l'électricité produite par l'éolien en mer bénéficie, dans le cadre des appels d'offres lancés par le gouvernement, d'un système d'indexation sur l'inflation et le cours de certaines matières premières clés, comme l'acier » , résume EDF.
Autrement dit, si les coûts de construction d'un parc éolien grimpent, le prix de revente de son électricité suit. Sans pour autant remettre en cause la compétitivité de la filière. « L'éolien, comme le nucléaire, est une industrie fortement capitalistique, donc dépendante des taux d'intérêt. Mais il reste très compétitif », rassure Marc Hirt, directeur général pour la France d'OceanWinds, une coentreprise entre Engie et EDPR. D'autant qu'il existe des marges de progression. « Le flottant (une technique où les éoliennes sont posées sur des flotteurs, et non sur une armature fixée au sol, NDLR) est une technologie peu mature dont les coûts devraient baisser » , ajoute Marc Hirt.
Emmanuel Macron a d'ailleurs annoncé le lancement en 2025 d'un appel d'offres « géant », dans le but de produire 10 GW. Les délais de construction devraient aussi être réduits. En effet, les recours seront directement portés devant le Conseil d'État en premier et dernier ressort. Reste la question de prix. EDF a emporté le dernier appel d'offres, celui du parc Centre Manche 1, à 32 km des côtes de la Manche et du Calvados, avec un prix de 44,9 euros du MWh, jugé trop bas par nombre de ses concurrents. « Il sera instructif pour nous de regarder comment se passe l'application du cahier des charges par l'État » , glisse Olivier Terneaud.
Pour faire face à des prix en baisse, les développeurs de parcs ont logiquement accentué la pression sur les fournisseurs, et notamment sur les fabricants d'éoliennes. Mais ce qui était gérable ces dernières années pour les industriels est devenu très problématique depuis 2022, et l'envolée du prix des matières premières (acier, aluminium, cuivre, certaines terres rares...) entrant dans la composition des mâts et autres rotors.
Cela a aussi révélé les limites du modèle économique des grands acteurs occidentaux. Ceux issus d'anciens conglomérats - Siemens Energy, General Electric (GE) ou même Mitsubishi - étaient en effet présents sur un autre segment, celui de la fabrication de turbines à gaz. Ce métier disposait de sérieuses barrières, à l'entrée, techniques et financières. Mais ce marché historique a quasiment disparu : transition énergétique oblige, l'essentiel des investissements dans l'énergie au niveau mondial se fait aujourd'hui dans les énergies renouvelables. Ces entreprises se sont donc développées dans le nouveau métier de l'éolien. Cependant, des acteurs plus spécialisés, comme le danois Vestas ou l'allemand Nordex, y étaient déjà présents. Et prêts à batailler pour gagner des contrats. Ces géants ont dû apprendre dans la douleur à gérer une concurrence féroce.
Par ailleurs, tous ces fabricants, petits comme grands, ont adopté une stratégie ne permettant pas de dégager des marges bénéficiaires . Ils se sont en effet lancés dans une course au gigantisme. À chaque nouvel appel d'offres, ils ont conçu des machines plus puissantes que lors du précédent. En France, les éoliennes du premier parc offshore, opérationnelles depuis novembre 2022 à Saint-Nazaire, affichent une puissance unitaire de 6 MW. En mars dernier, EDF a été choisi pour construire et exploiter le parc au large du Cotentin en promettant des éoliennes de plus de 20 MW. Tout en reconnaissant qu'elles n'existaient pas encore. « La conséquence de cette course à la taille est que les constructeurs ne parviennent jamais à réaliser des économies d'échelle en installant plusieurs champs avec la même machine et doivent toujours dépenser beaucoup d'argent en R&D » , analyse Stéphane His, consultant indépendant spécialiste des énergies renouvelables.
Cette situation se lit dans leurs résultats. Lors les neuf premiers mois de l'année, l'allemand Nordex a affiché une perte opérationnelle de 205 millions d'euros, quand l'américain GE en a annoncé une de 1,8 milliard de dollars dans sa branche « renouvelable ». L'activité « énergie » de Mitsubishi est également dans le rouge. Le danois Vestas est resté déficitaire de 71 millions d'euros au cours de cette période , après une perte de... 1 milliard lors de la même période en 2022.
Mais c'est surtout le géant Siemens Energy, qui a pris le contrôle total de l'espagnol Gamesa en 2022, qui inquiète. Outre les difficultés communes au secteur, l'entreprise doit faire face à un accident industriel et a dû appeler l'État allemand à la rescousse. Ce dernier a annoncé, le 14 novembre, son intention d'accorder une garantie de 7,5 milliards d'euros, dans le cadre d'un plan de soutien bancaire d'un montant total de 15 milliards d'euros. En cause, des composants défectueux, principalement liés aux roulements et aux pales de rotor des turbines, sur des éoliennes terrestres. Ce qui lui coûte une fortune : le groupe a enregistré une perte de 3 milliards d'euros dans ses comptes du troisième trimestre 2023. « C'est un problème industriel très spécifique à Siemens Gamesa », relativise Stéphane His.
Néanmoins, la concurrence entre constructeurs d'éoliennes, facteur de fragilisation des marges, ne va pas s'amoindrir dans les prochaines années. Au contraire, puisque les fabricants chinois fourbissent leurs armes. L'an dernier, la Chine a installé 49 % des nouvelles éoliennes dans le monde. Et la capacité de production du pays représente 60 % de celle de la production mondiale. De quoi avoir envie d'exporter son savoir-faire et ses faibles coûts. « Les fabricants chinois disposent de leur immense marché intérieur, où ils peuvent gagner de l'argent » , précise Stéphane His. En Europe, les acteurs publics comme privés souhaitent, officiellement, éviter un scénario identique à celui de l'industrie photovoltaïque, quand les fabricants européens ont disparu en raison des prix ultra-compétitifs proposés par leurs concurrents chinois.
Mais il va falloir que les pouvoirs publics fassent un choix. À trop privilégier un prix bas de rachat de l'électricité produite sur les parcs, on fragilise les fabricants d'éoliennes européens. L'Hexagone a beaucoup à y perdre : bien que n'ayant pas de producteurs nationaux de ces machines, elle possède une base industrielle. « La France est le seul pays européen à disposer des deux usines de turbines. La filière est déjà bien développée », souligne Marc Hirt, de OceanWinds.
Les fabricants chinois disposent de leur immense marché intérieur, où ils peuvent gagner de l'argent
Le Figaro