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Les 1% face à l’écologie : «Les ultrariches qui se présentent comme des super-héros de la transition ont des intérêts à défendre»
Pour Edouard Morena, de l’Institut de l’université de Londres à Paris, de plus en plus de milliardaires de la «jet-set climatique» se disent écolos, préservant leurs investissements dans le capitalisme vert.
par Adrien Naselli
publié aujourd'hui à 16h48
Les rapports sur le climat se suivent et pointent systématiquement la responsabilité des ultrariches. Le dernier en date, «Egalité climatique : une planète pour les 99 %», rendu public par Oxfam ce lundi 20 novembre, met la pression aux leaders mondiaux, à quelques jours de la COP 28 à Dubaï, sur la nécessité d’une juste répartition de l’effort climatique. Présentée comme l’étude la plus complète sur l’inégalité climatique mondiale, elle affirme que les 77 millions de personnes les plus riches (1% de la population mondiale) sont personnellement responsables de 16% des émissions liées à leur consommation. Autant que les 5,11 milliards de personnes les plus pauvres (66% de la population).
Mais les 1% ne sont plus climatosceptiques. Dans Fin du monde et petits fours (La Découverte, 2023), le politologue Edouard Morena enquête sur «ces activistes climatiques d’un genre nouveau» qui entendent tirer parti de la transition écologique en installant l’idée d’un «capitalisme vert». Depuis les COP, qui font appel à des cabinets de conseil comme McKinsey and Co., jusqu’au «summum de l’entre-soi climatique» que représente Davos House en marge des sommets de Davos, de plus en plus d’ultrariches se disent écolos. Transitionner, oui, mais sans risquer de déstabiliser l’ordre social qui leur profite.
En quoi cette étude sur la responsabilité des ultrariches marque-t-elle une étape ?
On ne focalise plus uniquement sur leurs habitudes de consommation, la partie émergée de l’iceberg, mais sur leurs investissements. Les riches ne sont pas seulement des gens qui émettent beaucoup de CO2, ils sont des acteurs à part entière du débat sur la transition écologique. Le jour du One Planet Summet organisé par Emmanuel Macron en 2017, il prenait le petit déjeuner avec des milliardaires.
Il est acquis que des Jeff Bezos (Amazon) ou des Michael Bloomberg (ancien maire de New York), qui se présentent comme des super-héros de la transition, ont des intérêts à défendre. La philanthropie de la fondation Bill Gates (Microsoft) est un outil extraordinaire pour ne pas payer d’impôts. Leurs jets privés et leurs yachts renvoient à une extravagance qui nous choque. Mais, dorénavant, ils savent que leurs investissements sont scrutés.
Dans votre livre, vous montrez que la plupart des ultrariches sont acquis à l’idée d’une «transition écologique»…
En tant qu’acteurs de l’économie, ils ont intérêt à s’assurer que les politiques mises en place leur soient profitables. Certains ont donc centré leurs activités sur la croissance verte. Les dirigeants ou ex-dirigeants climatosceptiques comme Donald Trump et Javier Milei leur sont d’ailleurs très utiles car ils participent à renforcer un discours binaire qui opposerait ceux qui sont pour à ceux qui sont contre le climat. Cela les dispense d’aborder la question de la justice sociale et leur permet d’imposer un agenda de la croissance verte.
Contrairement aux idées reçues, la plupart soutiennent ainsi les marches pour le climat ou des mouvements plus radicaux…
Ils soutiennent le mouvement climat si le mouvement climat peut avancer leur agenda. Soutenir Extinction Rebellion ou s’afficher avec Greta Thunberg leur permet de renforcer le sentiment d’urgence et de promouvoir leurs solutions comme les plus réalistes à court terme : pour lutter contre les énergies fossiles, ils plaident pour que les aides soient réorientées vers des constructeurs d’éoliennes ou de panneaux solaires ou de voitures électriques.
Mais pour eux, la transition bas carbone doit être portée d’abord par des entrepreneurs perçus comme des génies, et non par l’Etat. Ils promeuvent donc des politiques de subvention aux entreprises, de crédits d’impôts et d’aides variées. Or, ces politiques ont un coût pour la puissance publique et donc pour l’ensemble des citoyens, avec des contreparties assez limitées.
Le rapport d’Oxfam recommande, à ce titre, la mise en place d’un impôt sur la fortune climatique ; cette idée peut-elle aboutir alors que Bruno Le Maire l’a déjà rejetée en France ?
Nous avons des rapports de plus en plus officiels, comme le rapport Pisani-Ferry en juin, qui évoquent une taxation progressive des plus riches. Or, le débat climatique tel qu’il est posé par ceux qui promeuvent la croissance verte repose sur l’idée que les acteurs privés vont se réguler aux mêmes – cette idée a donc encore beaucoup de mal à s’imposer. D’un autre côté, si la question de la justice fiscale est clé, il ne suffit pas pour autant de taxer !
Des politiques qui ne feraient que reverser aux riches l’argent taxé aux riches, pour qu’ils investissent dans les technologies bas carbone par exemple, ne changeraient rien à notre modèle fortement inégalitaire. En revanche, si on s’en servait pour mettre en place un service public de l’énergie verte, on lutterait efficacement contre les inégalités. Ce qui donne de l’espoir est que nous ne sommes plus dans la mise à l’agenda. Les débats sont centrés sur le type de transition qu’on veut avoir. On est passé à une nouvelle étape.
Qu’attendre de la COP 28 ?
On est toujours déçu par les COP, d’abord, parce que les attentes sont démesurées. Mais chacune participe à forger le discours général autour de la question climatique. Elles ont dorénavant une influence presque culturelle. Les ONG ont un rôle à jouer au sein de ces espaces pour influencer l’orientation des discussions. L’année dernière, ce qui s’est passé à Charm el-Cheikh avec l’accord sur l’établissement d’un mécanisme de financement pour les «pertes et dommages» dus aux catastrophes induites par le climat dans les pays vulnérables était en ce sens historique.
A quand remonte l’idée d’un «capitalisme vert» ?
On peut dire qu’il y a un tournant au début des années 2000, avec l’horizon de la conférence de Copenhague sur le climat en 2009 (COP 15). Le contexte de la ratification du protocole de Kyoto et du premier marché carbone au niveau européen va inciter certaines élites économiques à investir.
Il y a aussi le documentaire Une vérité qui dérange d’Al Gore en 2006, qui montre la prise de conscience chez les élites économiques que le climat est une menace y compris pour eux et qu’il faut y faire face. Leur but, dans le meilleur des cas, est de réduire collectivement nos émissions de carbone ; dans le pire des cas, de conserver leurs intérêts.