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« Entre deux maux, le recyclage des déchets nucléaires et le réchauffement climatique, l’Europe doit trancher »
Alors que les fortes hausses des tarifs du gaz et de l’électricité préoccupent les Européens, un autre débat, concernant l’orientation du financement de la transition énergétique, monte en puissance, explique dans sa chronique Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. Le coût de l’énergie sera l’une des préoccupations majeures des Européens cet hiver. Sur le marché à terme, le prix de l’électricité a quasiment doublé depuis le début de l’année, tandis que les cours du gaz coté à Rotterdam (Pays-Bas) sont en progression de 300 %. Pris de court, les gouvernements tentent d’amortir le choc auprès des consommateurs.
En France, les plus précaires recevront un chèque énergie. En Italie, 3 milliards d’euros viennent d’être débloqués pour préserver le pouvoir d’achat des ménages. En Espagne, l’Etat a baissé dans l’urgence les taxes sur l’électricité. Quant à la Commission européenne, elle travaille pour définir un cadre dans lequel les Etats membres seront autorisés à subventionner l’énergie sans enfreindre les règles communautaires. Si ce n’est pas encore la panique, l’agitation est forte.
L’histoire est toujours la même. L’énergie ne devient réellement une préoccupation que lorsque son prix explose. Le consommateur prend conscience de l’importance des choix énergétiques à la lecture de sa facture de gaz ou d’électricité, alors que tout doit être pensé dans le long terme : construction des infrastructures, financement et évaluation de l’impact sur l’environnement.
Taxonomie européenne
Pendant que tout le monde a les yeux rivés sur les tarifs, un autre débat énergétique monte en puissance : celui autour de la taxonomie européenne. Dès l’intitulé, on comprend pourquoi le sujet fait moins de bruit dans l’opinion. Il est pourtant fondamental et structurant pour les années à venir sur la façon dont les Vingt-Sept vont orienter leur politique énergétique.
La taxonomie consiste à définir ce qu’est une activité économique durable afin de flécher les financements dans le cadre de la transition écologique. Si une source d’énergie n’entre pas dans cette nomenclature, elle aura toutes les peines du monde à trouver les capitaux nécessaires à son développement et risque de se retrouver rapidement hors jeu.
L’enjeu doit être resitué dans le cadre de l’engagement de l’Union européenne pour réduire ses émissions de CO2, principale cause du réchauffement climatique. L’objectif consiste à atteindre la neutralité carbone à l’échelle du continent d’ici à 2050.
Les investissements nécessaires pour y parvenir ont été évalués par la Commission européenne à 350 milliards d’euros par an. La classification en cours d’élaboration doit permettre d’identifier le chemin de la transition écologique en passant au crible 70 secteurs d’activité représentant 93 % des gaz à effet de serre émis sur le territoire européen, parmi lesquels la construction, le transport, l’industrie ou encore l’énergie.
Cinquante nuances de vert
C’est sur celle-ci que porte l’un des débats les plus virulents. Quelles sources d’énergie vont-elles être considérées comme durables ? Le problème, c’est qu’en la matière, il existe cinquante nuances de vert : des énergies renouvelables au gaz naturel, plus propre que le pétrole, mais qui reste émetteur de CO2, en passant par le nucléaire, quasiment neutre sur le plan carbone, mais générateur de déchets qu’il faut stocker faute de pouvoir les détruire.
La Commission, qui ne veut ni du gaz ni du nucléaire, tergiverse
Sur ce sujet, le continent est coupé en deux avec, d’un côté, l’Allemagne, le Danemark, l’Autriche, le Luxembourg et l’Espagne, qui font pression pour que le gaz naturel soit pris en compte par la taxonomie et, d’un autre côté la France, qui milite pour y intégrer le nucléaire. La Commission, qui ne veut ni du gaz ni du nucléaire, tergiverse en espérant trancher à la fin de l’année.
Une première tentative de réconciliation a été esquissée. Il s’agirait de qualifier le nucléaire et le gaz dans la future nomenclature, à condition que le premier ne cause aucun préjudice à l’environnement et que le second n’émette que très peu de CO2. Une solution en trompe-l’œil, car aucun de ces préalables n’est réaliste. La question du stockage des déchets nucléaires butte toujours sur son acceptation par l’opinion, tandis que les exigences sur le gaz nécessiteraient des systèmes de captation de CO2, qui rendent l’équation économique impossible.
L’autre solution consisterait à négocier une période transitoire, le temps d’organiser la sortie du nucléaire et du gaz. Est-ce acceptable pour Berlin, alors que Nord Stream 2, le pipeline qui achemine le gaz russe vers l’Allemagne, vient tout juste d’être achevé ? Après avoir renoncé au nucléaire, le pays en est réduit à faire tourner ses centrales à charbon, encore plus polluantes. Dans les prochaines années, l’éolien et le solaire seuls ne suffiront pas à couvrir les besoins énergétiques allemands, sauf à réduire la croissance. La future coalition au pouvoir y consentira-t-elle ?
Dilemme
Parallèlement, Bruxelles aura du mal à convaincre la France que l’atome soit exclu de la nomenclature européenne, alors que 67 % de son électricité en est issue et qu’il s’agit de l’une des sources les plus efficaces en termes de rejet de CO2. La France affiche un taux d’émission par habitant deux fois inférieur à celui de l’Allemagne. Quant à la question du coût, l’Agence internationale de l’énergie rappelle que « la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires est l’un des moyens les plus rentables de fournir des sources d’électricité à faible émission de carbone jusqu’en 2040 ».
Entre deux maux, le recyclage des déchets nucléaire et le réchauffement climatique, l’Europe doit trancher. Au regard du nombre d’Etats membres qui ne veulent pas entendre parler du nucléaire d’un côté et, de l’autre, le gaz qui reste une énergie polluante, le dilemme n’est pas près d’être résolu, ce qui est de mauvais augure pour que la Commission trouve un compromis sur la taxonomie.
« Ce serait une excellente nouvelle pour les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui voient d’un mauvais œil que l’UE soit en capacité de fixer la norme mondiale en matière de finance verte, prévient Philippe Lambert, coprésident du groupe Les Verts au Parlement européen. A défaut d’être une puissance géopolitique, veut-on se donner les moyens de cette ambition ? » Encore faudrait-il que Berlin et Paris soient prêts à en payer le prix.