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Pandémie
Brésil : un effondrement sanitaire sans précédent
Avec plus de 358 000 décès, le deuxième pays le plus endeuillé au monde continue de s’enfoncer dans la crise. L’explosion de la mortalité quotidienne, due à l’émergence du variant «P1» et à la gestion désastreuse du président Jair Bolsonaro, alarme le reste de la planète.
par Chantal Rayes, correspondante à São Paulo
publié le 14 avril 2021 à 19h14
L’équivalent d’un 11 Septembre, voire de 25 crashs aériens par jour. L’effroyable escalade des décès par Covid-19 au Brésil se prête aux comparaisons les plus macabres. Selon un décompte du site brésilien de la BBC, le virus, qui connaît un rebond d’une virulence inédite, a tué davantage de Brésiliens le mois dernier (plus 66 000) que dans 109 pays réunis depuis le début de la pandémie. En seulement quelques semaines, le nombre de décès quotidiens a triplé, pour atteindre plus de 3 000 en moyenne. Et le pire est à venir. «D’ici la fin avril, nous aurons 5 000 morts par jour», pronostique Domingos Alves, professeur à l’université de São Paulo. Le niveau quotidien des décès est désormais inégalé dans le monde et, en chiffres absolus, le pays est le deuxième plus endeuillé au monde après les Etats-Unis, avec 358 718 morts au 13 avril sur 13,6 millions de contaminations.
La dégradation simultanée de la situation sanitaire sur l’ensemble du territoire provoque un «effondrement sanitaire et hospitalier sans précédent», selon la Fiocruz, le principal institut brésilien de recherche publique. Dans 18 des 27 Etats du pays, le taux d’occupation des services de soins intensifs est supérieur à 90 %. Tous les jours, des dizaines de malades décèdent en attendant un lit en réanimation. Ouvrir des lits supplémentaires n’est plus une solution. Les médecins en soins intensifs manquent, les stocks d’oxygène et de médicaments s’épuisent.
En cause, le variant brésilien dit «P1», d’abord détecté à Manaus en décembre et maintenant présent dans au moins 17 des 27 Etats. Le P1 est tenu pour le plus inquiétant parmi les 60 à 100 variants qui ont proliféré au Brésil avec la circulation hors de contrôle du Sars-Cov-2. Sa contagiosité serait jusqu’à 2,2 fois supérieure à la souche originale. Les soignants le disent également plus agressif : aujourd’hui, près de 53 % des malades en réanimation ont moins de 40 ans.
«Aucune coordination nationale»
«Si rien n’est fait, le Brésil risque de devenir une menace globale, une sorte d’ennemi de tous, incapable de contrôler un virus qui a commencé à reculer dans d’autres pays», met en garde l’épidémiologiste Gulnar Azevedo e Silva, présidente de l’Abrasco, une association de défense de la santé publique. Plus d’une centaine de pays, notamment d’Amérique du Sud, où le P1 s’est propagé, lui ont d’ores et déjà fermé leurs frontières. «Le Brésil vit une tragédie dont le grand coupable n’est autre que Jair Bolsonaro lui-même», assène Eliane Cantanhêde, éditorialiste au journal O Estado de S. Paulo. Le président d’extrême droite est accusé de laisser courir le virus pour tenter de préserver l’activité économique. Résultat, «il n’y a aucune coordination nationale des efforts de lutte contre l’épidémie, reprend Gulnar Azevedo e Silva. Etats et villes sont livrés à leur propre sort, mettant en place leurs propres mesures sanitaires, sans soutien financier suffisant du gouvernement central».
Directeur du Ieps, un think tank dédié aux politiques sanitaires, le politologue Miguel Lago pointe, pour sa part, le triple échec de ce qu’il décrit comme le «gouvernement le plus incompétent de l’histoire brésilienne». «Le Brésil, qui a mis en place un système de santé universel après la fin de la dictature [1964-1985, ndlr], était le seul pays émergent à même de faire face à une telle crise sanitaire et pourtant, Jair Bolsonaro s’est arrangé pour y apporter la pire réponse possible, constate cet observateur. Le pays n’a pas mis à profit sa formidable infrastructure de vigilance épidémiologique : quelque 300 000 “agents de santé” qui vivent dans les quartiers et connaissent chacun de leurs habitants. Ce réseau aurait pu être employé pour réaliser le traçage des cas contacts et interrompre ainsi la contagion». Et de poursuivre : «Nous n’avons pas réussi non plus à faire rester les Brésiliens chez eux. Un défi, certes, dans un pays où les conditions de logement sont précaires et les actifs, majoritairement des informels qui ne peuvent pas télétravailler. Or, pour compenser la baisse de l’activité, le Brésil a versé à quelque 67 millions de ces précaires des subsides d’urgence parfois supérieurs à leurs revenus habituels ! Sans résultat sur le respect des mesures de quarantaine, qui ne concernent plus aujourd’hui que le tiers de la population. Quant à la vaccination, elle avance beaucoup plus lentement que le virus.» Au 6 avril, seuls 2,4 % des Brésiliens avaient reçu deux doses, plaçant le pays au 56e rang mondial. «Là aussi, reprend Miguel Lago, nous n’avons pas mis à profit notre extraordinaire capacité d’immunisation en masse». Le Brésil est capable de piquer 2,4 millions de personnes par jour. Il n’en vaccine quotidiennement que 900 000, et cela, enchaîne ce spécialiste, «sans prendre en compte le véritable public prioritaire. Ici, vieillir reste un privilège. Nos inégalités sociales sont un facteur de risque, au même titre que l’âge. Or les travailleurs essentiels pauvres, comme les techniciens de surface de l’hôpital, ne sont toujours pas vaccinés».
«Autonomie des gouverneurs»
Comme ailleurs, il n’y a pas de doses pour tout le monde. Bolsonaro a tardé à les négocier, s’employant pendant des mois à saper l’idée d’une stratégie vaccinale, au profit des traitements dits «précoces» aux effets non reconnus, comme l’hydroxychloroquine. «Le meilleur vaccin, c’est d’attraper la maladie», lâchait-il encore en octobre. Sous la pression de ses alliés, mais aussi en raison du retour dans le jeu politique de son principal contempteur, l’ancien président Lula, dont les condamnations ont été annulées début mars, il s’est finalement décidé à signer avec les grands laboratoires, mais les approvisionnements ne sont pas garantis pour autant. Du moins, tant que les Etats-Unis n’auront pas vacciné leur population, admet Marcelo Queiroga, son quatrième ministre de la Santé en un an. Entre-temps, les Brésiliens devront se contenter du Coronavac, produit à São Paulo grâce à un partenariat local avec le laboratoire chinois Sinovac.
Les spécialistes sont unanimes : à ce stade, seul un confinement total pourrait freiner la course folle du virus à travers le Brésil. «Bolsonaro est contre, mais les gouverneurs jouissent d’autonomie pour décréter un lockdown dans leurs Etats, rappelle le professeur Domingos Alves. S’ils ne le font pas, c’est par crainte que leur police se refuse à obéir pour faire respecter des mesures sanitaires coercitives. Les corporations policières, bien que sous l’autorité des gouvernements régionaux, sont une importante assise du chef de l’Etat.» Désormais, Jair Bolsonaro devra répondre de son invraisemblable gestion de la crise du coronavirus devant une commission parlementaire d’enquête ad hoc installée mercredi par le Sénat. «Quand on lui demandera pourquoi il a comparé le virus à une “grippette”, acheté des stocks de chloroquine au lieu de négocier le vaccin, fait campagne contre le port du masque et saboté la distanciation physique, que répondra Bolsonaro ? interroge l’éditorialiste Eliane Cantanhêde. Le Président est dans de sales draps, mais je ne crois pas à une destitution pour autant. Bolsonaro garde le soutien de 25 % à 30 % de l’opinion, qui voit en lui un rempart contre un retour de la gauche aux affaires.»