À Marseille, la lutte contre le Covid-19 ne se prive pas des cliniques
DÉCRYPTAGE
par Violette Artaud
le 8 Oct 2020
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Contrairement à une idée reçue, les établissements de santé privés font pleinement partie du dispositif de lutte contre le Covid-19 aux côtés de l'AP-HM. Si la première vague avait fait naître des griefs, les acteurs de terrain assurent que la coordination entre privé et public est désormais fluide.
L'hôpital européen à Marseille (Image LC)
Laurent Papazian et Élisabeth Cornesse racontent la même histoire. Le 13 mars, l’Agence régionale de santé (ARS) les convoque. Lui, chef de service en réanimation à l’AP-HM, elle, présidente de la commission médicale de la clinique privée Beauregard. À leurs côtés, un grand nombre de chevilles ouvrières des structures hospitalières publiques comme privées. “C’était une réunion pour nous prévenir de ce qui allait arriver, pour nous dire que nous allions confiner, déprogrammer… Que nous allions devoir faire face au choc”, se remémore Élisabeth Cornesse. “Quand on est sortis de là, on s’est réunis entre médecins. Nous savions que nous n’avions pas énormément de moyens à l’AP-HM. Il fallait que l’on s’organise, sinon, nous allions être dépassés”, poursuit le professeur Papazian, désormais coordinateur de la réanimation dans la région.
Ensemble, médecins libéraux et médecins de l’Assistance publique décident alors de partager un tableur Excel leur permettant d’actualiser en temps réel le nombre de lits disponibles dans leurs établissements respectifs. Avec “cet outil de pointage”, débute alors la coopération entre hôpitaux privés et publics pour la gestion de la crise sanitaire dans la région PACA. Une coopération pragmatique qui, malgré quelques accrocs lors de la première vague, fonctionne désormais sans embûches. Au point d’en faire une spécificité locale, contrairement aux craintes de certains.
LE POINT SUR LA SITUATION
“50 % DANS LE PUBLIC, 50 % DANS LE PRIVÉ”
“Et les cliniques privées ? Elles font quoi dans tout ça ?”, s’agace un internaute en réponse à notre article sur l’ouverture de lits Covid à l’AP-HM pour ce “deuxième épisode”. Des questions qui témoignent d’un avis partagé sur les réseaux sociaux. Et légitime à Marseille notamment, où le privé constitue historiquement une part importante de l’offre de soins globale. La semaine dernière, c’était Grégory Nicolaï, avocat de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH) qui, à l’occasion de sa plaidoirie devant le tribunal administratif, décriait “les cliniques privées sous-employées dans le dispositif Covid”.
Pourtant, dans les Bouches-du-Rhône, la prise en charge des “patients Covid” serait, selon l’ARS, parfaitement répartie. “50 % dans le public et 50 % dans le privé, informait il y a quelques jours lors d’un point presse Anthony Valdez, le directeur de l’organisation des soins de l’ARS. Le privé étant réparti à 25 % dans les Espic [établissements de santé privés à but non-lucratif, ndlr] et 25 % dans les établissements privés lucratifs.” Des chiffres trop ronds pour être vrais ? Sur le terrain, les différents opérateurs s’accordent pour dire qu’ils sont réalistes.
“ILS ONT AUSSI DES SERVICES D’URGENCE”
“25 % dans les Espic c’est certain, c’est nous [l’AP-HM, ndlr] qui leur envoyons“, assure Jean-Luc Jouve, référent régional du collectif inter hospitalier et chef de pôle à l’AP-HM. À Marseille, il s’agit en l’occurrence de l’hôpital Saint-Joseph et de l’hôpital européen, qui font partie du dispositif au même titre que l’AP-HM. “Ils ont aussi des services d’urgence et sont donc en première ligne, tout comme Beauregard”, confirme Lionel Velly, anesthésiste réanimateur à la Timone. Pour les Bouches-du-Rhône, Laurent Papazian estime pour sa part à 60 % les “patients Covid” pris en charge par le public, et à plus de 20 % par les Espic. Laissant ainsi un petit cinquième restant au privé lucratif.
On pensait que la région PACA allait boire une tasse phénoménale. Alors, on a demandé à tout le monde de faire des efforts et de déployer un nombre de lits important.
Laurent Papazian, coordinateur régional pour la réanimation
Selon un document qu’a pu se procurer Marsactu, ces chiffres semblent également se répéter dans les services de réanimation. À titre d’exemple, le 25 septembre dernier, 121 patients étaient hospitalisés dans des services de réanimation du département suite à une contamination au Covid-19. Sur ces 121 patients, 66 (soit 54 %) l’étaient dans le public et 55 (45 %) dans le privé.
Un ratio qui se rapproche des capacités théoriques au niveau régional. Selon la Fédération des cliniques et hôpitaux privés (FHP) du sud-est, début octobre, le privé assurait 38 % des capacités en réanimation pour les patients atteint de Covid-19. Des proportions qui sont semblables à celles calculées par l’ARS. Mais si la gestion de la crise est aujourd’hui bien répartie, cela n’a pas toujours été le cas. Lors de la “première vague”, des crispations ont fait surface.
“DES STRUCTURES SE SONT SENTIES SPOLIÉES”
“Au début de la crise, on ne savait pas où on allait. On pensait que la région PACA allait boire une tasse phénoménale. Alors, on a demandé à tout le monde de faire des efforts et de déployer un nombre de lits important”, rembobine Laurent Papazian. Finalement, la vague qui a submergé le Grand Est et l’Île-de-France au printemps n’a jamais mis le Sud-Est dans le rouge. Et un certain nombre de lits armés pour les patients Covid sont restés vides : un manque à gagner pour les structures privées. “Peut-être qu’à un moment, une ou deux structures se sont senties spoliées”, avoue à demi-mot Lionel Velly. Selon plusieurs sources, des réticences ont ainsi pu resurgir durant la préparation pour la “deuxième vague”. Elles venaient “d’établissements privés très périphériques comme la clinique d’Istres”, glisse-t-on dans le milieu hospitalier, ou encore, de la part de “Clairval [dans le 9e arrondissement de Marseille, ndlr], qui a le moins bien joué le jeu”. Cette dernière clinique n’a pas répondu à nos sollicitations.
Pour compenser les lits immobilisés sans patients, L’État va verser une “garantie de financement” sur la base des recettes de l’année dernière
Dans le privé, certaines plaies ne sont donc pas tout à fait cicatrisées. “Les CHU [centre hospitalier universitaires, ndlr] ont mis la pression sur tout le monde pour déprogrammer les autres interventions alors que sur le terrain, il n’y avait pas besoin”, rappelle-t-on en off du côté des établissements lucratifs. D’après la Fédération des hôpitaux privés, ce manque à gagner est conséquent. “Nous ne l’avons pas chiffré mais ce qui est certain, c’est que nous ne le rattraperons pas”, précise Alice Barès-Fiocca, déléguée régionale de la FHP.
“Mais nous pouvons tenir car le public comme le privé ont eu le même niveau de financement”, ajoute la représente locale de la fédération en référence à un arrêté du 7 mai dernier. “Quel que soit leur statut, les établissements bénéficieront d’un garantie de financement qui se base sur les recettes de l’assurance maladie pour l’année 2019. Pour le privé, cela représente 90 % des recettes. Mais il n’y a aucun effet d’aubaine”, précise Alice Barès-Fiocca. En attendant l’application de cet arrêté, dont on ne connait pas le montant global, des avances de trésorerie ont été débloquées.
“ON EN A TIRÉ LES LEÇONS”
Pour éviter de nouvelles dépenses surestimées, la préparation de la deuxième vague s’est faite avec quelques modifications dans l’organisation entre public et privé. “On en a tiré les leçons, précise Laurent Papazian. On essaye maintenant de rester au plus près du nombre de lits dont on a besoin, avec un système souple qui permet d’augmenter ou de baisser avec des fluctuations minimes.” L’outil de pointage commun est ainsi actualisé deux fois par jour. Par ailleurs, les transferts d’un hôpital à un autre sont gérés au plus près du terrain, directement entre les médecins.
À lire sur le sujet : En visite à la Timone, le ministre de la Santé jongle entre les colères
“L’ARS n’est pas sur le terrain. Or, c’est plus facile d’apprécier le terrain avec les collègues, raconte Laurent Papazian. En tout cas, l’ARS a accepté une gestion plus médicalisée : je décroche mon téléphone, j’appelle un confrère pour savoir s’il peut prendre un patient, s’il me dit qu’il n’a pas assez d’infirmières j’insiste pas, j’en appelle un autre. On doit beaucoup à cette organisation.” Autre changement : la répartition géographique. “Pour harmoniser au mieux et ne frustrer personne, on fonctionne en micro-territoire avec des relations privilégiées, rend compte Lionel Velly. Par exemple, nous [la Timone, ndlr], nous échangeons avec Clairval et Bouchard. Ça nous permet d’avoir une meilleure coordination qu’au grand étage du 13.”
“MONTER DES RÉANIMATIONS EN 24/48 HEURES”
“On a démontré notre capacité à s’adapter et être agile, à déprogrammer et monter des réanimations en 24/48 heures”, vante de son côté Alice Barès-Fiocca. Ainsi, si un grand nombre de patients transitent aujourd’hui entre public et privé, le privé n’a pas eu à déprogrammer des interventions massivement comme ce fut le cas lors de la première vague. “Nous n’avons pas monté d’unité Covid à proprement parler”, rend compte Élisabeth Cornesse pour Beauregard. L’Assistance publique-hôpitaux de Marseille se considère pour sa part en tension, avec déjà, un certain nombre de déprogrammations.
Mais la vague épidémique est cette fois-ci beaucoup plus constante et les structures privées acceptent sans rechigner les transferts qui permettent de ne jamais arriver, pour le moment, à saturation dans les réanimations publiques. “Dans le département, le nombre de lits en réanimation dans le privé constitue une offre de soin sans commune mesure avec par exemple Lyon ou Strasbourg. Et contrairement à l’Île-de-France où certaines structures ont été beaucoup plus revendicatives face à l’AP-HP, nous n’avons pas de soucis pour les solliciter”, conclut Lionel Velly. Sur ce sujet au moins, on ne pourra pas dire Marseille et sa région font partie des mauvais élèves.