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Pour le professeur Bernard Bégaud, pharmacologue, l'épidémie du coronavirus met en évidence les dysfonctionnements du système de santé français et aurait dû susciter une coordination bien plus grande.
Le professeur Bernard Begaud, pharmacologue, ancien président de l’Université de Bordeaux, a présidé pendant plus de quinze ans le comité de suivi des essais cliniques au sein de l’Agence du médicament (ANSM). Il revient pour Libération sur la chloroquine, et pointe l’incohérence et l’absence de coordination des essais en cours.
Après trois mois d’attente, sait-on enfin si le traitement du professeur Raoult est efficace ou pas ?
On n’a à ce jour aucune confirmation scientifique, on ne peut donc répondre ni oui ni non. Des résultats partiels semblent indiquer que l’hydroxychloroquine ne tient pas ses promesses… Peu d’essais l’ont cependant testée en bithérapie, sans doute par peur d’augmenter la toxicité cardiaque.
Mais quand même, ne pas savoir clairement début mai, n’est ce pas problématique ?
C’est effectivement incroyable. Les crises révèlent toujours les faiblesses d’un système ; celle-ci met en évidence plusieurs dysfonctionnements majeurs. Le médicament est l’un des points faibles du système sanitaire français, le thermomètre de notre incurie. Il est clair que dans cette affaire, l’Etat n’a pas joué son rôle.
Mi-février, Didier Raoult donne une piste ; il est dans son rôle. Nous sommes face à une situation inédite, avec des prévisions épidémiologiques catastrophiques : au minimum 30 000 morts. Il est donc essentiel d’explorer toute piste thérapeutique dès lors qu’elle paraît biologiquement plausible. C’était le cas, il y avait au moins une action in vitro. En outre, Didier Raoult peut agacer mais c’est un chercheur plus que reconnu. Bref, il fallait tester et tout de suite. Il n’était pas difficile de monter en un temps record deux essais comparatifs contre placebo : l’un à un stade précoce ou très précoce, l’autre pour un stade plus avancé de la maladie. Les personnes atteintes, hélas, ne manquaient pas, les bonnes volontés non plus. Au bout d’un mois et demi, on aurait pu avoir des résultats carrés.
Et ce n’est pas le cas…
Il n’y a pas eu de coordination. La France souffre d’une pléthore de structures, agences et autres comités au point que l’on ne sait plus qui doit faire quoi. Là, on aurait pu réunir un groupe d’experts et, en quelques jours, lancer un essai. Tout serait clair aujourd’hui. On a préféré marcher sur la tête, comme publier un sondage disant que 59% des Français pensent que l’hydroxychloroquine est efficace dans le Covid… C’est insupportable, la négation absolue de la science.
Tout cela dans une atmosphère de «politique people» préférant commenter la visite du président de la République à Didier Raoult à Marseille. La science n’est pas un spectacle ; elle ne doit pas s’embarrasser de phénomènes de cour. On a touché le fond, un fond dramatique car des milliers de vies étaient en jeu. Soit un traitement marche et il faut l’appliquer très vite, soit on passe à autre chose. Les forces et les moyens de la recherche ne sont pas infinis. Lorsque l’exécutif se félicite que la France soit championne du nombre d’essais sur l’hydroxychloroquine, c’est un aveu d’échec, celui d’une absence totale de coordination.
Didier Raoult met en avant l’argument qu’il est d’abord un médecin puis un chercheur, et que ce n’est pas la même temporalité. A-t-il raison ?
Il est dans son rôle quand il avance des hypothèses. En tant que médecin, il a le doit de pratiquer la thérapeutique qu’il estime la plus adaptée, il engage sa responsabilité mais ne commet pas de faute. On lui met sur le dos qu’il a égaré les gens, on pointe sa personnalité iconoclaste, mais son rôle a été amplifié par la vacuité de la parole publique…
Didier Raoult a joué de sa stature, de ses réseaux, de son côté marseillais. Cela peut agacer mais, à nouveau, cela n’a été possible que parce qu’il n’y avait rien en face.
Quid de l’Agence nationale de sécurité du médicament ?
Sur ce plan, l’ANSM ou d’autres structures ont été bien silencieuses. Pourtant, tout ce qui touche au médicament et aux essais est la prérogative de l’Agence. J’ai présidé pendant quatorze ans le comité des essais cliniques, aujourd’hui supprimé. Maintenant, c’est bien tard : lancer un essai comparatif est difficile, car les patients ne veulent plus du placebo. Il fallait le faire en février ou début mars.
Que penser d’une méta-analyse, synthèse de toutes les études ?
Il existe un grand nombre de données, des gens étaient traités par hydroxychloroquine pour d’autres pathologies. On pouvait regarder s’ils étaient effectivement protégés. Ces données éparses, françaises, européennes, chinoises, totalisent un grand nombre de patients. Cela aurait pu être analysé et rendu public pour aider les soignants désorientés par tant d’agitation médiatique.
En outre, on est maintenant dans une course effrénée à la publication. Certaines équipes semblent oublier qu’en urgence sanitaire, les données de recherche sont un bien collectif. Seul le politique aurait pu mettre de l’ordre. L’Etat n’a pas été dans son devoir d’organisation. Un programme européen coordonné aurait aussi été nécessaire.
Qu’en est-il de l’influence des laboratoires ?
Des pistes et des espoirs existent, notamment du côté de molécules innovantes déjà commercialisées dans d’autres indications, comme les anticorps monoclonaux. La collaboration public-privé est en marche, et c’est tant mieux ! Mais attention au marché de dupes. Plusieurs essais sont financés par des fonds publics et des associations caritatives. Si c’est pour qu’à la fin le laboratoire empoche seul les bénéfices liés aux prescriptions dans la nouvelle indication, c’est très choquant. Rappelons que le tocilizumab de Roche, qui semble marcher chez certains malades selon l’essai réalisé à l’AP-HP, se vend à plus de 800 euros l’injection. Même chose pour le produit de Gilead. On est loin des 4 euros de l’hydroxychloroquine ! Là encore, l’Etat doit jouer son rôle et ne pas seulement passer le plat à l’industriel.
Eric Favereau