Information
Coronavirus : « C’est le début d’une déstabilisation en cours, il n’y aura pas d’après », selon le philosophe Dominique Bourg
INTERVIEW Assiste-t-on à l'effondrement de notre monde? Le philosophe Dominique Bourg se penche sur la question
« Le Covid-19 […] est la plus grave crise sanitaire qu’ait connue la France depuis un siècle », a affirmé le président de la République.
Alors que plusieurs pays européens, dont la France, sont à l’arrêt, tant économiquement que socialement, la question de l’effondrement se pose.
Le philosophe Dominique Bourg analyse avec 20 Minutes la crise du coronavirus et envisage l’après.
La réalité est-elle en train de donner raison aux collapsologues qui envisageaient -dans le livre Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens- l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle ? La crise du coronavirus marque-t-elle le début de cet effondrement, à entendre comme la convergence de toutes les crises : climatiques, écologiques, biogéophysiques, économiques… ? Dominique Bourg*, philosophe et professeur honoraire à l’université de Lausanne, n’en doute pas.
Est-on en train de vivre l’effondrement tel qu’il est décrit par la collapsologie ?
Je refuse de parler d’effondrement au singulier. Depuis plus d’un demi-siècle, on nous dit que notre système n’est pas durable. C’est logique qu’il s’effondre. Vous ne pouvez pas dire d’un côté, ce n’est pas durable, et de l’autre, il va se maintenir à l’infini. C’est absurde. Ce qu’il se passe aujourd’hui ridiculise tous les propos un peu hautains et rigolards autour de la question de l’effondrement. Il faut quand même être prudent. Il ne faut pas dire : ça y est, c’est l’effondrement au sens de Yves Cochet. Ça nourrit des réactions pitoyables. Vous avez des gens qui vont vider les rayons, il y a des vols de masques dans les hôpitaux...
Selon vous, il s’agirait plutôt d’effondrement au sens du livre « Comment tout peut s’effondrer » écrit par Pablo Servigne et Raphaël Stevens : l’effondrement de la civilisation telle qu’on la connaît.
C’est en cours. Il faut être très clair là-dessus. Ce qui se passe en ce moment est une étape très importante dans le processus de délitement. Je n’ai aucun doute là-dessus. Ce que je reproche à Yves Cochet, c’est qu’il part de modèles globaux, -le modèle des Meadows [en 1972, le rapport Meadows a mis en avant le danger pour l’environnement planétaire de la croissance démographique et économique de l’humanité], parfois des modèles plus précis-. Il plaque cela sur des réalités sociales qui sont très diverses culturellement, localement, géographiquement. Cela ne marche pas. On ne peut pas dire que tous les supermarchés ferment au même moment parce qu’il n’y a plus rien. Il y a le décalage horaire, et, par exemple, il n’y a pas de supermarchés en Papouasie Nouvelle-Guinée. Évitons cette caricature.
Lors de son allocution, Emmanuel Macron a répété à plusieurs reprises qu’il [saura] en « tirer toutes les conséquences ». Mardi, Olivier Véran, invité de France Inter, a insisté sur le fait qu’on devrait changer de modèle de société. Cette crise est-elle « intéressante » pour la prise de conscience ?
Plus que la prise de conscience. Comparons la crise de 2008-2009 et celle d’aujourd’hui. Elles n’ont rien à voir. En 2008-2009, on a une crise financière qui débouche sur une crise économique, qui, elle-même, débouche sur des dommages sociaux. Là, nous avons une crise sanitaire, avec la question de la vie et de la mort des gens. Cette crise sanitaire débouche sur le fait de figer l’économie. La mondialisation montre qu’il est plus difficile d’y faire face. Effectivement, les états vont dépenser énormément en étant déjà extrêmement endettés. C’est-à-dire que l’idée même de remboursement de la dette n’a pas forcément de sens après cette crise. Ensuite, le coronavirus arrive avec un basculement culturel qui n’avait pas du tout eu lieu en 2007-2008.
C'est-à-dire ?
L'enquête de Philippe Moati, publiée dans Le Monde au mois de novembre, propose un choix entre trois modèles de société : l’utopie techno-libérale, l’utopie écologique et l’utopie sécuritaire. Elle montre que 55 % des sondés préfèrent la sobriété et la relocalisation des activités. Selon un sondage Odoxa, plus de 50 % des sondés sont favorables à la décroissance, contre 45 % pour la croissance verte. Et lorsque vous ramenez ces chiffres à l’étude de l’institut Jean-Jaurès sur la sensibilité dans différents pays à l’effondrement, vous avez 65 % des Français qui sont d’accord avec l’assertion selon laquelle « la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir ». C’est énorme. On est déjà entré dans une dynamique culturelle où les gens ont commencé à comprendre que le monde tel qu’ils l’ont connu va disparaître. Ces mesures vont en continuité avec un été à nouveau chaud et la difficulté de notre économie. On ne va pas sortir de la crise, c’est ce qu’il faut bien comprendre. On ne va pas revenir comme avant.
Voulez-vous dire que ce n’est que le début ?
On rentre dans une dynamique de changement extrêmement profond et on y entre en fanfare. Et quelle est la leçon de tout ça ? Ce que nous montre le Covid-19, c’est ce que nous devrions faire pour le climat. Quand on a affaire à un phénomène qui change d’échelle, des dommages qui changent d’échelle, toutes nos gestions par les techniques s’effondrent. On ne fait que partiellement face. Et la seule façon de faire face, c’est de revenir aux fondamentaux, et aux comportements. Réduire nos émissions à l’échelle mondiale, vous ne le faites pas avec des techniques, vous le faites avec des comportements. C’est la leçon.
Pour revenir à la théorie de l’effondrement, les collapsologues n’anticipent pas comment elle interviendra -pénurie de pétrole, guerre, pression migratoire-. La cause d’un effondrement change aussi les modalités et la façon de l’accueillir. L’épidémie n’est-elle pas la meilleure façon d’éviter les violences que des pénuries auraient pu créer ?
Oui, on aurait pu avoir des émeutes. C’est pour ça que c’est intéressant. Le Covid-19, c’est une infection qui contraint au civisme.
Vous dites que la crise n’est pas terminée, comment imaginez-vous la suite ?
Il faut bien se souvenir que dans l’histoire, chaque fois qu’on a eu une déstabilisation des écosystèmes, on a des perturbations dans les germes, dans leurs populations et dans leur agressivité. Personne n’en parle, mais il y a des attaques de criquets en Afrique de l’Est. Dès que vous avez des déstabilisations des écosystèmes, vous avez des perturbations dans les répartitions des populations et dans leur conduite. La période de stabilité écosystémique et de stabilité de la société qu’on a connue est en train de se refermer.
Si cette crise sanitaire permet une prise de conscience, ne peut-on pas imaginer inverser la tendance ?
Je pense qu’on le fera et on le fera d’autant plus pour deux raisons. On ne va pas cesser d’avoir des rappels des difficultés du fait qu’on est dans un autre monde. Deuxième chose : je fais le pari que la réélection de Donald Trump, c’est mort. Vu l’état du système sanitaire américain, le niveau de pauvreté, le nombre de gens non-assurés qui n’ont pas les moyens de se soigner, c’est sans doute le pays qui sera le plus touché. Le virus se fiche du contexte social. Il touche les riches comme les pauvres. Covid-19 c’est le début d’une déstabilisation en cours. Il n’y aura pas d’après, il y aura un rappel permanent des difficultés, de la fragilité, du caractère non durable de notre société. Je ne vois pas du tout un retour à la normale. Je ne veux pas dire qu’on va tous rester confinés, soyons clairs.
Peut-on considérer que cette crise est une bonne nouvelle ?
Oui je pense que Covid-19 est salutaire. Il nous contraint à revenir sur les fondamentaux, à comprendre qu’on est en train de changer d’époque, et qu’on ne peut pas continuer nos modes de vie. S’il y a vraiment quelque chose qui met un coup d’arrêt à l’idéologie du progrès, c’est ce qu’il se passe aujourd’hui. On n’est pas du tout dans la notion de progrès, le temps accumulation, c’est fini.
*Auteur du livre Le marché contre l’humanité (PUF) et coauteur de Collapsus (Albin Michel)