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ENQUÊTE - Mouvement #SciencesPorcs dans les IEP, enquêtes internes dans de prestigieuses écoles d’ingénieurs… Secoué par ces révélations, le monde de l’enseignement supérieur s’organise pour lutter contre ce «fléau», mais le travail reste immense.
Plusieurs instituts d’études politiques (IEP), Centrale, Polytechnique, Grenoble EM… Au cours de ces derniers mois, un certain nombre d’établissements d’enseignement supérieur ont été secoués par des révélations concernant des violences sexistes et sexuelles (VSS) entre élèves. «Cela fait dix ans que je suis directeur des Arts et Métiers. Je ne saurais pas dire s’il se passe plus de choses qu’il y a dix ans ou pas. En revanche, la parole se libère beaucoup plus», souligne Laurent Champaney, qui, en plus de diriger l’Ensam, préside la Conférence des grandes écoles (CGE). «Même si c’est encore loin d’être idéal, il y a globalement une prise de conscience dans la société et dans l’enseignement supérieur», renchérit Laurine Chabal, vice-présidente de la Fédération des associations générales étudiantes (Fage). «C’est un sujet dont on parle plus, car on arrive mieux à détecter ce que sont les VSS. Avant, cela pouvait passer pour des comportements déplacés ; aujourd’hui, on se rend compte que ce sont des choses illégales et graves.»
De son point de vue de magistrat, Éric Vaillant, procureur de Grenoble, ajoute: «Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les violences sexistes et sexuelles, c’est la façon dont ces affaires arrivent à la connaissance du parquet. Les étudiants, notamment les étudiantes, se sentent souvent suffisamment en confiance pour parler d’abord du problème au sein de leur école, qui ensuite me tient au courant.» Après plusieurs «vagues successives de révélations», le mouvement de libération de la parole dans l’enseignement supérieur commence véritablement au début de l’année 2021 dans les IEP. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses étudiantes témoignent de violences sexuelles et sexistes avec le hashtag #SciencesPorcs. À Grenoble, le parquet ouvre des enquêtes après avoir reçu deux signalements d’agressions sexuelles, les 25 janvier et 8 février, de la part de la direction de l’IEP local. À Toulouse, un étudiant est mis en examen et placé sous contrôle judiciaire le 12 février pour un viol qui aurait eu lieu en septembre 2018 «dans le contexte d’une soirée d’intégration» .
Le sujet des VSS resurgit à l’automne 2021 en Île-de-France, plus précisément sur le plateau de Saclay, où sont installées de nombreuses grandes écoles. En octobre, une enquête préliminaire est ouverte après que le directeur de CentraleSupélec, Romain Soubeyran, a transmis à la procureur d’Évry les résultats d’une enquête interne menée en juin-juillet auprès de ses étudiants. Sur 659 élèves ayant répondu à cette enquête, 28 déclaraient avoir été victimes d’un viol, 71 d’une agression sexuelle, 74 de harcèlement sexuel et 135 de propos sexistes. «Nous avons été abasourdis, se souvient Alexandrine Urbain, directrice de la vie étudiante et du campus de l’école. Nous nous sommes dit que ça ne pouvait pas durer comme ça, qu’il fallait entrer dans une attitude de combat et tout revoir.»
En avril 2022, au tour de Polytechnique d’adresser à la justice les résultats de sa propre enquête interne, réalisée en janvier-février. 23 % des étudiantes y ayant répondu ont affirmé avoir été victimes d’une agression sexuelle ; 11 étudiants, dont une écrasante majorité de femmes, ont pour leur part déclaré avoir été victimes d’un viol ou d’une tentative de viol. Là encore, le parquet d’Évry ouvre une enquête. Ces résultats ébranlent la communauté éducative de l’X, d’autant que l’école avait déjà mis en place des dispositifs de prévention et d’accompagnement après la publication, en février 2017, d’un numéro spécial du journal étudiant comportant plusieurs témoignages de violences sexistes et sexuelles. À la fin du mois d’avril, en Isère, un Égyptien de 18 ans, étudiant à Grenoble École de management (GEM), est mis en examen et placé en détention provisoire. Il est soupçonné d’avoir violé une de ses condisciples dans la nuit du 21 au 22 avril. Sur le bureau d’Éric Vaillant, cette affaire rejoint «la grosse pile de dossiers» de violences sexuelles concernant des étudiants: 3 à GEM, une dizaine à Sciences Po Grenoble, 2 à l’Institut polytechnique de Grenoble (INP) et à l’Université Grenoble Alpes (UGA).
Dispositifs renforcés
Ces révélations en cascade provoquent un électrochoc dans le monde de l’enseignement supérieur. Plusieurs écoles imitent Centrale en réalisant leur propre enquête interne, encouragées en cela par le ministère de l’Enseignement supérieur, qui a produit un guide «destiné à garantir la qualité des données collectées et la comparabilité de celles-ci avec d’autres enquêtes nationales et internationales». D’autres complètent ou renforcent leurs dispositifs: formulaires anonymes, cellules d’écoutes, partenariats avec des associations spécialisées… À Polytechnique, les amphis de prévention ont disparu au profit d’ateliers par petits groupes dans lesquels «la discussion est bien meilleure».
Dans les prochaines années, des enquêtes internes, comme celle de janvier-février 2022, seront régulièrement menées, assure Marie Bresson, déléguée à la diversité et au rayonnement de l’X. À CentraleSupélec, une deuxième enquête interne est déjà en cours. Les IEP de Grenoble, Bordeaux ou encore Rennes ont quant à eux signé des conventions avec leurs parquets respectifs. De son côté, le ministère de l’Enseignement supérieur ne reste pas inactif. Au mois de février 2021, alors que le hashtag #SciencesPorcs explose, il commande à l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) une mission «relative à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les IEP». En octobre 2021, il annonce le lancement d’un plan national d’action contre le «fléau» des violences sexistes et sexuelles. La «première étape» de ce plan consiste en un appel à projets auprès des établissements. Sur 90 projets déposés, 50 sont finalement retenus et financés à hauteur de 727.600 euros. Parmi ces 50 projets, celui de 9 IEP, qui ambitionnent de distribuer à la rentrée prochaine 23.000 exemplaires d’un livret d’«information et de pédagogie» sur les VSS. De son côté, le ministère travaille sur un projet de campagne nationale de communication sur le consentement, en lien avec l’association Sexe & consentement.
Si tous les acteurs de l’Enseignement supérieur s’accordent sur l’importance de la prévention, mais aussi de l’écoute et de l’accompagnement des personnes témoignant de violences sexistes ou sexuelles, ils sont plus divisés sur la conduite à tenir envers les élèves suspectés. La plupart des écoles prennent des mesures conservatoires d’éloignement: changement de groupe de TD dans plusieurs établissements, déménagement de chambre à Polytechnique, changement de campus aux Arts, cours en visioconférence à Centrale et Sciences Po Lille… Mais certaines hésitent à aller plus loin et à recourir à des sanctions disciplinaires. «En tant que fonctionnaire, je fais une déclaration au procureur au titre de l’article 40 (du code de procédure pénale, NDLR), puis je me concentre surtout sur l’accompagnement et la protection des victimes. Je ne suis ni juge ni policier», insiste Laurent Champaney. Pourtant, dans leur rapport remis au ministère en juillet 2021, les inspecteurs chargés de la mission sur les IEP rappellent que les procédures pénale et disciplinaire «sont totalement distinctes». «S’il n’appartient pas aux membres de sections disciplinaires de statuer sur l’existence et la gravité du délit ou du crime dénoncé, ils doivent se prononcer, par exemple, sur la réalité et l’importance du trouble à l’ordre public consécutif aux faits incriminés», soulignent-ils. Ils ajoutent: «En outre, le temps judiciaire est extrêmement long et attendre une décision définitive revient, en pratique, à ne rien faire, les étudiants ayant généralement achevé leurs études quand celle-ci intervient.»
Procédures disciplinaires à Sciences Po Lille
À Sciences Po Lille, deux procédures disciplinaires ont par exemple été prises depuis l’émergence de #SciencesPorcs. La première a conduit à l’exclusion d’un élève pour un an. «Il n’y avait pas d’action en cours au niveau judiciaire, mais ça ne nous a pas empêchés d’agir. Le conseil de discipline ne s’est pas prononcé sur la réalité des faits, mais sur les perturbations du fonctionnement de l’école et l’atteinte à la réputation de l’établissement», commente Pierre Mathiot, le directeur de l’IEP. La seconde s’est conclue par l’exclusion d’un élève pour six mois avec sursis. À Sciences Po Toulouse, la procédure disciplinaire contre l’étudiant soupçonné de viol a été délocalisée à l’université de Bordeaux: aucune sanction n’a été prononcée. Côté judiciaire, le jeune homme, à l’origine mis en examen, a été placé sous statut de témoin assisté à l’automne 2021. «On se dirige sereinement vers un non-lieu», assure Me Julien Aubry, qui défend l’étudiant avec son associée Me Séverine Bouchaib. «La lutte contre les violences sexistes et sexuelles, c’est un combat légitime et qui touche tout le monde. C’est bien que la parole se libère. Mais, au nom de ce combat légitime, on oublie des principes essentiels comme la présomption d’innocence. Ça peut détruire des vies!», alerte l’avocat. Entre la protection du plaignant ou de la plaignante et la présomption d’innocence, l’équilibre n’est pas toujours facile à trouver, admet Jeanne Renard, responsable juridique à GEM, qui précise que la «priorité reste toujours la sécurité des étudiants».
Malgré les progrès réalisés ces derniers mois, le travail en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles reste immense, notamment dans les mentalités. «Dans l’opinion publique, lorsqu’on parle des violences sexuelles dans l’enseignement supérieur, on pense tout de suite à des agressions dans des grosses soirées festives, des événements étudiants. Alors que la question qui se pose le plus aujourd’hui, et qui fait débat d’ailleurs, c’est celle du consentement», note Laurent Champaney, qui observe aussi l’émergence de «cas de violences sexuelles dans les couples» formés par ses élèves. Aline Faes, responsable de la vie de campus à CentraleSupélec, rappelle par ailleurs que le chantier du combat contre les VSS est «une lutte de tous les instants». «Il faut une vigilance permanente, et proposer une réponse adaptée à chaque situation», insiste-t-elle. «Rien n’est encore acquis, renchérit le ministère. Un engagement constant est de rigueur si l’on veut pouvoir lutter efficacement contre ces violences et protéger les victimes à l’échelle de l’ensemble du territoire.» L’enjeu est d’autant plus important qu’il dépasse très largement le cadre des études. Comme le rappelle le président de la CGE, les établissements d’enseignement supérieur sont l’antichambre de la vie d’adulte. «Tout ce qui se passe dans les écoles peut arriver aussi plus tard, en entreprise comme dans la vie privée de nos élèves. D’où l’importance de travailler sur la question des violences sexistes et sexuelles. Si les mentalités changent dans l’enseignement supérieur, elles changeront ailleurs!»