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La présence du chef d’Al-Qaida en plein Kaboul a révélé la proximité persistante entre les nouveaux maîtres de l’Afghanistan et l’organisation terroriste, au mépris des engagements pris vis-à-vis de la communauté internationale.
Le quartier de Sherpur, dans le centre de Kaboul, est inaccessible depuis mardi 2 août, au matin. Quelques heures plus tôt, le président américain, Joe Biden, s’est félicité d’une opération ayant tué le chef d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri, lors d’une frappe de drone, survenue dimanche 31 juillet, vers 6 heures du matin, heure de Kaboul. Lundi soir, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a mis les nouveaux maîtres de Kaboul au pied du mur, ajoutant qu’en « hébergeant » cet homme, les talibans avaient « grossièrement violé l’accord de Doha ».
Conclu en 2020, dans le but d’un retrait total des Américains de l’Afghanistan, cet accord oblige les talibans à faire en sorte que le territoire afghan ne redevienne pas un refuge pour les terroristes. La présence du bras droit de Ben Laden en plein centre de Kaboul souligne l’isolement prolongé des talibans dans le monde alors que ces derniers sont à la recherche d’une reconnaissance internationale, à quelques jours du premier anniversaire de leur retour au pouvoir, le 15 août.
Mardi 2 août, sur la route principale qui mène là où a eu lieu la frappe, quelques militaires talibans, guettant tout passage, sont sur les nerfs. « Montez dans votre voiture et barrez-vous d’ici ! », lancent-ils aux journalistes, en brandissant leurs armes. Dans les rues aux alentours de la maison ciblée, des talibans en civil surveillent la situation. Les commerçants, eux, préfèrent dire qu’ils n’étaient pas présents au moment de l’attaque. « J’ai entendu des explosions dimanche matin, mais j’étais chez moi. Nous n’en savons pas plus », dit un jeune homme travaillant dans une épicerie. Quelques heures plus tôt, des combattants talibans étaient allés voir l’un de ses collègues, pour lui poser des questions sur ce qu’il avait pu constater le jour de la frappe.
Voisin du chef de la police des talibans
A Kaboul, le quartier cossu de Sherpur est connu pour ses villas à plusieurs étages et aux façades ostentatoires. Ces vingt dernières années, il abritait de hauts dirigeants de l’ancien régime, des sièges d’organisation humanitaire internationale et le bureau de certains médias. Après la chute de Kaboul, le 15 août 2021, des chefs talibans se sont installés dans les villas abandonnées. La maison ciblée, le 31 juillet, était notamment proche de celle du chef de la police des talibans de Kaboul, Mawli Hamza.
Dimanche matin, après que la nouvelle de l’explosion a été diffusée par les internautes, les autorités talibanes ont tenté de minimiser l’incident en expliquant qu’« une maison vide » avait été ciblée par une roquette, sans déplorer de victimes. Finalement, mardi, après l’annonce américaine, le porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid, a montré du doigt les Etats-Unis qui, par cette frappe, ont violé l’accord de Doha. « Cette frappe, a-t-il expliqué dans un communiqué, est la répétition des actions vaines de ces derniers vingt ans », référence à la guerre qu’ont menée les Etats-Unis contre les talibans, entre 2001 et 2021.
Tout au long de la journée de mardi, Zabihullah Mujahid a préféré publier les comptes rendus de différents ministères afghans sur leurs réalisations, un an après avoir accédé au pouvoir. Mercredi matin, ni le porte-parole ni aucun autre officiel de l’« émirat islamique d’Afghanistan » n’avait encore confirmé la mort de celui qui est considéré comme le cerveau du 11-Septembre.
Selon un haut responsable du renseignement américain, cité par l’agence Associated Press, la maison où se trouvait Al-Zawahiri appartenait à un proche du chef taliban Sirajuddin Haqqani. Ce dernier est le ministre de l’intérieur du régime et la tête du réseau Haqqani, qui a commis certaines des pires violences au cours de ces deux dernières décennies.
Malaise dans les rangs talibans
Depuis la frappe, des rumeurs évoquent un malaise dans les rangs des talibans, en particulier entre ce puissant réseau et d’autres personnalités talibanes. Que les liens entre Al-Qaida et les talibans persistent n’est pas une surprise. En juillet, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies a été informé par des experts qu’Al-Qaida jouissait d’une plus grande liberté en Afghanistan sous les talibans, mais que ce groupe se limitait à conseiller et à soutenir les nouveaux dirigeants du pays. Selon ce même rapport, les combattants d’Al-Qaida, dont le nombre serait estimé entre 180 et 400, sont représentés « au niveau individuel » parmi les unités de combat des talibans.
Ces experts jugent cependant peu probable qu’Al-Qaida cherche à mener des attaques directes en dehors de l’Afghanistan, « en raison de son manque de capacités logistiques et de ses réticences à mettre en péril ses gains récents », comme avoir un refuge sûr et des ressources améliorées. Il n’empêche qu’au cours du premier semestre de 2022 Ayman Al-Zawahiri a multiplié les messages vidéo et audio, répétant qu’Al-Qaida pourrait rivaliser avec l’organisation Etat islamique pour prendre la tête d’un mouvement terroriste mondial.
Pour Asfandyar Mir, expert à l’Institut américain pour la paix, la mort d’Ayman Al-Zawahiri, tué par une frappe américaine, est « un revers massif pour l’engagement américano-taliban ». « Les prémices du dialogue des Etats-Unis et d’autres acteurs internationaux avec les talibans étaient basées sur le fait qu’au moins une grande partie de ce groupe voulait tourner la page par rapport à leurs choix d’avant le 11-Septembre. La frappe – et la présence d’Al-Zawahiri à Kaboul – ébranle profondément cette hypothèse, rendant presque impossible, pour les Etats-Unis et les autres acteurs, de croire les talibans sur n’importe quelle question », explique l’expert.
Pour les talibans, les conséquences de cette affaire sont de taille. Les Etats-Unis et leurs alliés ont cessé, depuis la chute de Kaboul, d’envoyer des milliards de dollars de fonds de développement aux nouveaux maîtres du pays, alors que ce même argent maintenait le précédent gouvernement à flot. Sept milliards de dollars (6,88 milliards d’euros) des avoirs nationaux de Kaboul sont toujours gelés aux Etats-Unis et environ 2,6 milliards de dollars bloqués en Europe, essentiellement au Royaume-Uni. Pendant ce temps, des millions d’Afghans sont plongés dans l’une des pires crises humanitaires au monde. La présence, aujourd’hui avérée, d’Ayman Al-Zawahiri dans le cœur de l’Afghanistan vient compliquer davantage encore, pour les talibans, la quête d’une reconnaissance internationale.
Le Monde