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Sur le Canal+ de Bolloré, l’exception culturelle grolandaise
Après plusieurs licenciements, des salariés ont évoqué le « climat de terreur » instauré par le propriétaire de la chaîne. Une situation qui rend déconcertante la liberté de ton des auteurs de l’émission satirique « Groland » depuis bientôt trente ans.
Du grand mystère grolandais qui nous intéresse ici, c’est Pierre Bellemare (1929-2018), avec cette voix qu’on aimerait tous avoir, qui en parle le mieux : « Vingt-cinq ans que ça dure et “Groland” est toujours là, droit dans ses tongs. Comment ses auteurs ont-ils pu passer à travers la goutte, et cette émission à travers les gouttes ? » L’animateur-conteur soufflait alors les 25 « [g]ougies » de l’émission à sketches de la Présipauté, en présentant, en 2018, un spécial 25 histoires « e[ss]traordinaires » grolandaises.
Une longévité imperturbable d’autant plus « e[ss]traordinaire » que Vincent Bolloré, propriétaire de Canal+ depuis 2015, et réputé pour agir avec autant de sang-froid qu’un tueur à gages, a déjà jeté au compost « Le Zapping », « Les Guignols », « Le Petit Journal » de Yann Barthès…
Les ligues de défense de l’esprit Canal historique se félicitent que Groland, ce petit pays fictif à mi-chemin entre Hara-Kiri et les Deschiens, reste la dernière oasis avant le désert absolu, alors que, en bonne logique, « rayer Groland de la carte » aurait dû se glisser en tête de la to do list de Vincent Bolloré.
Ton franchement anticapitaliste
On peine, en effet, à trouver spontanément une compatibilité quelconque entre le milliardaire sans complexe et ces punks paraboliques qui culbutent l’actualité sur un ton franchement anticapitaliste, voire qui s’autorisent à se payer Vincent [Gr]olloré. Comme dans ce sketch de 2015 où Michael Kael n’a pas osé enquêter sur les dessous des activités africaines du grand patron, « un sujet maintes fois rebattu par des collègues journalistes aujourd’hui disparus ».
En tout cas, même au cinquantième degré, « Groland » pousse l’impertinence un peu plus loin que l’ex-présentateur du « Journal du hard », Sébastien Thoen, viré fin 2020 avec bruits et fracas pour s’être trop éloigné du cercle de la raison et des intérêts du groupe, alors qu’il n’avait « que » parodié l’émission de débats de Pascal Praud sur CNews, ou encore que Stéphane Guy, commentateur de football, congédié pour n’avoir « que » soutenu à l’antenne ledit Thoen.
« Vincent Bolloré, on ne l’a jamais vu ! Ah… si ! Une fois. Au tout début, quand Thierry Ardisson voulait piquer notre case. On était allés gueuler dans son bureau. Depuis, silence radio. » Benoît Délépine, directeur artistique de « Groland »
La résistance de Groland est donc un sujet qui interroge tous ses rescapés putatifs, dont le plus illustre d’entre eux, Benoît Delépine, directeur artistique de « Groland » : « Oui, qu’on soit toujours là, c’est improbable… Mais “Groland” est improbable. Depuis le début. Il est vrai que, même en janvier 2020, on n’a pas été virés après le sketch de la pizza corona – agrémentée de glaires d’un pizzaïolo italien. C’est dingue parce que ça a quand même provoqué un incident diplomatique. Ouais… Si vous savez pourquoi on est toujours là, rappelez-moi. » En attendant l’éventuelle réponse du grand patron, on est parti bêcher la terre grolandaise.
L’hypothèse inculte. Vincent Bolloré, qui a beaucoup d’autres chats cathodiques à fouetter, comme l’éventuel rachat d’Europe 1 à Lagardère, n’a qu’une vague connaissance de la Présipauté. « Vincent Bolloré, on ne l’a jamais vu ! confirme Delépine. Ah… si ! Une fois. Au tout début, quand Thierry Ardisson voulait piquer notre case. On était allés gueuler dans son bureau. Depuis, silence radio. »
Yves Le Rolland, le producteur historique des « Guignols », a côtoyé Bolloré « intensément » pendant six mois pour négocier le redémarrage des « Guignols », qui tiendront deux ans et demi : « Tant qu’il considère que “Groland” n’est pas un problème, il s’en fout. Bolloré, qui décide encore de tout à Canal+, est d’abord un pragmatique avant d’être un idéologue : c’est son business avant tout. “Groland” est tellement dans la métaphore qu’il n’y a pas une seule grosse personnalité qui se plaint, donc ça ne lui nuit en rien. »
De plus, raboté depuis quelques années, le budget national de fonctionnement de « Groland » ne coûte plus grand-chose tandis que son PIB est solide (250 000 spectateurs en moyenne). « Les auteurs s’attaquent à Bolloré, mais, attention, ça se passe à Groland ! », conclut Sylvain Fusée, réalisateur historique grolandais.
Réalisateurs de films d’auteur
L’hypothèse complotiste. Selon une source proche du pouvoir grolandais, Benoît Delépine et son compère Gustave Kervern seraient intouchables depuis qu’ils sont devenus réalisateurs de films d’auteur et qu’ils font tourner Dujardin, Depardieu, Poelvoorde… Donc, si Bolloré bombardait Groland, il se fâcherait avec la moitié « bankable » du cinéma français, dont Canal+ est un des plus gros financeurs. « L’hypothèse est séduisante, intervient Yves Le Rolland, mais, en fait, Bolloré n’en a rien à faire. Quand il a décidé un truc, rien ne peut le faire plier. Il peut se faire massacrer quand il embauche Eric Zemmour sur CNews, il ne sera jamais influencé par les réseaux sociaux ou quoi que ce soit. »
« On n’habite pas en France, mais à Groland. Avec Gus [Kervern], on n’est pas dans les bureaux parisiens et on ne va pas aux soirées » Benoît Délépine
L’hypothèse régionaliste. Et si Bolloré caressait l’inavouable fantasme d’habiter un jour Groland ? Le Groland rupin, certes, mais ses origines de papetier armoricain, « son côté breton irréductible doi[ven]t jouer dans sa bienveillance accordée à “Groland” », avance Sylvain Fusée. « Dans “Groland”, il y a un côté territoire, France profonde… Et comme je me demande s’il apprécie beaucoup l’esprit bobo parisien… », s’interroge Xavier Pouvreau, qui coordonne les équipes de réalisation avec les dix auteurs grolandais disséminés dans toute la France, de Romainville à Angers en passant par Angoulême, où vit Benoît Delépine.
« On n’habite pas en France, mais à Groland. Avec Gus [Kervern], on n’est pas dans les bureaux parisiens et on ne va pas aux soirées », confie Delépine. Pas de branchitude affectée, pas de ronds de jambe, Xavier Pouvreau suppose plutôt que la solidité grolandaise « tient aussi beaucoup à la personnalité de Benoît, qui vise à avoir des relations franches et directes avec la direction. Ce que Bolloré doit apprécier. »
Déménagement subi et soudain
Il n’empêche, sur ordre de la direction, le studio d’enregistrement grolandais a dû migrer au fin fond de Boulogne-Billancourt. Un bien mauvais présage ? La fin des « Guignols » avait commencé comme ça, avec un déménagement subi et soudain. « Mais, nous, on est contents ! assure Nathalie Monnet, responsable du programme. Ça nous a donné un coup de fouet. Dès qu’on croise quelqu’un à Canal+, il nous lance : “Heureusement que vous êtes toujours là” ou “Comment faites-vous pour avoir toujours autant la pêche ?” Ça fait vingt-huit ans que, chaque année, on se dit qu’on ne va pas être reconduits la suivante. On aime bien se faire peur. »
Même si « Groland » semble préservé de l’ambiance frissons et grande purge qui mortifie le Canal+ de Bolloré : « Groland est un monde très particulier où tout est permis, poursuit Nathalie Monnet. On est très têtus à “Groland” et ils nous connaissent par cœur. S’ils nous disent que ce n’est pas le bon moment pour passer tel sketch, on dit “O.K.” et on le passe deux jours après leur visionnage. On tape sur tout le monde, y compris sur Bolloré il y a encore trois semaines, et on ne nous a pas demandé de l’enlever. »
Justement. Et la solidarité, bordel ? Avec les « Guignols » et tous les copains disparus et/ou virés ? « Se barrer ? s’interroge Delépine. Je ne sais pas. Tant qu’on peut faire notre travail librement… Pourrait-on le faire ailleurs ? Personne ne voudrait de notre humour. Des chaînes nous ont approchés, mais on sait qu’à la moindre blague on ferait nos valises. On est trop politiquement incorrects. »
Comme Vincent Bolloré n’était pas libre, on a contacté Franck Appietto, directeur des programmes en clair de Canal+, pour avoir la solution du problème. « Oui, j’ai déjà abordé la question avec lui », nous répond-il. Quel suspense ! Et donc ? « Vincent Bolloré adore “Groland” ! Cet esprit… Ça le fait rire ! » Même quand « Groland » est méchant avec lui ? « Mais je n’ai jamais reçu un coup de fil de sa part pour couper une séquence… Jamais ! On est tous grolandais ! » Pourvu que ça dure.