L’agent de la DGSI chargé de l’infiltration a témoigné par vidéo devant le tribunal, vendredi 5 février, sans révéler tous ses secrets
Ulysse était en fait Orthos, le chien à deux têtes de la mythologie grecque, frère de Cerbère. Il y avait deux et non pas un seul cyberpatrouilleur de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour infiltrer la haute hiérarchie de l’organisation Etat islamique (EI) dans son bastion syrien de Rakka, de mars à novembre 2016. Cette opération est l’un des plus beaux succès du contre-terrorisme français, qui a déjoué deux projets d’attentats.
L’enquête a débouché sur l’arrestation de trois présumés djihadistes, un Marocain, Hicham El-Hanafi, et deux Français de Strasbourg, Yassine Bousseria et Hicham Makran, jugés depuis le 1er février par la cour d’assises spécialement composée. Accusés d’« association de malfaiteurs terroriste criminelle », ils encourent trente ans de réclusion.
Pour la première fois dans une affaire de terrorisme en France, l’agent chargé de la cyberinfiltration a témoigné par vidéo devant le tribunal, vendredi 5 février. Protégé par une paroi en verre qui ne laissait entrevoir que des lunettes, le témoin SI 282 a révélé que lui et son collègue se sont succédé pendant quatre mois et demi, du 3 mars au 18 juillet 2016, derrière le compte de la messagerie cryptée Telegram avec lequel correspondaient plusieurs hauts responsables de l’« opex » (pour opérations extérieures), la structure au sein de l’EI chargée de mener des attentats dans le monde et principalement en Europe.
A l’époque, le contexte est tendu, lourd. Ulysse le résume d’une formule : « Pour nous, l’année 2016 a duré vingt-trois mois, du 13 novembre 2015 au 17 octobre 2017, date de la chute de Rakka. » Avant d’égrainer la longue liste des attentats commis en France : « Durant cette période, l’EI cherche, depuis Rakka, à reproduire des massacres de masse. »
C’est pour cela, explique-t-il, que lorsque la DGSI apprend par un informateur anonyme qu’Abou Taha – le pseudonyme de Nil Shewil, un djihadiste français arrivé en octobre 2014 en Syrie – cherche des armes et un appartement pour six individus présents sur le sol français, elle reprend sans tarder la main sur le compte de son informateur. Et répond sans délai à la demande d’armes : « On veut 4 kalachs, avec chaque kalach 4 chargeurs et munitions. »« Si ce n’était pas nous, ça aurait sûrement été quelqu’un d’autre », justifie le chef de la section terrorisme islamique de la DGSI, sous le matricule SI 562. La demande portant sur l’appartement sera oubliée de part et d’autre.
Les tractations sont longues, notamment sur la manière de faire passer l’argent à Ulysse sans se faire repérer. Finalement, 13 300 euros sont déposés en liquide dans une enveloppe cartonnée, le 24 juin, au cimetière du Montparnasse. Un agent de la DGSI récupère la somme le lendemain matin ; il est obligé de faire des détours pour vérifier s’il n’est pas lui-même surveillé. « Ni les recherches sur les bornes téléphoniques, ni la recherche de traces papillaires [il a plu dans la nuit], ni l’exploitation des caméras de vidéosurveillance ne permettront d’identifier la personne qui a déposé la somme », regrette l’agent de la DGSI.
Les armes démilitarisées et les cartouches vidées de leur poudre sont entreposées dans une cache en lisière de la forêt de Montmorency (Val-d’Oise), dont Ulysse communique la description et les coordonnées GPS à son interlocuteur, « Sayyaf », identifié comme Salah-Eddine Gourmat, un Français de l’opex, lui-même sous les ordres de Boubaker El Hakim, le concepteur des attentats du 13-Novembre. L’appât est en place. Mais les mois passent sans que personne ne vienne.
Questions sur l’informateur
Si Hicham El-Hanafi d’une part, Yassine Bousseria et Hicham Makran de l’autre, sont arrêtés dans la nuit du 20 au 21 novembre 2016, c’est grâce à des renseignements hors opération « Ulysse » qui les disent prêts à passer à l’action.
Les enquêteurs découvrent les coordonnées de la cache de Montmorency dans le cas des deux Strasbourgeois et s’aperçoivent que le Marocain s’en est approché à 200 mètres puis à 300 mètres le 14 novembre, sans succès. Le piège se referme, la boucle est bouclée, fin de la – belle – histoire.
Restent les zones d’ombre. Les avocats de la défense n’ont pas manqué de les relever. Me Thomas Klotz pose des questions sur l’informateur : « C’est un repenti ? C’est un djihadiste ? C’est quelqu’un qui joue au djihadiste ? » SI 282 concède du bout des lèvres qu’« il ne s’agit pas d’un repenti » et qu’il raconte « une histoire qu’il a créée lui-même », accréditant la thèse d’une infiltration qui a débuté bien avant le 3 mars.
Me Fares Aidel s’étonne que les messages précédant cette date n’aient pas été versés au dossier, ce qui pourrait expliquer le fait que Sayyaf propose à Ulysse de commettre un attentat avec l’une des armes achetées. Entre les lignes, il soupçonne la DGSI de « provocation à l’infraction », ce qui est interdit en matière d’infiltration judiciaire. Ulysse perd son calme, se crispe. Il ne manquerait plus qu’on le traite de Janus, le dieu – romain et non pas grec – des commencements et des fins. Le ministère public : « Est-ce que vous considérerez que vous avez franchi la ligne jaune et proposé un attentat ? » Réponse de l’agent SI 282 : « Ça me paraît compliqué de soutenir que l’EI a besoin d’être provoqué pour effectuer un attentat. »
La technique de l’infiltration, ouverte au terrorisme depuis 2015, a permis d’en apprendre beaucoup sur la structure de commandement de l’EI et ses méthodes. L’agent SI 282 souligne le « caractère directif » de l’organisation, son obsession du « cloisonnement » entre opérationnels, financiers, recruteurs, convoyeurs et armuriers.
L’opération Ulysse a-t-elle empêché un nouveau « 13-Novembre » en France ? Peut-être. A-t-elle permis l’arrestation de djihadistes ? C’est sûr. A-t-elle contribué à démanteler l’opex ? C’est probable. Il n’est pas interdit de penser que les communications entre Ulysse et l’opex ont en effet contribué à la localisation de ses chefs. Le 26 ou le 27 novembre 2016, Boubaker El Hakim, le Français le plus haut placé dans l’EI, est tué dans une frappe aérienne américaine à Rakka. Salah-Eddine Gourmat meurt de la même manière et dans la même ville le 4 décembre suivant.
Le Monde