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A la mosquée de Pantin, le salafiste, l’affairiste et les politiques
Le président de l’association avait diffusé sur la page Facebook du lieu de culte la vidéo de Brahim C., qui s’en est pris à Samuel Paty
La grande mosquée de Pantin (Seine-Saint-Denis), c’est l’histoire d’un « beau projet » qui a été « gâché ». Gâché par l’entrisme des salafistes, « à qui l’imam principal, lui-même salafiste, a ouvert la porte » ; par les politiques locaux, « qui ont fait semblant de ne rien voir » ; par « le manque de courage » et « l’affairisme » d’un homme qui a laissé faire, voire a « encouragé » ces « dérives », plus occupé à étendre son influence personnelle et à soigner ses liens de proximité avec les pouvoirs publics qu’à servir les intérêts des fidèles du lieu de culte qu’il dirige ; gâché, enfin, par « l’erreur inqualifiable » de ce dernier qui a décidé, de son propre chef, « sans consulter personne », de relayer, le 9 octobre, sur le compte Facebook de la mosquée, la vidéo de Brahim C., le parent d’élève qui s’en est pris à Samuel Paty, le professeur d’histoire-géographie du collège du Bois-d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), décapité par un jeune Russe d’origine tchétchène âgé de 18 ans pour avoir montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet.
C’est du moins la lecture que fait Dama Traoré des événements qui ont mené à la fermeture de la grande mosquée de la ville, le 19 octobre, pour une durée de six mois, à la demande du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et sur décision de la préfecture de Seine-Saint-Denis. Le secrétaire général de la Fédération musulmane de Pantin – il y représente les Maliens – n’est pas surpris : « C’était sûr que ça allait se terminer comme ça un jour, confie cet animateur dans un centre social du département, âgé de 27 ans. Les fidèles paient la facture des nombreuses fautes des dirigeants de leur mosquée. » D’un côté, M’hammed Henniche, président de la Fédération musulmane de Pantin et de l’Union des associations musulmanes (UAM) de Seine-Saint-Denis ; de l’autre, Ibrahim Doucouré, dit « Ibrahim Abou Talha », l’imam principal. Ces derniers n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations.
M. Traoré n’a pas officiellement démissionné, mais il avait « pris du recul » depuis un moment, « impuissant », dit-il, face à la « direction que prenait la mosquée et à la philosophie dominante en coulisse », citant l’exemple d’un événement organisé par les femmes, auquel il a eu interdiction d’assister : « Ça ne se passait pas lors des prêches du vendredi, c’était plus discret, beaucoup de fidèles ne s’en rendaient pas compte. »
Mercredi 21 octobre, M. Henniche, au nom de la Fédération musulmane de Pantin, a déposé, par la voie de ses avocats, une requête en référé liberté pour contester l’arrêté préfectoral. Le tribunal administratif de Montreuil devrait rendre sa décision lundi 26 octobre. Fait rare, le préfet de Seine-Saint-Denis viendra lui-même défendre son arrêté. « Pour les services de l’Etat, il s’agit d’envoyer un signal fort à l’ensemble des responsables musulmans, celui d’adopter la plus grande prudence quant aux messages qu’ils relaient », analyse Didier Leschi, ancien chef du bureau central des cultes au ministère de l’intérieur (2004-2008) et ancien préfet à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis (2013-2016).
M. Traoré n’est pas un témoin isolé. Son analyse est partagée par de nombreux observateurs et acteurs de terrain, publics ou pas, qui décrivent M. Doucouré comme un « salafiste, sans l’ombre d’un doute ». « Ce qui ne veut pas dire djihadiste, il ne l’est pas », précise une source policière, et M. Henniche comme un « politicien, démagogue communautaire qui a une gestion entrepreneuriale du culte, sans états d’âme », selon les mots d’un observateur aguerri ; un « bureaucrate musulman, un notable qui parlait à tout le monde, politiques, salafistes, et il fut un temps, même aux Frères musulmans, à partir du moment où ça peut lui ramener du monde, et donc de l’affluence, et donc de l’argent », note un fonctionnaire du département ; « un homme qui s’est construit en tant que figure indépendante, en opposition à l’islam consulaire du Conseil français du culte musulman – le CFCM – et aux Frères musulmans de l’ex-UOIF [Union des organisations islamiques en France] », explique Bernard Godard, ancien spécialiste de l’islam au ministère de l’intérieur (1997-2014).
Gestion « opaque et autoritaire »
La Fédération musulmane de Pantin, gestionnaire de la grande mosquée, qui peut accueillir jusqu’à 1 300 fidèles, était pourtant née d’une réussite : le rassemblement des communautés – Maliens, Algériens, Sénégalais, Bangladais, Comoriens… – qui refusaient jusque-là de fréquenter le même lieu de culte. C’était en 2013. « Henniche est alors devenu un personnage incontournable, poursuit l’observateur aguerri. Juppé, Fillon, Kosciuszko-Morizet, Pécresse… C’était bien de se montrer avec lui, il monnayait le vote musulman contre des constructions de lieux de culte. »
Postés sur le trottoir, en face de la mosquée, un ancien gymnase recouvert de tôle bleu foncé planté à la frontière de Pantin et de Bobigny, entre le quartier des Courtillières et celui de la Ruche, une poignée d’anciens fidèles ne décolère pas. « C’est Henniche qui a diffusé cette vidéo, pourquoi on doit tous payer pour lui ? », tonne Sidibé Demba, 63 ans, magasinier à la retraite. « C’est une bêtise impardonnable, il aurait dû mesurer la portée de son acte », s’indigne Kaba Sacko, 70 ans, éboueur à la retraite.
La page Facebook de la grande mosquée de Pantin est suivie par plus de 98 000 personnes. La suppression du post, le soir même du drame, n’a pas calmé les esprits, pas plus que les excuses de M. Henniche, qu’il a formulées devant un parterre d’une soixantaine de fidèles en ébullition, mercredi soir, lors d’une réunion houleuse de trois heures.
Très remontés, ils ont demandé des comptes sur les imams qui viennent d’ailleurs parler politique le vendredi et faire « tout le temps la quête », se plaignent-ils ; sur la gestion jugée « opaque et autoritaire » du président de la Fédération ; et sur les finances de la mosquée, « dont on ne sait rien ! », s’emporte Dialaga Dioumanera, 68 ans, un ancien ouvrier dans l’imprimerie.
« M. Henniche placarde le montant total de la somme récoltée pour la construction de la nouvelle mosquée », raconte Walid, 34 ans, patron d’un fast-food dans le quartier. Le solde serait actuellement de 700 000 euros. « Mais on n’a jamais vu un relevé de compte ! », souligne le restaurateur. Avec un petit groupe de fidèles, il envisage de faire appel à un autre cabinet d’avocat pour défendre la mosquée. « C’est une façon pour eux de se réapproprier leur lieu de culte », analyse Me Marion Jobert, qui va les rencontrer lundi.
Aujourd’hui, comme eux, de nombreux fidèles réclament la démission de ce président qui s’est longtemps fait mousser. « Combien de fois il m’a dit : “Je ne peux pas te parler, je suis au ministère, je suis avec le préfet ou avec tel maire…”, raconte M. Demba. Ç’avait un côté rassurant, c’est vrai. Il est tombé de haut, nous aussi. » Un jeu de dupes qui a longtemps garanti la surface d’influence de M. Henniche et fait les bonnes affaires électorales des élus locaux.
A Pantin, les services de l’Etat affirment avoir voulu y mettre un terme en commençant, il y a deux ans, par évincer M. Henniche des rendez-vous entre musulmans et pouvoirs publics, puis, en octobre 2019, en émettant des doutes sur le financement de la nouvelle mosquée et en déclarant illégal son appel public à la générosité ; enfin, en surveillant de plus près M. Doucouré. « Quand on a fait ses études dans une école fondamentaliste au Yémen, on n’est pas un simple conservateur, on est un vrai rigoriste », souligne M. Godard.
Une dizaine de jours avant l’attentat de Conflans, les services de police ont fait fermer une école musulmane clandestine à Bobigny, au sein de laquelle la trentaine d’enfants, âgés de 3 ans à 7 ans, étudiaient l’ouvrage Apprendre le Tawhid aux enfants, un livre d’apprentissage de l’islam wahhabite interdit de vente aux mineurs, en 2019. « Trois enfants de M. Doucouré en faisaient partie », affirme une source proche du dossier.
« Tout ce que j’espère, c’est que cette fermeture puisse profiter à la mosquée, conclut M. Traoré. Que ce soit l’occasion de repartir à zéro, sur de bonnes bases, sans M. Henniche et sans M. Doucouré. »