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À Saint-Denis, quand la guerre entre bandes d'adolescents franchit les portes du lycée Paul-Éluard
CE MERCREDI matin, assis sur un banc de pierre qui jouxte le lycée Paul-Éluard de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), à 7 kilomètres au nord de Paris, Sélim, élève de seconde, joue les résignés : « Ça fait du mal de voir un pote de 15 ans dans le coma, un autre la tête en sang après une bagarre. Mais il n'y a pas grand-chose à faire, à part se tenir à distance des bandes . Car une fois que tu as un pied dedans, tu ne peux plus en sortir. » Le mot est lâché. Les bandes. D'un côté, celle de la cité HLM d'Allende, de l'autre, celle des cités HLM de la Saussaie-Floréale-La Courtille, dite « SFC ».
Des groupes de garçons de 14 à 19 ans en « guerre » de frère en frère, de cousin en cousin, depuis trente ans, pour des broutilles : un regard noir, une injure, une histoire de fille ou de vol de portable, d'obscures questions d'honneur et de territoire. « Ce ne sont pas des sauvages. Ils ont leurs raisons mais on ne sait jamais vraiment. Les jets de pierre, les bagarres, ça existe depuis qu'on est tout petit. Peut-être que ça s'arrêtera le jour où il y aura un mort ? », tente Sélim.
Pour Stéphane Lacoste, policier local du syndicat Alliance, « ça a toujours existé. On ne peut pas réellement parler de bande car ce n'est pas structuré. Ils n'ont ni chef ni objectif, s'embrouillent de façon ponctuelle pour des histoires à deux balles » . Ce qui a changé, ce sont les réseaux sociaux (Snap, Instagram, Twitter, Facebook, WhatsApp) qui attisent les haines, accélèrent la circulation d'information et l'organisation des bagarres. Ce sont des membres de ces mêmes « bandes » d'adolescents qui, le 3 avril dernier, jetaient un parpaing à travers la vitre d'une classe blessant une lycéenne et un enseignant de Paul-Éluard. En plein cours. Deux jours après, trois jeunes pénétraient dans l'enceinte pour agresser un élève avec une bombe lacrymogène. Une classe a été prise à partie sur un terrain de foot. Depuis, les professeurs ont observé un droit de retrait pour « exprimer leur refus de la banalisation de la violence au sein et autour du lycée ». Cette violence de quartier déborde régulièrement dans des dizaines d'établissements. En mars, deux élèves ont été agressés au marteau sur le parvis des lycées Maurice-Utrillo à Stains (Seine-Saint-Denis) et Nadar à Draveil (Essonne). Quelque 442 incidents sont signalés chaque jour dans les établissements, dont 41 % sont des violences verbales, 30 % des violences physiques, 8 % des vols ou vandalisme, 3 % concernent le port d'armes.
Une quête de réputation
« Quand un membre de SFC croise quelqu'un qui habite à Allende, il va le frapper, c'est systématique. Sans raison. Les bagarres se passent sur le parvis du lycée parce que c'est plus facile quand on veut taper quelqu'un de précis d'attendre la sortie des cours plutôt que d'aller le chercher dans la cité où on n'est pas le bienvenu », explique Leila, élève de première. Une seule logique, dans ces bandes, dans lesquelles on compte souvent des adolescents déscolarisés, issus de familles nombreuses et pauvres, celle de la quête de réputation. Ils ne se battent pas pour récupérer des biens matériels ou de l'argent même s'ils peuvent le faire au passage. « Ils se ressemblent et s'ils habitaient le même quartier, ils traîneraient ensemble [...]. Il est arrivé qu'un jeune, en déménageant dans le quartier ennemi, se retrouve en opposition avec son quartier d'origine. On a vu des jeunes issus de quartiers différents s'affronter, alors qu'ils étaient cousins. L'enjeu est territorial [...]. On est dans une logique de domination, d'hégémonie symbolique, c'est-à-dire : qui a la meilleure réputation ? », expliquait le sociologue Marwan Mohammed spécialiste des « embrouilles de quartier » , qui tenait justement en janvier une conférence sur le sujet au lycée Paul-Éluard...
Un comité de sécurité a été convoqué par la sous-préfète, la région a promis de faire des travaux pour sécuriser l'enceinte du lycée, la police fait des rondes, un « médiateur » interquartier devrait être nommé à la rentrée, un élève a été exclu. Le calme est revenu, d'autant qu'à l'approche du bac, « il n'y a plus beaucoup cours. Et parce que c'est le ramadan. Tout le monde arrête de se battre. C'est interdit », raconte Abdel, lycéen de première.
Un calme « illusoire » pour Jérôme Martin, professeur de lettres et membre de SUD-éducation : « La violence ne s'est pas calmée dans le quartier. Et on a encore eu des départs de feu il y a trois semaines dans le lycée. » Il décrit cette « colère froide » de certains élèves contre des adultes qui ne se préoccupent de leur violence quotidienne « que lorsque celle-ci les touche parce qu'elle entre dans l'établissement » . Jusqu'à 2017, le lycée n'était pas trop touché par ces conflits de bandes. Pour Malika Chemmah, mère de deux enfants scolarisés à Paul-Éluard et déléguée FCPE, « ça a commencé avec certains lycéens de seconde qui font partie des bandes... ». Cette dernière décrit une atmosphère de « terreur » avec des élèves qui n'osaient plus sortir par la porte principale, craignant d'être pris à partie. D'autres qui séchaient les cours. Pour la police, difficile de trouver une solution : « On ne peut pas intervenir dans l'enceinte des établissements. Et quand on fait des rondes, on nous reproche de provoquer... » Le fait est, aussi, qu'en dépit des rackets, des coups et blessures, c'est la loi du silence qui prévaut, rappelle Malika Chemmah : « L'état d'esprit, c'est qu'il ne faut pas témoigner par peur de représailles. Témoigner, c'est être une balance. Et quand on ose, voir sa plainte se transformer en main courante, c'est décourageant... »
Comment juguler le problème ? Pour le sociologue Marwan Mohammed, ces jeunes connaissent mieux l'histoire des embrouilles de leur ville que l'histoire de leurs parents. Il suffit de regarder ce qui est écrit sur les trousses dès l'école primaire : « Allez l'OM ! », mais aussi « Vive le quartier ! », « Nique le quartier voisin ». Ça vient de la famille, des voisins, de la rue. C'est cette mentalité qu'il faudrait changer.