Le cliché a été épinglé sur le frigo, près de la baie vitrée. On y voit une quarantaine d’ados, posant façon photo de groupe, souriants, décontractés. « Franchement, vous distinguez, vous, là-dessus, qui sont les Israéliens et qui sont les Palestiniens ? » C’est Arab Aramin qui a posé la question, debout dans son salon de Jérusalem-Est. Des tasses de thé à la menthe sont posées sur la table basse. Bassam, 4 ans, traverse le couloir dans sa petite voiture à pédales. Dehors, on entend le bruit de travaux. Non. On ne voit pas de différence. Sur la photo, comme sur les images et vidéos qu’Arab fait défiler sur son téléphone, on aperçoit juste des jeunes qui rient et se charrient, pratiquent l’escalade, dansent et cuisinent ensemble.
Pourtant, ces scènes ont bien été immortalisées en juillet, lors d’un camp d’été aux allures d’utopie, puisqu’il a fait se rencontrer, pendant dix jours, de jeunes Israéliens et Palestiniens. Un monde parallèle, presque un an après le 7 octobre et l’attaque du Hamas contre Israël, suivie de représailles sanglantes. Au milieu des ados, sur la photo, quelques adultes, chargés de jouer les médiateurs. « Là, c’est moi », précise Arab. « Et là, c’est Guy », montre-t-il du doigt. Guy Elhanan et Arab Aramin. Arab Aramin et Guy Elhanan. Le Juif israélien et le musulman palestinien. Surtout, ne leur dites pas qu’ils sont amis. Le mot est trop faible. « Arab, c’est mon frère », dit Guy. « Guy, c’est la famille. Le troisième oncle de mon fils », dit Arab.
Tous deux sont des piliers de l’ONG israélo-palestinienne Le Cercle des parents-Forum des familles, fondée il y a trente ans, qui, dans la foulée des accords d’Oslo (et de leur échec), essaie de prendre sa part dans le processus de paix. Pour adhérer, un seul critère : avoir perdu un ou des proches dans le conflit israélo-palestinien. Et accepter de rencontrer « l’autre camp » lors de groupes de paroles et d’activités partagées.
Dans ce pays où la terre divise, l’ONG persiste à croire qu’Israéliens et Palestiniens peuvent se comprendre et dialoguer à travers une blessure commune : le deuil et la perte, que chaque acteur du conflit a un jour ou l’autre vécu dans sa chair. Arab et Guy ont tous deux perdu une petite sœur. Celle de Guy, Smadar, a été fauchée par un attentat-suicide le 4 septembre 1997 à Jérusalem, en sortant de l’école. Elle avait 14 ans. Celle d’Arab, Abir, presque dix ans plus tard, en janvier 2007, a été tuée d’une balle en caoutchouc en bas du crâne, tirée par un garde-frontière israélien. Elle avait 10 ans, sortait d’une épicerie où elle venait d’acheter des bonbons.
C’est ainsi qu’au-dessus de chacune des 700 familles composant Le Cercle des parents plane un ou des fantômes. Chez Robi Damelin, 81 ans, il s’appelle David et c’est son fils, soldat, tué en 2002 par un sniper palestinien. Pour Layla Alsheikh, 48 ans, c’est Qussay, son petit garçon de 6 mois, mort la même année de n’être pas arrivé assez tôt à l’hôpital, l’ambulance qui devait l’y emmener ayant été retenue à un point de contrôle. En ce mercredi matin d’août, les voilà à discuter comme deux vieilles amies par écran interposé : Robi à Tel-Aviv, Layla à Bethléem.
Dans ce pays où la terre divise, l’ONG persiste à croire qu’Israéliens et Palestiniens peuvent se comprendre et dialoguer à travers une blessure commune : le deuil et la perte, que chaque acteur du conflit a un jour ou l’autre vécu dans sa chair. Arab et Guy ont tous deux perdu une petite sœur. Celle de Guy, Smadar, a été fauchée par un attentat-suicide le 4 septembre 1997 à Jérusalem, en sortant de l’école. Elle avait 14 ans. Celle d’Arab, Abir, presque dix ans plus tard, en janvier 2007, a été tuée d’une balle en caoutchouc en bas du crâne, tirée par un garde-frontière israélien. Elle avait 10 ans, sortait d’une épicerie où elle venait d’acheter des bonbons.
C’est ainsi qu’au-dessus de chacune des 700 familles composant Le Cercle des parents plane un ou des fantômes. Chez Robi Damelin, 81 ans, il s’appelle David et c’est son fils, soldat, tué en 2002 par un sniper palestinien. Pour Layla Alsheikh, 48 ans, c’est Qussay, son petit garçon de 6 mois, mort la même année de n’être pas arrivé assez tôt à l’hôpital, l’ambulance qui devait l’y emmener ayant été retenue à un point de contrôle. En ce mercredi matin d’août, les voilà à discuter comme deux vieilles amies par écran interposé : Robi à Tel-Aviv, Layla à Bethléem.
Perdre un enfant reste une béance inconsolable. Traverser cette épreuve crée un lien invisible entre parents. Devant le public new-yorkais, première étape de leur tournée, Layla et Robi vont raconter, répéter comment et pourquoi elles ont choisi la voie du dialogue et de la réconciliation plutôt que celle de la violence. « Parce que c’est stérile, la haine et le désir de vengeance, ça ne fait qu’entretenir un cercle de violence sans fin. » C’est dit comme une évidence. Et pourtant… Layla se souvient encore de sa première réunion au Cercle de parents. C’était en 2016. « Une amie m’avait convaincue d’y aller. J’ai hésité, hésité, puis j’ai fini par céder. » Sa fille aînée est furieuse. « Comment peux-tu aller discuter avec ceux qui ont tué ton fils ? »
Au départ, Layla reste assise avec les Palestiniens, à parler de choses et d’autres. « Lorsque les Israéliens ont commencé à entrer dans la pièce, j’ai senti quelque chose m’oppresser la poitrine. Je voulais partir, ne pas même respirer le même air qu’eux ! » Layla souffle à son amie : « Qu’est-ce que c’est que ce traquenard ? » Seulement, à ce moment-là, « j’ai vu les Israéliens se mettre à rire avec les Palestiniens qu’ils connaissaient déjà. Ils s’enlaçaient, comme les membres d’une même famille. Je me suis murmuré à moi-même qu’ils étaient fous ! Quelques heures après, c’est moi qui bavardais et riais avec eux ».
Bientôt, de rencontres en rencontres, Layla doit se rendre à l’évidence, les Israéliens ont des vies normales, ressentent la même douleur qu’elle et les siens, ont les mêmes vies fracassées par l’absence, même si les circonstances diffèrent. « Je m’attendais à rencontrer des ennemis. J’ai vu des humains. » Au sein du Cercles des parents, on aime répéter que « les larmes ont la même couleur ». « Passer du temps ensemble, parler ensemble, se regarder dans les yeux crée de la proximité. La proximité crée de l’empathie et de la responsabilité », décrypte Robi Damelin. Un peu comme Levinas disait que le visage de l’autre est ce qui nous interdit de tuer.
Ce cheminement ne va pas de soi, pourtant, dans un pays en guerre où chacun, sommé de choisir son camp, considère l’autre comme un potentiel danger. « Après la mort de ma sœur, je voulais tuer tous les Israéliens de la terre », admet Arab Aramin. Il s’est assis dans un fauteuil et parle d’une voix calme qui contraste avec son propos. À l’époque, son père, Bassam Aramin, a pour meilleur ami Rami Elhanan, le père de Guy. La relation des deux hommes, née au sein du mouvement des Combattants de la paix, regroupant anciens prisonniers palestiniens (Bassam a passé sept ans en détention) et anciens soldats Israéliens, s’est encore renforcée avec la mort de leurs filles respectives. « Pour moi, c’était simple, mon père était un traître, à fréquenter ainsi un Juif ! »
Le matin, Arab fait semblant d’aller à l’école, sac sur le dos, mais sèche les cours pour aller jeter des pierres sur les soldats. Le paternel, prévenu par des voisins, prend le garçon entre quatre yeux et lui assène : « Tu veux aller en prison comme moi, c’est ça ? Tu veux te faire tuer ? Je n’ai aucune envie de perdre un deuxième enfant. » Si le sermon fait d’abord son petit effet, il faudra toutefois à Arab sept ans et une visite au camp de Buchenwald, traîné par son père, pour apaiser sa soif de vengeance. « Buchenwald, au début, j’y étais allé pour voir comment Hitler avait réussi à tuer six millions de Juifs. Sauf qu’au bout de deux minutes, j’ai éclaté en sanglots. D’un coup, ma rage, ma colère sont retombées. » Une révélation, presque une conversion. Il se retrouve face à un choix : continuer à haïr son ennemi et se consumer lui-même à petit feu. Ou le vaincre, cet ennemi, en en apprenant plus sur lui. « Je ne voulais pas mourir intérieurement… alors j’ai rejoint Le Cercle, les sessions de dialogue, j’ai rencontré d’autres jeunes comme moi, j’ai appris à connaître les Israéliens », dit-il. Rami, l’ami de son père, jusque-là son ennemi à lui, s’est transformé en « oncle chéri ». Et Guy, le fils de Rami, est devenu son frère.
Pour Guy, le chemin n’a pas été facile non plus. « J’ai été élevé dans un milieu de gauche, libéral, très laïque, tolérant, où des discussions sur la paix s’invitaient toujours à table, raconte-t-il. Ma famille a toujours essayé de nous faire grandir loin du racisme “institutionnel” qui règne en Israël. » Seulement, la mort de Smadar bouleverse tout et endurcit le grand frère éploré. Il a 15 ans et rejette la démarche d’ouverture et d’apaisement de son père. Dialoguer avec les Palestiniens ? Non merci ! « Les études m’ont sauvé », avoue-t-il. Il s’expatrie en France, intègre l’université à Saint-Denis. À ce moment-là, il met tout le monde « dans le même sac ». Tout le monde ? « Algériens, Tunisien, Soudanais, Sénégalais, pour moi, ils étaient tous des Arabes, tous des musulmans. Ce qui les définissait, c’était qu’ils nous haïssaient. C’est la diversité culturelle et sociale de la France qui m’a aidé à me défaire de cette peur. »
Il apprend l’arabe. « Quand je suis revenu en Israël, pouvoir parler, penser en arabe, ça a tout changé. » Il dit que cela lui a enlevé « une couche de haine, de sarcasme, de racisme », et que cela a mis au jour une vision moins binaire du monde. «C’est le jour où je suis devenu père à mon tour que j’ai intégré Le Cercle des parents, et m’y suis impliqué. » Aujourd’hui, Guy vit à Haïfa, près de la frontière libanaise, dans un environnement mixte. Ses enfants sont inscrits dans une école bilingue. Lui est professeur de théâtre, traducteur vers l’hébreu. Il n’empêche, après le 7 octobre, il a eu peur. Pendant quelques mois, il a dormi avec un couteau près de son lit, « au cas où ». Puis la vie a repris. Tout à l’heure, il accompagnera ses enfants à la piscine : « Je ne pense pas qu’on s’habitue à la violence. Mais on peut essayer de tout faire pour que ce ne soit pas ce qui régisse votre vie. »
Sur son balcon, à Jérusalem-Est, comme en écho au parcours de son ami, Arab Aramin tire sur sa cigarette. « Vous savez, ça demande beaucoup d’efforts de résister à la haine. Aujourd’hui, je veux toujours venger la mort de ma sœur. Mais sans violence. En essayant d’éveiller les consciences sur ce qui peut rapprocher nos deux peuples et non les éloigner. En expliquant que la paix se construira sur ce qui nous rassemble. Ce n’était déjà pas facile avant. C’est devenu encore plus compliqué depuis le 7 octobre. »
La date reste un traumatisme collectif. Les gens sortent, rient, font la fête ou dînent en terrasse. Mais il y a ces photos des otages plaquées dans le métro, à l’aéroport, sur les poteaux des feux de circulation, sur les vitrines des magasins. Ces rubans jaunes demandant la libération des otages accrochées aux vestes ou aux portières. Ces banderoles où est écrit, en anglais : Bring them home (« Ramenez-les à la maison »). Ces panneaux indiquant la direction des shelters (« abris »), bien plus nombreux. Ces soldats en permission conservant leur fusil en bandoulière.
Après le 7 octobre, seules trois familles sur les 700 que compte l’association l’ont quittée, jugeant désormais toute paix impossible. Dans un mouvement inverse, d’autres pères et d’autres mères sont venus élargir Le Cercle. Nouvelle adhérente, Elana Kaminka, dont le fils, qui faisait son service militaire, a été tué sur sa base lors de l’attaque du Hamas. Nouvel adhérent, Yonatan Zeigen, qui, le 7 octobre, a perdu sa mère, Vivian Silver, habitante du kibboutz Bee’ri. Quand il en parle, il ne dit pas qu’elle est morte. Il dit qu’« elle n’a pas survécu ». Il est resté en contact avec elle, ce jour-là, et garde en mémoire son dernier message : « Ils sont entrés dans la maison. » Ensuite, le kibboutz a été incendié. Le corps ne sera identifié que cinq semaines plus tard.
Après le 7 octobre, seules trois familles sur les 700 que compte l’association l’ont quittée, jugeant désormais toute paix impossible. Dans un mouvement inverse, d’autres pères et d’autres mères sont venus élargir Le Cercle. Nouvelle adhérente, Elana Kaminka, dont le fils, qui faisait son service militaire, a été tué sur sa base lors de l’attaque du Hamas. Nouvel adhérent, Yonatan Zeigen, qui, le 7 octobre, a perdu sa mère, Vivian Silver, habitante du kibboutz Bee’ri. Quand il en parle, il ne dit pas qu’elle est morte. Il dit qu’« elle n’a pas survécu ». Il est resté en contact avec elle, ce jour-là, et garde en mémoire son dernier message : « Ils sont entrés dans la maison. » Ensuite, le kibboutz a été incendié. Le corps ne sera identifié que cinq semaines plus tard.
Depuis, il a quitté son emploi de travailleur social pour devenir activiste. Accepte toutes les interviews, témoigne dans des conférences. Parle à chaque fois de réconciliation nécessaire et d’un engrenage de représailles mortifère, répète que la vengeance n’est pas une stratégie. « On ne peut pas compenser la mort d’enfants assassinés en en assassinant d’autres. » L’appel à la non-violence est son pain quotidien. Il y a quelques jours, il a échangé avec son fils cadet : « Papa, quand est-ce que tu vas mourir ? — Dans très longtemps, j’espère. — En tout cas, si ça arrive, je te remplacerai, comme toi tu as remplacé mamie. Et je me battrai pour la paix moi aussi ! » Quand il entend cela, Yonatan Zeigen se dit que le message est passé. Les premiers temps après l’attaque, le même enfant ne comprenait pas qu’on ne lance pas une bombe atomique sur Gaza.
À quelques kilomètres de là, près de Bethléem, en Cisjordanie, Mazin Abuzir soupire et pose d’un geste sec son gobelet de café quand on évoque le 7 octobre. « Le 7 octobre, le 7 octobre, on nous en parle tout le temps. Mais depuis la riposte israélienne sur Gaza, nous, les Palestiniens, vivons tous les jours un 7 octobre. » Selon des chiffres invérifiables fournis par le ministère de la santé du Hamas, plus de 40 000 personnes auraient été tuées par l’armée de l’État hébreu depuis le 7 octobre. « Les écoles ont été touchées, les hôpitaux ont été touchés, les civils ont été touchés…, énumère Mazin Abuzir, dans le bureau de l’antenne palestinienne du Cercle des parents. C’est totalement disproportionné. Un cauchemar ! »
Lui vient d’un camp de réfugiés. Il a rejoint Le Cercle des parents en décembre 2023, après la mort de plusieurs de ses cousins gazaouis sous les bombardements. « On en peut plus de toute cette violence ! Il faut que ça s’arrête », lâche-t-il. Autour de la table, Najla Al Sharif, 44 ans, et Hala Bukhari, 58 ans, nouvelles adhérentes elles aussi, acquiescent. Najla Al Sharif a perdu 15 membres de sa famille à Gaza. Hala Bukhari, sa sœur et ses neveux. « Ils ont bombardé trois fois la maison. Trois fois ! décrit-elle la voix tremblante. Chez nous, personne n’est du Fatah, personne n’est du Hamas ! » Sur sa chaise, Naya, la fille de Najla Al Sharif, reste silencieuse. Elle a 11 ans, un ruban dans les cheveux, du vernis sur les ongles et « hâte de retourner à l’école ». Elle ne parle pas beaucoup mais, soudain, elle vous montre, dans son téléphone, la photo du corps de son oncle, mort dans l’enclave palestinienne. Combien de petites filles de 10 ans ont un cadavre dans leur portable ?
Mazin Abuzir l’avoue, en toute transparence : sa priorité, en adhérant n’était pas « de se faire des amis ». Plutôt de témoigner « de ce que vivent les Palestiniens ». Car les Israéliens « sont déconnectés de notre réalité ». De fait, les deux peuples se connaissent et se mélangent peu. « Tout est fait pour que nous, les Israéliens, évoluions dans une bulle, grince Guy Elhanan. On en croise, des Palestiniens, mais, au mieux, c’est celui qui te met de l’essence à la station-service, qui fait des travaux chez toi, qui nettoie les vitres de ton entreprise ou qui donne des cours d’arabe… Au pire, c’est une menace pour ta sécurité. »
Arab renchérit : « Pour beaucoup de Palestiniens, l’Israélien, c’est le colon ou le soldat. Celui qui te vole ta terre ou vient arrêter ton oncle, ton père, ton frère. La haine des Israéliens ne coule pas en nous à la naissance avec le lait maternel. Mais comment voulez-vous réagir ? Par leur comportement, leur brutalité, leur mépris, les soldats israéliens nous donnent la permission de les détester et trop souvent, cela rejaillit sur l’ensemble de la population. » Il essaie parfois de leur parler, à ces officiers au point de contrôle, de leur raconter à quoi ressemble le quotidien d’un Palestinien : les restrictions de circulation, les contrôles, les coupures d’eau ou d’électricité décidées par les autorités, les attaques des colons… Certains l’écoutent. D’autres pas. Ou lui répondent « attentats-suicides », « menaces pour la sécurité ».
Si les échanges se font dans le respect, si les deux camps font un pas l’un vers l’autre, ils ne s’épargnent pas. Et depuis le 7 octobre, « il y a eu des clashs ». Les sujets qui fâchent ? L’occupation israélienne, dont la fin serait, pour la majorité des membres, la clé de résolution du conflit. L’utilisation du terme « génocide », jugé excessif par certains pour qualifier la répression à Gaza. Le Hamas. Difficile d’accepter, côté Israéliens, que les soldats de Tsahal soient perçus comme des terroristes par les Palestiniens, et que ceux que les Israéliens appellent « terroristes » soient des soldats pour les Palestiniens.
« Je ne soutiens pas ce qu’ils ont fait, car chaque vie perdue est un drame, mais le Hamas est nourri par les injustices, le désespoir et le manque de perspective pour l’avenir. Israéliens, Palestiniens, nous souffrons tous directement ou indirectement de l’occupation », résume Layla. Peut-il y avoir réconciliation sans égalité de droits, sans justice ? Après la mort de sa sœur, Hala Bukhari a refusé à plusieurs reprises de participer à des réunions en visioconférence. C’était trop tôt. Elle éprouvait encore trop de tristesse et de colère. Mais le samedi suivant notre interview, elle a prévu de se joindre à un groupe de paroles. Le premier depuis des mois. Parce qu’il faut avancer.
En se confrontant, les deux communautés mettent à mal le récit officiel de leurs camps respectifs. « Le gouvernement israélien et le Hamas voudraient faire croire que chacun est la seule victime, que tout est la faute de l’autre. J’ai personnellement cessé d’y croire depuis longtemps et je sais bien qu’Israël a une énorme part de responsabilité dans la situation actuelle », martèle Elana Kaminka, la mère du jeune soldat tué sur sa base militaire. Le soir de notre rencontre, elle doit manifester, en famille, à Tel-Aviv, contre le gouvernement Netanyahou et son refus de négocier pour la libération des otages. « Il faut faire effet de masse, montrer que nous ne sommes pas d’accord. » Israéliens et Palestiniens partagent une certitude : les ennemis n’appartiennent pas au camp d’en face, mais aux extrêmes, des deux côtés, qui refusent de croire que la paix est possible.
Logiquement, par son travail de sensibilisation, Le Cercle des parents-Forum des familles dérange, y compris en haut lieu. En août 2023, le ministère de l’éducation interdisait à l’association de faire des conférences et des rencontres dans les écoles, comme elle le pratiquait jusque-là. « Toute comparaison entre le deuil des familles de soldats ou des victimes de terrorisme et le deuil des victimes des opérations de défense de l’armée israélienne est inacceptable. Cela blesse gravement la mémoire des morts et les sentiments de leurs familles », indiquait le ministère dans sa décision. Le Cercle des parents a fait appel et a gagné devant les tribunaux. Le 6 septembre dernier, rebelote.
À l’encontre de la décision judiciaire, le ministère bannissait à nouveau toute intervention des parents endeuillés dans les établissements scolaires, arguant de « contenus pédagogiques à réévaluer ». « Nous sommes victimes d’un très mauvais bouche-à-oreille porté par l’extrême droite, estime Elana Kaminka. On nous dit que nous ouvrons la porte des écoles à des familles de terroristes. Terroristes ? La femme de mon voisin palestinien, Yacoub Al Bari, a été tuée alors qu’elle conduisait sa voiture, elle était mère de neuf enfants : c’était une terroriste ? La fille de Bassam Aramin, qui avait 10 ans et portait son cartable : c’était une terroriste ? » Quand elle vous dit cela, sa voix frémit de colère. Sur le piano, dans le salon, les portraits de son fils lui sourient.
l y a le sommet de l’État que Le Cercle des parents agace… et la base. « Oui, on nous traite de traîtres, de collaborateurs, de normaliser l’occupation », explique Layla. L’an dernier, à l’entrée de la cérémonie du souvenir organisée conjointement tous les ans pour faire mémoire des disparus, « il y a même des gens qui nous ont craché dessus », pointe Guy Elhanan.
Dans ces cas-là, Yonatan Zeigen prend toujours la peine de répondre : « Qu’est ce qui sert le plus nos intérêts ? Considérer les Palestiniens comme un tout et un ennemi collectif à opprimer ? Est-ce que ça rend nos vies meilleures ? En faisant cela, nous avons une illusion de sécurité. Mais le 7 octobre l’a montré : aucun mur, aucun grillage ne sera jamais assez haut pour nous protéger tant que nous n’aurons pas fait du camp d’en face un partenaire. Notre seul gage de sécurité, c’est la paix. »
Un an après le 7 octobre, et alors qu’aucun cessez-le-feu n’est à l’ordre du jour, sont-ils des naïfs ? Des rêveurs ? « Cela dépend ce que vous appelez rêveur, note Yonatan, les yeux tristes. Tant qu’il n’est pas devenu réalité, tout projet est un rêve. » Ils se savent peu nombreux. Sont conscients que leur action équivaut à vider la mer avec une petite cuillère. Ont bien saisi que la paix ne naîtra pas de leur seule initiative mais relève du politique. Perdre espoir ? Ils n’en ont pas le droit. « Quel est le projet, sinon ? S’asseoir et attendre le retour du Messie ?, ironise Robi Damelin. Continuer à nous entretuer jusqu’à ce que disparaisse le dernier d’entre nous ? » Au Cercle des parents, on sait que les deux peuples n’ont pas le choix. Ils doivent apprendre à vivre ensemble, puisque aucun des deux ne partira.