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Au Bangladesh, la chute d’une dynastie
La fuite précipitée de la première ministre, Sheikh Hasina, marque l’échec d’une famille liée au pouvoir depuis l’indépendance acquise en 1971.
Sheikh Hasina, la première ministre bangladaise qui a dû fuir son pays, lundi 5 août, fut à la fois la fille du héros de la guerre d’indépendance contre le Pakistan, l’une des figures de la démocratisation d’un pays longtemps cadenassé par l’autoritarisme et l’architecte du relatif essor économique de cette jeune nation autrefois synonyme de surpeuplement et de misère : les qualificatifs employés pour la définir, avant qu’elle ne bascule dans l’autocratisme, soulignent aujourd’hui l’ironie du point d’orgue de sa fin de règne, une chute fulgurante.
Après quinze ans de pouvoir et trois mandats successifs – elle venait juste d’entamer son quatrième à l’issue des élections de janvier et avait auparavant été cheffe du gouvernement entre 1996 et 2001 –, la « bégum de fer », 76 ans, aura eu à peine le temps de sauter dans l’hélicoptère qui allait la transporter dans l’Inde voisine. Le chef de la police venait de la prévenir que des dizaines de milliers de manifestants, assoiffés de vengeance après la brutalité de la répression policière contre les protestations étudiantes – plus de 400 morts en trois semaines – étaient en marche vers sa résidence de Dacca, la capitale.
Elle n’a même pas eu le temps de rédiger le discours de démission qu’elle voulait écrire : dans la ville embrasée par l’insurrection, plus personne ne pouvait garantir sa sécurité. Quelques heures plus tard, le chef de l’armée annonçait qu’il allait superviser la constitution d’un gouvernement intérimaire.
A ce stade, et au vu du poids longtemps exercé par les militaires – aux commandes ou en coulisses – durant les cinquante-trois ans de l’existence du pays en tant que nation indépendante, nul ne peut préjuger du comportement ultérieur des généraux qui sont, de facto, de retour au pouvoir. Même s’ils ont tenu à donner toutes les apparences que leur reprise en main n’était pas un coup d’Etat.
Anomalie géopolitique
La violence politique est une donnée permanente dans l’ancien Bengale oriental : le « pays bengali » (Bangla-desh) a été accouché dans la douleur, en 1971, à la suite d’une sanglante insurrection contre l’ancien « colonisateur » pakistanais. A la partition de l’Empire des Indes, en 1947, le Pakistan s’était en effet constitué en s’établissant sur des territoires à majorité musulmane, devenant ainsi une anomalie géopolitique : le pays, divisé entre une partie occidentale, avec pour capitale Karachi, et une partie orientale, bengalaise, avec pour capitale Dacca, était séparé par l’Inde tout entière… Culturellement, les deux entités étant parfaitement disparates, seul l’islam pouvait servir de ciment national.
Cette bizarrerie ne devait pas durer, les Bengalais ayant rapidement eu le sentiment d’être sous le joug des Pakistanais de l’Ouest, où résidait le véritable centre du pouvoir de la toute jeune nation. Un mouvement insurrectionnel allait naître, soutenu par l’Inde, qui entra en guerre en 1971 pour assurer la victoire des nationalistes bangladais. Tout cela après des mois de sanglantes répressions des partisans de l’indépendance par des milices extrémistes et l’appareil policier du régime militaire. Mais le 16 décembre 1971, après une offensive indienne éclair de treize jours, l’armée pakistanaise capitulait. Le Pakistan oriental devenait Bangladesh et Sheikh Mujibur Rahman, père de Sheikh Hasina, le premier leader du pays.
La lune de miel des lendemains chantant des indépendances n’allait pas durer. Après quatre ans de pouvoir, caractérisés par la dérive politique vers un Etat à parti unique et un autoritarisme croissant, le président Mujibur Rahman est assassiné le 15 août 1975 par des colonels putschistes. Une quinzaine de membres de sa famille, présents autour du patriarche, sont également tués. Seules ses deux filles, Hasina et Rehana, qui se trouvent en Allemagne de l’Ouest, échappent à la tuerie.
Marquée par la tragédie, celle qui allait bien plus tard être portée à la magistrature suprême à l’issue des élections de 1996 n’aura de cesse de se référer constamment à ce père disparu. Recevant Le Monde dans la résidence familiale durant la campagne électorale de cette année-là, la fille de « Mujib » montrait les impacts laissés par les balles des assassins dans les livres de la bibliothèque. Les portraits des « martyrs » ornaient les murs, les traces de sang des suppliciés avaient été conservées sous des vitres, ajoutant une note supplémentaire à l’ambiance sépulcrale.
Série de coups d’Etat
A 49 ans, rentrée au pays seulement quatorze ans plus tôt après des années d’exil, Sheikh Hasina incarnait ainsi, de par son statut de « fille de », la « résistance » politique contre les généraux ou leurs affidés installés au pouvoir depuis l’assassinat du « père de la patrie ».
De 1975 à 1990, une série de coups d’Etat et de putschs avortés rythment la vie politique. En décembre 1990, après trois mois de troubles durant lesquels Sheikh Hasina jouera un rôle majeur, le général Mohammad Ershad, devenu président en 1983, est acculé à la démission.
Va s’ensuivre alors plusieurs décennies de gouvernements démocratiquement élus où Sheikh Hasina et sa rivale, Khaleda Zia, veuve d’un « général président » auparavant assassiné, ne vont cesser de s’échanger le pouvoir au gré des échéances électorales. C’est le combat de la « veuve » (Khaleda) et de l’« orpheline » (Hasina), une lutte féroce qui verra plus tard les deux femmes être tour à tour emprisonnées pour corruption.
La première ministre détrônée aura été la victime de son penchant croissant pour l’autoritarisme, la volonté de contrôle, le népotisme. En cela, elle fut la digne fille de son père, qui instaura en son temps un règne sans partage. Le fait que les masses en furie aient désacralisé les portraits omniprésents de « Mujib » ainsi que des statues à son effigie marque sans doute une étape cruciale pour le Bangladesh. Après la guerre d’indépendance de 1971, le tournant démocratique de 1990, la révolution de 2024 signe la fin d’une importante dynastie politique de l’Asie.
Reste que, dans le climat d’incertitude prévalant dans le pays et alors que Dacca avait basculé dans le chaos le jour de la fuite de la dictatrice, il est bien difficile de savoir qui va récolter les fruits de cette extraordinaire révolution. Résolument laïque, très proche de l’Inde, Sheikh Hasina avait contenu les menaces des islamistes. La nomination, jeudi 6 août, du Prix Nobel de la paix 2006, Mohammad Yunus, à la tête d’un gouvernement de transition, constitue toutefois un signe positif alors que les nouvelles autorités devront s’atteler à préparer la voie d’un renouveau démocratique.