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Roberto Saviano : "À Marseille, les criminels sont des entrepreneurs"; Sous protection policière depuis ses révélations sur la mafia napolitaine dans "Gomorra", l'écrivain et journaliste, qui était hier au Mucem, continue d'alerter. Il livre son analyse sur la situation de la cité phocéenne.
Roberto Saviano a captivé des lecteurs du monde entier avec des oeuvres saisissantes, dont Gomorra (2006), traduit dans 42 pays, vendu à plus de quatre millions d'exemplaires, et qui a fait l'objet d'adaptations au théâtre, au cinéma et en série télévisée. Au-delà de son auscultation de la société italienne, l'écrivain et journaliste met en lumière les enjeux cruciaux auxquels le continent européen est confronté : montée des nationalismes, migrations, etc. L'auteur italien, à Marseille, où il a donné un grand entretien hier au Mucem, revient pour La Provence sur ces enjeux et partage son analyse de la situation phocéenne.
En 2023, Marseille a connu une vague d'homicides sans précédent, avec près de 50 personnes tuées dans un contexte de guerre entre trafiquants de drogue. Cette situation peut-elle être comparée à ce que vous avez vécu à Naples ?
Absolument. La réaction ne peut pas être uniquement répressive. Malheureusement, même l'Italie, qui a longtemps été le seul pays européen à disposer d'instruments juridiques pour lutter contre les mafias, a fait un dangereux retour en arrière. La répression reste aujourd'hui le seul outil, alors qu'elle ne devrait être qu'un segment de la lutte antimafia, et même pas le plus important.
Pensez-vous que Marseille occupe une place importante sur la carte du narcobanditisme et dans les circuits de blanchiment d'argent ?
Bien sûr. Il ne s'agit pas seulement d'une similitude avec Naples ou de la présence de mafias étrangères, mais de l'enracinement d'organisations criminelles, comme Brise de Mer et Petit Bar, que nous pouvons à toutes fins utiles considérer comme des mafias indigènes en raison du nombre de leurs affiliés et de leurs ramifications. C'est comme si nous avions toujours du mal à accepter que, loin de Palerme et loin de Naples, il puisse exister des organisations si organiquement structurées qu'elles conditionnent le tissu économique de régions entières. Outre le nombre de morts, ce qui frappe c'est leur jeune âge, certains étaient même mineurs.
Il y a également des femmes impliquées et un nombre exorbitant de blessés. Il s'agit de narcoterrorisme et le procureur de la République de Marseille, Nicolas Bessone, a explicitement parlé de "narco-meurtres". Ce qui frappe également ceux qui, comme moi, ont toujours étudié les mafias, c'est la hiérarchie des groupes criminels présents à Marseille et l'organisation des marchés de la drogue. Ce sont de véritables entreprises avec de nombreux employés et ceux qui les dirigent ne sont pas seulement des criminels, mais des entrepreneurs talentueux, un talent qui a mal tourné.
Il y a quelques années, vous avez écrit un livre sur les "Piranhas", ces jeunes trafiquants prêts à tout pour se faire un nom. À Marseille, on assiste à un rajeunissement des chefs de clans, des assassins et des victimes du banditisme. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Les vieux patrons meurent ou finissent en prison, les nouvelles recrues sont de plus en plus jeunes car leur carrière est désormais fulgurante. Pour marcher honnêtement, ces garçons et ces filles n'essaient même pas, car l'exemple qu'ils ont, bien souvent, c'est celui de leurs parents qui se cassent la figure et n'arrivent pas à joindre les deux bouts. Ce qui est frappant, ce sont les familles dont sont issus ces très jeunes criminels : une bourgeoisie très réduite et fragile, un petit prolétariat sur lequel pèsent toutes les crises que nous avons traversées au cours des dernières décennies.
Les ports du Havre et d'Anvers sont les principales portes d'entrée de la cocaïne en Europe. Marseille génère officiellement moins de saisies. Est-ce à dire qu'il est moins prisé par les trafiquants ? Moins surveillé ? Quel est le rôle du transport maritime dans le trafic de drogue ?
Le transport maritime est le principal moyen de transport, celui qui permet à la coca raffinée de passer de l'Amérique du Sud au reste du monde. Le scandale des stupéfiants en Équateur est une conséquence directe de notre manque de vision, de notre incapacité à comprendre où se déplaçait le trafic de cocaïne. Mais la vérité, c'est que si nous ne nous occupons pas de ces questions, elles nous occuperont, et non seulement cela, mais elles mettront aussi à genoux nos démocraties littéralement dopées par le capital criminel.
Pensez-vous que l'Europe est sur le point de connaître une crise de la même ampleur que celle subie par les États-Unis avec l'arrivée massive sur le marché des drogues de synthèse, plus rentables et plus faciles à transporter ?
Elle la vit déjà. On ne parle pas du fentanyl, on ne parle pas des antidépresseurs achetés au marché noir. On ne parle pas du "mal de vivre" et des substances qui se vendent, s'achètent et se consomment pour se "soigner".
Le procureur de Paris a déclaré que le niveau de menace est tel qu'il risque de déstabiliser l'État de droit. Pensez-vous que les fondements démocratiques de l'Europe et de la France puissent être déstabilisés par des cartels, comme c'est le cas en Équateur ?
Je ne le pense pas, cela s'est déjà produit.
Vous vivez sous protection pour avoir dénoncé la mafia et décryptés ses imbrications... Depuis, la situation n'a fait qu'empirer. Êtes-vous réellement convaincu que les gouvernements luttent contre le trafic de drogue ? En réalité, trop de personnes ne profitent-elles pas des gains financiers injectés dans l'économie légale pour que ce soit le cas ?
Je voudrais faire une distinction. Dans les domaines dont j'ai parlé, les choses se sont certainement améliorées parce qu'une lumière s'est allumée et a attiré l'attention. Mais en général, on ne parle plus du crime organisé et la politique vit dans l'illusion que si l'on ne parle pas d'un problème, il n'existe pas. Ce gouvernement (celui de Giorgia Meloni, NDLR) me déteste d'une haine presque personnelle. Il a censuré mon émission à la télévision publique italienne, il m'accuse de parler des mafias par intérêt personnel, il va jusqu'à dire qu'avoir une escorte policière est un privilège. Pour moi, si l'on s'en prend à un écrivain qui a dénoncé des organisations criminelles odieuses en se retrouvant sous escorte et que l'on censure son contenu, si la lutte contre les organisations criminelles n'est pas à l'ordre du jour politique, c'est que, soit nous sommes en présence d'une classe politique décidément incompétente et inadéquate, soit la prise de conscience que le capital criminel est incontournable a prévalu sur tout le reste.
Comment voyez-vous la montée des nationalismes ?
J'observe avec beaucoup d'inquiétude ce qui se passe en Italie et en Europe.
Votre appel en faveur des migrants, notamment dans votre livre "En mer, pas de taxis", montre que vous continuez à vous battre en tant qu'écrivain engagé. Qu'est-ce qui vous motive à ne pas baisser les bras ?
Quand on vit comme je vis depuis 2006, il y a des combats qui donnent un sens - si tant est que l'on puisse trouver un sens à une vie de reclus sans avoir commis de crime - au sacrifice. Je sais bien que ce sont des combats qui n'auront jamais d'issue positive, pour les avoir menés, je suis en procès avec la moitié du gouvernement, mais comment ignorer le cri de douleur de ceux qui quittent leur terre par nécessité ?
La Provence