Plus de sept semaines se sont écoulées depuis l’attaque brutale du Hamas contre Israël. Aux images insoutenables de familles exécutées sauvagement et de civils emmenés en otages se sont superposées, jusqu’à l’entrée en vigueur de la trêve vendredi 24 novembre, les vidéos d’immeubles éventrés, d’hôpitaux bombardés, de populations déplacées et de convois humanitaires bloqués aux portes de la bande de Gaza. Au moment où l’on discute de la poursuite du cessez-le-feu en échange de la libération de nouveaux otages, on compte déjà plus de 1 200 morts (dont 851 civils) côté israélien et 13 000 décès, dont un nombre indéterminé de combattants, selon les chiffres du ministère de la santé dépendant du Hamas.
Jusqu’à la suspension des combats, les affrontements surpassaient en intensité et en cruauté les précédents conflits entre l’État hébreu et le mouvement islamiste. « Une série d’actes commis par les deux belligérants serait très probablement qualifiée de crime de guerre par un tribunal », prévient Julia Grignon, professeure à la faculté de droit de l’Université Laval (Canada).
Le droit international humanitaire (DIH), un ensemble de règles fondées sur les conventions de Genève que doivent respecter aussi bien un pays comme Israël qu’un groupe armé non étatique tel que le Hamas, a été bafoué lors de cette guerre menée sur un espace restreint et densément peuplé. Dès les premières heures du conflit, le Hamas a de manière évidente enfreint le droit de la guerre en commettant des atrocités contre des civils et en prenant des otages israéliens, puis en utilisant certains hôpitaux et écoles gazaouis à des fins militaires. En réponse, les Israéliens ont mis la bande de Gaza en siège réglé avec notamment la coupure de l’accès à l’eau ou encore le refus d’autoriser les convois humanitaires de ravitailler les habitants. Priver « explicitement de nourriture, d’eau et d’électricité une population n’est pas compatible avec le droit international humanitaire », a rappelé le Comité international de la Croix-Rouge, garant des conventions de Genève.
L’offensive terrestre israélienne a été précédée d’une campagne de bombardements d’une rare intensité. Lors des six premiers jours du conflit, l’aviation israélienne dit avoir procédé au largage de 6 000 bombes, soit dix fois plus que les Américains et leurs alliés durant la semaine la plus intense du siège de Mossoul, en Irak (2016-2017). Les destructions massives d’habitations, de structures vitales telles que les hôpitaux, le tout accompagné de la mort de nombreux civils, soulève de sérieuses interrogations sur la conduite des opérations, même si le droit n’interdit pas, dans certains cas et à certaines conditions, les « dommages collatéraux ».
L’armée israélienne, à l’instar de toutes les armées modernes, obéit à un catalogue de règles d’engagement classées secret-défense qui tiennent compte des principes du droit international humanitaire. « Avant chaque opération des forces de l’Otan par exemple, ces règles sont adaptées aux buts stratégiques, à l’environnement politique, aux technologies disponibles et aux modes de tir employés », rappelle l’ancien pilote de chasse Jean-Christophe Noël, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri). En fonction de la dureté des combats, une armée peut ainsi décider de durcir le règlement en imposant de nouvelles restrictions, ou au contraire de l’assouplir.
C’est le cas de l’armée israélienne depuis le 7 octobre. Celle-ci a notamment renoncé à l’usage des « coups sur le toit », une technique de tir d’avertissement accompagnée d’appels et SMS, qui préviennent les non-combattants d’un bombardement à venir. « La pratique actuelle est peu lisible », observe Françoise Bouchet-Saulnier, conseillère stratégique en droit international humanitaire de Médecins sans frontières (MSF) et autrice d’un Dictionnaire pratique du droit humanitaire. « Il y a des cas d’appels reçus par certains directeurs d’hôpitaux mais un hôpital peut être l’objet d’attaque sans avoir reçu d’avertissement le jour même et en arguant qu’il avait reçu une demande d’évacuation plusieurs semaines avant. Tout cela ne correspond pas à l’esprit ni à la lettre du DIH. »
L’armée israélienne, en état de guerre quasi permanent depuis 1948, a la réputation de connaître sur le bout des doigts le droit international humanitaire. À l’instar de l’Otan, elle dispose de conseillers juridiques qui sont placés auprès des commandants mais aussi des unités sur le terrain. Leur mission consiste notamment à donner à l’officier leur avis au moment de bombarder une cible, en s’appuyant sur le principe de la proportionnalité définie dans les conventions de Genève. Il s’agit grosso modo de comparer l’incomparable : d’un côté, les pertes en vie humaines et, de l’autre, l’avantage militaire que procure la destruction de l’objectif.
Israël doit encore convaincre certains experts en droit international de la légitimité de certaines de ses frappes. « Est-il excessif de tuer cinquante civils par rapport à l’avantage militaire que procure la mort d’un leader du Hamas ? J’aurais de la peine à défendre une telle intervention », réfléchit la chercheuse Anaïs Maroonian, qui vient de présenter sa thèse sur « le principe de proportionnalité en droit international humanitaire ». « En effet, quel avantage militaire obtient concrètement l’armée israélienne sur le terrain ? Ce leader sera très certainement remplacé dans les heures qui suivent. Pour rappel un avantage militaire renvoie à la capacité à progresser sur le terrain ou à briser la résistance adverse. Tuer un leader du Hamas n’est peut-être pas suffisant… »
La conduite des opérations de l’armée israélienne est scrutée de près par les armées occidentales. « Nous ne procéderions pas de la même façon», estime un officier de l’Otan qui s’interroge sur la stratégie finale des Israéliens. « Plus on tue des civils, plus on dresse la population contre ses propres forces. » La volonté de minimiser les pertes chez les soldats israéliens durant l’opération expliquerait l’ampleur des bombardements et son corollaire : les victimes civiles. « Les attaques contre les hôpitaux nous interrogent, ajoute un juriste militaire européen. Même s’ils servent de refuge au Hamas, y intervenir doit rester exceptionnel et respecter de nombreuses conditions. »
Toutes ces questions seront-elles posées un jour devant un tribunal ? Cela semble peu probable, notamment à cause de la difficulté de qualifier tel ou tel acte à partir des seules images et de l’absence de coopération des belligérants. En outre, « les qualifications pénales n’ont pas d’effet direct ou immédiat sur la conduite des hostilités, explique Françoise Bouchet-Saulnier. La priorité que fixe le droit international humanitaire consiste à tenter d’imposer l’impératif des actions de secours humanitaires au milieu des actions militaires. »