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La rencontre a eu lieu, malgré tout. Dans une petite mosquée du 12e arrondissement de Paris, dimanche 12 novembre, un groupe inhabituel composé de juifs, chrétiens et musulmans se serre dans la salle de prière pour partager un moment de recueillement, organisé par l’association d’Amitié judéo-musulmane de France. Devant cette petite assemblée, rejointe par les adolescents du cours d’arabe de la mosquée, le secrétaire général du lieu déclare : « Ce n’est pas normal qu’un citoyen juif ait peur, aucun juif ne doit avoir peur. Sachez qu’on est avec vous. Chacun apporte sa pierre et nous croyons que Dieu est plus fort que ça. Il est très important de faire un pas vers l’autre ».
La scène pourrait paraître anodine dans le monde du dialogue interreligieux. Mais elle revêt ce jour, près d’un mois après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, un caractère exceptionnel. Au même moment, 105 000 personnes défilaient à Paris contre l’antisémitisme, mais sans les principaux responsables du culte musulman, qui déploraient la présence de l’extrême droite et l’absence de mot d’ordre « plus large », notamment contre l’islamophobie. « Cette absence laissera des traces », confiait alors à La Croix un responsable du judaïsme français, qui craint la montée d’un antisémitisme dans les communautés musulmanes. Plusieurs responsables de l’islam français dénoncent, eux, la montée d’un climat de suspicion à leur endroit.
L’identification que suscite le conflit entre Israël et le Hamas chez les membres des communautés juive et musulmane françaises suscite une émotion exacerbée, laissant craindre des tensions. « Le 7 octobre a créé un malaise, c’est le grand silence, plus personne n’ose se contacter, constate Harold Weill, grand rabbin de Strasbourg. Moi, je ne vois pas pourquoi je ferais une démarche vis-à-vis des représentants musulmans, alors que de leur part je n’ai vu aucune dénonciation des actes du Hamas. »
De son côté, Saïd Aalla, président de la Grande Mosquée de Strasbourg, qui a pris soin d’envoyer un message de soutien au grand rabbin de la ville, au lendemain du massacre du Hamas, confie son malaise devant la délicatesse de la situation. « On respecte le deuil de chacun, et je crois que nous faisons les uns et les autres un effort pour qu’aucun mot ne puisse venir abîmer nos relations », décrit-il, évoquant l’attachement viscéral de nombreux musulmans à la cause palestinienne et conscient que les différences de position sur la guerre avec les communautés juives peuvent blesser de part et d’autre. « Nous sommes tous très touchés par ce conflit, différemment, mais nous devons sauvegarder notre unité pour éviter qu’il ne débouche sur des tensions intercommunautaires. »
De fait, les mots sont devenus inflammables. Beaucoup de responsables juifs contactés par La Croix ont exprimé leur dépit vis-à-vis du refus de leurs homologues musulmans de qualifier le Hamas d’« organisation terroriste ». À Lyon, le communiqué publié par les responsables religieux a par exemple fait l’objet d’âpres négociations, le grand rabbin de la ville ne souhaitant pas qu’il fasse allusion à la politique de l’État d’Israël. Finalement, un texte appelant « à la paix et à la libération des otages », rédigé sous l’égide de l’archevêque de Lyon Olivier de Germay, a quand même pu aboutir.
Pour chacun, le dialogue exige ainsi des concessions et des prérequis : « Trop d’enfants meurent en ce moment à Gaza. Il faut d’abord se mettre d’accord pour demander l’arrêt de la guerre, sauf à se réunir pour ne rien se dire », estime Azzedine Aïnouche, responsable de la mosquée Islah, à Marseille.
« Chacun attend de l’autre qu’il ait un surcroît d’empathie, décrypte le rabbin parisien Émile Ackermann. Les juifs doivent prouver qu’ils ne sont pas insensibles à la souffrance palestinienne et les musulmans à la souffrance des Israéliens et des juifs. Or, sortir de soi, c’est une épreuve qui demande beaucoup d’honnêteté intellectuelle et de compassion. »
Ces actions ont des incidences concrètes sur les représentations des jeunes. Après la rencontre du week-end, où elle est entrée dans une synagogue pour la première fois, Assa, musulmane de 21 ans, confie « une découverte » : « Ça permet de sortir des images des réseaux sociaux, où certains affirment que ce qui arrive en Palestine, c’est de la faute des juifs, cela incite à la haine. Ici, on voit l’humain. »
Cette connaissance mutuelle, de plus en plus rare, est cultivée par certains, comme Haïm Bendao, rabbin d’une synagogue du 14e arrondissement de Marseille. Dans ce quartier populaire, il tisse des liens avec des musulmans depuis vingt ans. « Le 7 octobre n’a rien changé à mon quotidien, je ne ressens aucune hostilité dans mon quartier. Mes liens avec les imams sont solides », explique celui qui parcourt les établissements scolaires pour promouvoir l’amitié interreligieuse. Là où les relations sont anciennes et profondes, « les digues tiennent », affirme un imam de la région parisienne. « La situation actuelle est plus révélatrice du déficit de liens entre nos communautés qu’un problème consubstantiel aux religions », juge Émile Ackermann. Comparé aux initiatives de dialogue entre chrétiens et juifs ou chrétiens et musulmans, le dialogue judéo-musulman reste timide et manque encore de volontés locales.