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La Cisjordanie, le chaudron qui menace d’exploser
La colère enfle dans le territoire occupé par Israël, où près de 200 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre.
Tandis que descend la lumière du soir, Ilyad El-Hazmi vient s’asseoir au milieu des tombes du cimetière de Jénine. Il s’y recueille chaque jour en mémoire de son fils Amjad, tué il y a deux ans par l’armée israélienne, et dont le corps, qui ne lui a jamais été rendu, n’est pas inhumé ici. Dans le « nouveau nouveau cimetière », comme on appelle l’endroit dans le camp de réfugiés de la ville du nord de la Cisjordanie occupée, d’autres parents en deuil s’installent. On échange à voix basse les nouvelles : nouveaux décès, dernières violences. Le cimetière est devenu une place publique. Ses tombes, ornées de fleurs, de basilic et de buissons de menthe, font de la mort un jardin, le seul du camp de réfugiés. Quelque part, non loin, quelqu’un tire, calmement, sans hâte. Comme pour se distraire. Sans doute pour s’entraîner.
La dernière opération en date de l’armée israélienne à Jénine a pris fin quelques heures plus tôt. Elle a eu lieu un matin, ce qui est inhabituel, et alimente les bavardages. Pour décrire ces hommes et ces femmes à la mine grave dans le cimetière, on dit : « un », « deux » ou « trois », selon le nombre de leurs enfants tombés en « martyrs » face à l’armée israélienne. En dehors de quelques jeunes trop curieux ou d’innocents, la plupart étaient engagés dans des groupes armés rassemblés dans la Brigade de Jénine, dite de « réaction rapide », affiliée aux Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, une émanation du Fatah, le parti du président palestinien, Mahmoud Abbas.
Ces garçons, morts pour la plupart les armes à la main et dont les portraits géants couvrent les murs, « unissent comme une famille » leurs proches, dit Ilyad, et il part dans un bon rire. C’est son genre. Il a de l’énergie, la joie bruyante et lorsqu’il lance, avec sa grosse voix, une salve de plaisanteries tout en allumant une cigarette, nul ne s’en formalise. On est entre soi. Une femme un peu corpulente chute entre deux tombes et se coince entre les pierres. Il s’esclaffe avant d’aller l’aider à s’extirper. « Les tombes sont serrées comme des sardines dans une boîte, comme nos maisons, mais comme ça, on est plus près les uns des autres que les Israéliens, non ? », s’amuse-t-il.
« Martyrs en puissance »
Juste avant, il a posé avec précaution son arme de poing, un 9 mm, sur une pierre tombale, pour être plus à l’aise. On est là entre familles de la « résistance », terme générique, omniprésent, toutes dotées d’un pedigree long comme la lutte contre l’occupation israélienne, qui a commencé en 1967 après la guerre des Six-Jours. Le fils d’une femme en noir au visage discrètement maquillé, assise à trois tombes de distance, fabriquait des bombes, avant d’être tué récemment, quelques heures avant son mariage. Tous ses frères, quatre au total, ont été arrêtés, un jour ou l’autre. Tous sont des « martyrs en puissance ».
Jénine, environ 40 000 habitants, n’est pas une ville happée dans sa totalité par cette spirale de la mort. On y trouve aussi des classes moyennes, de grandes familles prospères, des immeubles récents, des supermarchés et des magasins de jouets où il est possible d’acheter des poupées, pas seulement des armes en plastique. Mais le massacre du 7 octobre et la « guerre » – comme on dit ici – lancée par le Hamas, ont ouvert une phase d’incertitudes qui court comme une décharge électrique à travers toute la Cisjordanie.
Après le choc de l’attaque des islamistes a suivi l’opération militaire israélienne contre Gaza, dont les images sont omniprésentes. Le Hamas a appelé, à plusieurs reprises, les Palestiniens de Cisjordanie à se soulever, en vain pour l’instant. En anticipation, l’armée israélienne multiplie les incursions visant les groupes armés. C’est comme une petite guerre à bas bruit. En un peu plus d’un mois, les opérations avec blindés, hélicoptères et drones ont fait près de deux cents morts parmi la population palestinienne. Environ 2 500 arrestations ont eu lieu, notamment de membres du Hamas.
Lundi soir, 13 novembre, cinq nouveaux décès ont été recensés à travers la Cisjordanie. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon de l’armée israélienne, « tondre la pelouse ». Des coups de boutoir destinés à briser la dynamique des groupes armés, en attendant que de nouvelles têtes ne remplacent les leaders appréhendés ou assassinés. A ces opérations s’ajoute tout un répertoire d’actions moins visibles (irruption de l’armée, sans raison particulière, au domicile de familles palestiniennes, humiliations arbitraires au checkpoint, etc.) qui ont pour ambition d’assujettir une population tout entière.
La bulle a « éclaté »
Yehuda Shaul a découvert cette machine à briser, horrifié, lors de son passage dans l’armée israélienne il y a une vingtaine d’années. Il a fondé ensuite Breaking the Silence – un groupe de vétérans témoignant des exactions perpétrées par les troupes d’occupation – avant de poursuivre une carrière de militant et de théoricien des méthodes de répression israélienne en Cisjordanie. Il peut détailler, des heures durant, les mille facettes de ce système coercitif, mais il insiste sur deux points-clés. D’une part, la violence n’est pas seulement le fruit de l’arbitraire. Elle est aussi et surtout une méthode, conçue comme un outil de domination. D’autre part, cette approche a généré une « bulle d’illusions » parmi ceux qui en sont les concepteurs, les conduisant à croire que tout ceci pourrait durer, sinon éternellement, du moins longtemps.
Or, depuis le 7 octobre, tout est en train de changer, sous l’effet de plusieurs facteurs. L’armée a déplacé une partie de ses troupes d’active vers le front de Gaza, remplaçant ses effectifs en Cisjordanie par des réservistes issus des colonies. Ces dernières, qui abritent une population d’un demi-million de personnes, alimentent une force de sécurité locale, qui fonctionne en symbiose avec les soldats. En face, la population palestinienne, 3 millions d’habitants, poussés à bout. C’est dans ce contexte que la bulle décrite par Yehuda Shaul a « éclaté ».
Avec quelles conséquences ? Celle de l’ouverture d’un « troisième front », en plus de celui de Gaza et de celui face au Hezbollah à la frontière avec le Liban ? Cette idée demeure encore théorique, mais à Jénine, elle effraie et fascine. A travers la Cisjordanie, souffle un air de révolte et de colère, attisé par la fin des espoirs en un processus politique capable de mettre fin à l’occupation. Les deux Intifadas, en 1987 puis en 2000, avaient commencé ainsi, par une accumulation de vexations et de violences, avant qu’une étincelle ne fasse exploser la poudrière. Ilyad, au cimetière, le dit à sa façon : « On a quelque chose en nous qui s’appelle l’honneur et tous les jours on nous humilie ? Hé bien c’est terminé. Ce temps est terminé. »
Mati Steinberg, ex-responsable israélien au sein des organes de sécurité, conseiller de quatre chefs des services de renseignement intérieur, se dit inquiet et atterré par la violence déployée à Gaza par un pays qu’il a toujours servi. « Je ne peux plus regarder ces images, c’est un cauchemar », dit-il. Il a analysé les conditions de déclenchement des deux premières Intifadas et estime qu’à présent, un simple incident pourrait déboucher sur un soulèvement généralisé. « Il ne faut pas s’imaginer qu’une insurrection sera décidée, de façon centralisée, mais plutôt qu’un mouvement pourra démarrer brutalement en raison des tensions extrêmes au sein de l’opinion [palestinienne]. » Dans l’immédiat, jour après jour, des chabab (« jeunes ») sont abattus à Jénine, Naplouse ou Tulkarem, à Bethléem, Hébron et même dans les environs de Ramallah, la capitale de fait de l’Autorité palestinienne. Le ministère des affaires étrangères palestinien a dénoncé une « escalade délibérée pour faire exploser la situation en Cisjordanie ».
Tué par hasard
Dans le Théâtre de la Liberté qu’il dirige, au milieu du camp de Jénine, Moustapha Sheta a aussi le sentiment qu’un point de non-retour a été franchi. Il rit amèrement en parlant de la visite du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, il y a quelques mois. « Quand Abou Mazen [Mahmoud Abbas] est venu à Jénine, les gens étaient étonnés de voir un hélicoptère qui ne leur tirait pas dessus. Mais son discours n’était que du bla-bla. On ne veut plus entendre ces idioties, c’est fini. Depuis le 7 octobre, les masques sont tombés. »
Il s’interrompt pour parler au téléphone. Des gens enfiévrés entrent et sortent de son bureau, où trône un grand portrait de Che Guevara en décalage avec l’époque et les idées qui circulent en Cisjordanie. Il reprend : « La solution, c’est très simple : il faut mettre fin à l’occupation. » La lutte armée ? Il prend garde à ne pas prononcer ces mots, on arrête à tour de bras pour de simples mots sur les réseaux sociaux, mais il brûle d’en dire plus : « Je suis contre les idées du Hamas, je ne partage pas leurs opinions. Mais nous avons un terrain d’entente possible, nous voulons la fin de l’occupation. Après la guerre, quand nous serons libérés, il sera temps de régler nos différends. A cette heure, beaucoup de gens rejoignent la résistance, voilà notre actualité, ici. »
Il parle aussi de son père, qui lui disait tout le temps, « mon fils, ne va pas te joindre aux manifestations, on pourrait te faire du mal », et qui a été tué par l’armée israélienne par hasard. Il ajoute aussi une anecdote qui l’a bouleversé, comme si tout se précipitait ces derniers jours, au sens chimique comme cinétique du terme : « Ma femme m’a demandé : si les soldats israéliens entrent chez nous, comment vas-tu nous protéger ? La réponse c’est que j’en serais totalement incapable. » Cette blessure générique, toute la Cisjordanie la raconte de multiples manières. C’est l’essence de l’occupation.
Pour l’heure, donc, une vaste colère gronde et monte. Dans la cour du Théâtre de la liberté, un ex-militant reconverti dans l’art dramatique, Moumen Al-Sahdi, tente de ramener à la raison des enfants qui viennent assister à ses cours et qui adulent tous, désormais, Abou Obeida, le porte-parole militaire du Hamas, dans Gaza. « Les enfants n’ont qu’une dizaine d’années de différence avec les résistants [les militaires du Hamas]. Ils sont avec eux, ils les soutiennent, ils chantent leurs chansons. Ils se disent que Gaza, ça va bientôt arriver chez eux aussi. »
L’espace s’est refermé
Plus loin dans la ville, deux hommes, adossés à un mur, Abou Ahmad et Abou Allah contemplant, l’air navré, un édifice criblé de balles lors de l’opération de l’armée israélienne menée quelques heures plus tôt : un centre de santé qui fonctionnait sous l’égide des Nations unies. Tous deux travaillent dans le secteur de la construction en Israël, et ils ont vu, en trente ans, leurs conditions de vie se détériorer. Depuis le 7 octobre, il leur est interdit de sortir pour se rendre sur les chantiers. Jeunes, ils allaient travailler en voiture et se rendaient le week-end au bord de la mer, en Israël.
Puis l’espace s’est refermé sur eux. Il y a eu la première Intifada, puis la seconde. Toujous plus de checkpoints, plus de difficultés. A présent, les voilà bloqués à Jénine, sans salaire, sans espoir. « Pour aller à Haïfa, le trajet prenait une trentaine de minutes. Ces derniers temps, il fallait compter au moins deux ou trois heures », dit Abou Ahmad. Moustapha Sheta est aussi en état de révolte ouverte contre l’occupation israélienne, l’Autorité palestinienne, et cette vie constamment gâchée, au quotidien. « Si je veux voyager de Jénine à Ramallah, je ne peux pas emprunter la plupart des grandes routes. C’est comme en Afrique du Sud sous l’apartheid. »
La question des déplacements – et leurs innombrables restrictions – est le poison de la vie de tous les jours. La partie palestinienne de la ville de Hébron, ces jours-ci, est placée sous couvre-feu. Les habitants ne sont autorisés à sortir de chez eux que trois fois par semaine, pour une heure ou deux. A Jérusalem-Est, un employé palestinien fait profil bas, et chuchote son histoire comme s’il risquait d’être entendu. Sa mâchoire est tendue par la colère lorsqu’il décrit les vexations qui menacent à présent la vie de son père. La maison familiale se trouve à « dix minutes à pied » de Jérusalem-Est, mais elle est de l’autre côté d’un checkpoint. Cet homme remue ciel et terre pour faire soigner son père, diabétique, qui a besoin d’une dialyse, qu’il faisait jusqu’ici à Jérusalem, au gré des fermetures et ouvertures des checkpoints. Il a réussi, par mille ruses, à faire passer le malade à travers les checkpoints jusqu’à l’hôpital d’Hébron. Mais le couvre-feu complique tout « jusqu’à devenir fou ». Il tente à présent l’impossible pour amener le diabétique qui a les plus grandes peines du monde à marcher à Jérusalem-Est. « Comme tout est très compliqué, la famille a réuni de l’argent et nous avons décidé de le faire passer en douce, grâce à un pot-de-vin. »
A l’intérieur de la Cisjordanie, les déplacements sont aussi des cauchemars. Des axes ont été construits pour faciliter la circulation des colons : des autoroutes bien asphaltées, avec des ronds-points qui mènent vers des colonies, et évitent les villes palestiniennes. La route 60, par exemple, passe devant l’école de Sawiya. Ses murs sont hérissés de barbelés, pour se protéger des attaques des colons. Une route bis a dû être construite en contrebas, pour éviter la route 60, et permettre aux enfants de se rendre en classe.
« Ils ont commencé à tout casser »
Pour arriver à Qaryout, il faut quitter justement cette route 60, puis monter par de petits axes secondaires en lacet à travers les collines. Une fois arrivé au sommet, il faut aussi se rendre à l’évidence : l’aspect bucolique du trajet était trompeur. Sur toutes les éminences, aux alentours, et en contre-hauteur, s’étalent des colonies israéliennes, certaines entourées d’« avant-postes », des implantations de jeunes colons extrémistes armés, qui grignotent la terre des champs ou des vergers sous la protection de l’armée. Dans le centre de Qaryout, un homme, inlassablement, rassemble les éléments physiques de ce qu’il appelle la « confiscation » des terres, opérée par les colons.
Bachar Al-Qaruyti a conservé la clé rouillée de la maison familiale de son village d’origine, près d’Haïfa, dont les siens ont été chassés en 1948. Il accumule les appareils photos et les caméras vidéo. Depuis 1996, il documente les attaques de colons, les expropriations, les abus subis par la population. Il montre des titres de propriété datant de l’époque ottomane, d’autres de celle du mandat britannique, de terres désormais inaccessibles. Il déploie aussi une carte, montre la progression des colonies, tel un mouvement enveloppant comme l’étreinte d’un boa, qui semble repousser les paysans, de plus en plus, vers la ville. On cite des exemples de fermiers qui ne peuvent plus sortir de chez eux. Toutes les sources des environs sont en train de passer sous le contrôle des colons.
La méthode pour chasser les paysans peut revêtir différents visages, mais en revient toujours à la violence. Wael Mukbal, lui, se relève difficilement de l’attaque qu’il a subie, en pleine nuit, il y a un an. A 3 h 30 du matin, des hommes ont fait irruption dans sa maison. « Ils étaient au moins quinze et ils ont dit : “C’est l’armée ! ” Mais ce n’était pas l’armée, même s’ils avaient des habits militaires. Ils ont commencé à tout casser, ils ont détruit un mur, le chauffage, le congélateur, la table en granit et la télévision », dit sa femme. Elle a un frisson, avant de raconter la suite : « Ils l’ont traîné dehors et l’ont frappé partout, avec des barres de fer ou des tuyaux. J’ai cru qu’ils l’avaient tué. » Wael, le mécanicien aux muscles noueux, a survécu, est resté quatre jours dans le coma puis a repris le travail. Depuis, on ne sort plus, la nuit, dans cette maison où pourtant, nul ne veut céder à la haine. « Tout le monde n’est pas mauvais, dans les colonies », dit Wael en récoltant des salades dans son jardin. Leurs filles sont déjà parties à l’étranger, en Espagne. L’une d’elle s’est mariée il y a quelques mois, ils n’ont pu voir que des vidéos.
Le Monde