Le visage buriné et les yeux vides, Abu Safi jauge ce qu’il reste de son village, Khirbet Ar-Radim. Situé le long de la frontière avec Israël, ce petit bout de terre accroché aux collines pelées du sud de la Cisjordanie occupée l’a vu naître et grandir, tout comme son père avant lui. Le 12 octobre, un groupe de cinq colons israéliens armés, cagoulés, et revêtus de l’uniforme kaki des soldats, l’ont chassé, lui et sa famille. « Ils nous ont frappés, menacés de mort, ils ont détruit nos panneaux solaires, nos réserves d’eau et de blé, en nous hurlant de partir », raconte l’homme de 77 ans, dont le ventre porte les traces violacées des coups reçus.
Si la Cisjordanie était sous tension déjà avant la guerre, les massacres du Hamas le 7 octobre ont décuplé la haine contre ses habitants. 162 Palestiniens ont été tués lors de raids de l’armée israélienne, dont 8 par des colons ; 2 000 ont été blessés, et près de 850 ont été expulsés de leurs terres par des colons. La violence de ces juifs radicaux est exponentielle depuis le début de la guerre, passant d’une moyenne de trois attaques par jour à sept, selon les Nations Unies.
Dans les collines du sud d’Hébron, cinq communautés, dont celle d’Abu Safi, ont été vidées en l’espace de trois semaines par une dizaine de colons répartis sur deux avant-postes, Asael et Meitarim. Loin d’être des actes isolés, ces attaques sont symptomatiques de l’accélération d’un projet plus vaste et soutenu par l’État hébreu : celui d’étendre le contrôle israélien sur la Cisjordanie par une politique du fait accompli. « Le sang et la violence ont toujours été de l’huile dans les rouages de l’entreprise israélienne d’accaparement des terres en Cisjordanie », estime Dror Etkes, l’un des chercheurs israéliens les plus affûtés sur la question des colonies, qu’il étudie depuis vingt ans. Ces dernières semaines, il a noté que les pelleteuses étaient de sortie en Cisjordanie, engins qui témoignent de l’édification de nouveaux avant-postes sans permis de construire.
Illégales au regard du droit international, ces implantations qui préfigurent les colonies, parsèment la Cisjordanie pour mieux en grignoter les terres. Dans le viseur, la « zone C » : ces 60 % des Territoires palestiniens sous contrôle administratif et militaire israélien depuis 1995, peuplés de 465 000 colons et de 150 000 Palestiniens (sur 2,8 millions). Deux zones sont particulièrement concernées : la vallée du Jourdain et les collines du sud d’Hébron, définies par le plan Allon de 1967, puis le « plan directeur pour la Cisjordanie » de 1997, comme des « zones tampon » dont l’annexion est stratégique.
Peu nombreuses, isolées et sans défense, les petites communautés de fellahin (« paysans ») palestiniens et de Bédouins qui y vivent, sont les cibles privilégiées d’un harcèlement qui a pris une nouvelle forme ces dernières années : les fermes pastorales. L’ONG Kerem Navot, créée par Dror Etkes, en dénombre 77 réparties sur toute la Cisjordanie, dont huit au sud d’Hébron et quatre aux alentours de Khirbet Ar-Radim. Leur stratégie est implacable : « Les colons emmènent leurs troupeaux pâturer sur nos terres. Puis ils bloquent les routes, entrent dans les villages et menacent les habitants », explique Basel Adra, habitant du village voisin de Tuwani qui documente ces exactions depuis six ans. « Les gens n’osent plus sortir leurs animaux ou ramasser les olives : c’est une politique de la terreur. L’objectif, c’est de nous faire partir. »
Tuwani, petite bourgade de 300 âmes dont les ancêtres étaient tous des fellahin palestiniens, vit aussi sous la pression de la colonisation. Le 13 octobre, le cousin de Basel Adra a pris une balle dans l’estomac alors qu’il revenait de la mosquée. Un colon de l’implantation voisine Havat Ma’on lui a tiré dessus à bout portant. Les soldats, tout proches, n’ont rien fait pour intervenir. Dès le 7 octobre, un poste militaire a été installé sur les hauteurs rocailleuses du village. Un drapeau israélien flotte au vent. C’est à son abord qu’a eu lieu un autre incident, le 25 octobre : des colons, habillés en soldats, ont tiré à balles réelles en direction de jeunes activistes israéliens.
« Il s’agit de la stratégie d’accaparement de terres la plus réussie depuis 1967 : près de 7 % de la zone C a été récupérée de cette façon, et avec le soutien de l’armée », constate Yehuda Shaul, activiste de gauche qui a cofondé Breaking the Silence, une ONG israélienne qui dénonce depuis 2004 les abus militaires dans les territoires occupés. Fin connaisseur de la hiérarchie et de la structure des pouvoirs inhérentes à l’armée israélienne, le grand barbu a observé l’entrelacement progressif des relations entre les militaires et les « shérifs » de chaque colonie ou avant-poste.
Si les soldats se tenaient auparavant en marge des confrontations avec les Palestiniens, la documentation des derniers événements montre qu’ils en font aujourd’hui partie. « En Cisjordanie, l’armée et les colons ne sont plus qu’une seule et même entité, décrypte Yehuda Shaul. Depuis le début de la guerre, les unités de soldats habituellement postées dans la région ont été envoyées à Gaza, ou à la frontière avec le Liban. Les jeunes colons des environs ont été appelés comme réservistes. Leur sang est bouillant, ils sont animés par la vengeance et désormais armés, ils s'estiment autorisés à agir comme ils veulent. »
Dans le petit monde des ONG israéliennes de gauche qui surveillent l’expansion des colonies, on l’affirme : « La violence des colons, c’est la violence de l’État. » « Cela fait des années que l’administration civile rend la vie impossible aux Palestiniens, détruisant leurs maisons et leurs écoles, ajoute Yehuda Shaul. Le gouvernement actuel et ses ministres issus des colonies et de la mouvance sioniste religieuse ne font rien pour arrêter les colons car leurs intérêts se recoupent : faire d’Israël un État juif du Jourdain à la Méditerranée. »
Illustration de ces liens : la nomination du député Zvi Sukkot, un colon radical, à la tête d’un sous-comité du Parlement israélien chargé de la Cisjordanie. Et pendant que le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, distribue 10 000 fusils d’assaut à des civils, le ministre des finances Bezalel Smotrich, un colon qui se trouve aussi être le gouverneur de facto de la Cisjordanie, appelle à la création de « zones stériles » autour des colonies afin « d’empêcher les Arabes d’y pénétrer » et exige l’arrêt des récoltes palestiniennes près des colonies et des routes.
Cette annexion rampante est un frein à la solution à deux États. Agitée comme un mot magique dans la perspective de la résolution du conflit, cette idée n’a plus de réalité tangible sur le terrain : la Cisjordanie est un territoire morcelé, sans continuité territoriale et dont les racines bibliques sont revendiquées par Israël. Il faudrait aussi évacuer 710 000 colons (Cisjordanie et Jérusalem-Est). Un casse-tête politique et humain qui s’était fait dans la douleur en 2005, lorsque les 21 colonies de la bande de Gaza avaient été vidées de leurs 8 000 habitants.