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Après le carnage de l’hôpital al-Ahli de Gaza, la Cisjordanie en ébullition s’en prend tant à Israël qu’à Mahmoud Abbas
REPORTAGE - Instantanément attribué par le Hamas à un tir de missile israélien, le bain de sang a fait se lever un souffle de colère qui s’est propagé à l’ensemble du monde arabe.
Envoyé spécial à Ramallah
La Cisjordanie, plongée dans une forme d’hébétude teintée de fascination depuis le massacre du 7 octobre perpétré en Israël par des combattants du Hamas , entre à son tour en ébullition. Mercredi, pour le deuxième jour consécutif, des milliers de Palestiniens se sont rassemblés dans le centre de Ramallah afin d’exprimer leur solidarité envers la population de Gaza , mais aussi de fustiger l’impuissance du vieux président Mahmoud Abbas .
Ces rassemblements spontanés, rarissimes dans la capitale très policée de l’Autorité palestinienne, se sont formés en réaction à l’explosion qui, la veille, avait fait plusieurs centaines de morts sur le parking de l’hôpital baptiste al-Ahli de Gaza . À Ramallah comme à Tulkarem, à Naplouse ou à Jénine, les cortèges ont été dispersés à coups de grenades lacrymogènes et parfois de tirs à balles réelles par les forces de sécurité palestiniennes. Des heurts avec l’armée israélienne ont aussi éclaté dans plusieurs villes de Cisjordanie ainsi que dans le camp de réfugiés de Chouaffat, à Jérusalem-Est.
Le bain de sang de l’hôpital al-Ahli, instantanément attribué par le Hamas à un tir de missile israélien, a fait se lever un souffle de colère qui s’est propagé à l’ensemble du monde arabe. Après un temps de latence, toutefois, le porte-parole de Tsahal a réfuté toute implication dans le drame, incriminant le tir manqué d’une roquette par le Djihad islamique . Mercredi, Tsahal a publié un ensemble de photos, de vidéos et d’enregistrements téléphoniques présentés comme autant de «preuves» étayant sa présentation des faits. De nombreux pays, comme sidérés par l’ampleur du drame, semblaient réserver leur jugement dans l’attente d’une enquête indépendante. Le président Joe Biden, en visite à Tel-Aviv, a pour sa part soutenu la version israélienne , tout en se déclarant «profondément attristé et choqué par l’explosion dans l’hôpital à Gaza». Selon un bilan publié mercredi par le ministère de la Santé du Hamas, celle-ci aurait fait au moins 471 morts.
Quelle que soit la vérité, les Palestiniens de Ramallah ont déjà leur conviction et n’en changeront pas. Le Dr Moustafa Barghouti, ex-adversaire de Mahmoud Abbas lors de la présidentielle de 2005 et président de la Société palestinienne de secours médical, dénonce le «gros mensonge d’Israël». «Ils ont fait la même chose en mai 2022, dit-il ce mercredi matin, lorsque l’armée avait tué la journaliste (d’Al-Jazeera, NDR) Shirin Abou Akleh.» Sabri Saydan, haut responsable du Fatah et partisan du président Mahmoud Abbas, balaie également les explications de l’État hébreu. Il se dit «sidéré» que Joe Biden les ait reprises à son compte: «Mon premier réflexe, quand j’ai découvert le bilan de l’hôpital al-Ahli, a été de penser que cette fois, l’Amérique allait intervenir pour faire cesser les bombardements.»
Scènes d’horreur
À Gaza, le journaliste Rushdi Sarraj, joint mercredi par téléphone après s’être rendu sur le site de l’explosion, décrit des scènes d’horreur . «À mon arrivée sur place, dit-il, j’ai d’abord été saisi par l’odeur du sang et des chairs brûlées qui vous prend aux narines. Plusieurs milliers de personnes chassées par les bombardements avaient trouvé refuge dans cet hôpital, l’un des plus modernes du territoire. Mardi soir, les femmes étaient en train de préparer le repas lorsque l’explosion s’est produite. Sur place, parmi les véhicules carbonisés, des fragments de corps sont mélangés avec des restes de nourriture.»
Le démenti de l’armée israélienne, qui assure ne jamais viser de structures médicales, arrache un douloureux sourire à Moustafa Barghouti. «Au cours des derniers jours, assure-t-il, ils ont demandé à vingt-deux établissements de soins dont l’hôpital al-Ahli d’évacuer leurs patients en les prévenant qu’ils allaient être ciblés par des frappes. Les médecins ont refusé car de nombreux patients n’étaient pas en état d’être transportés. Dans le même temps, 18 secouristes ont été tués et 23 ambulances détruites depuis le début de la guerre.»
Selon lui, la campagne de bombardement menée en riposte au carnage du 7 octobre est en train de faire basculer le conflit israélo-palestinien dans une phase nouvelle. «En plus de 2300 morts et des 17.000 bâtiments détruits, plus de 1 million de Palestiniens ont été contraints de fuir leur maison vers le sud pour éviter une mort certaine», détaille le médecin, qui met en garde: «Ce que les Israéliens essaient de faire, c’est une immense opération de nettoyage ethnique que les pays occidentaux ont le devoir d’arrêter immédiatement.»
Dans la capitale du proto-État palestinien, aux abords de la place al-Manara, plusieurs indices suggèrent un basculement. Le signe «We Ramallah», qui trônait depuis quelques années face aux statues de lions représentant les grandes familles de la ville, a volé en éclats durant les échauffourées entre manifestants et forces de l’ordre. Sur les murs des rues avoisinantes, une silhouette tracée en plusieurs exemplaires à la peinture verte semble narguer le pouvoir en place. Il s’agit de Mohammed Deif, le chef légendaire de la branche armée du Hamas, à qui l’on attribue la paternité du raid meurtrier contre Israël. Le mouvement islamiste, durement réprimé en Cisjordanie par les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne, semble aujourd’hui y reprendre la main. Le président Mahmoud Abbas, sur qui les Occidentaux avaient fondé tous leurs espoirs de paix, semble plus isolé que jamais.
«On veut le Hamas»
En ce mercredi après-midi, seules les couleurs palestiniennes flottent sur le cortège qui s’est massé autour du rond-point. Mais, après le coup terrible porté à l’État d’Israël, la plupart des manifestants ne cachent plus leur admiration pour le Hamas. Dans la foule, une femme brandit une photo d’un Palestinien juché sur un tank israélien, le 7 octobre, en lisière de la bande de Gaza.
Sajid, 20 ans, était à la manifestation organisée mardi soir. «Tout se passait tranquillement, raconte-t-il, jusqu’à ce qu’on se mette à réclamer le départ du président. Le slogan, calqué sur celui qu’employèrent il y a dix ans les manifestants syriens pour demander le départ de Bachar el-Assad, résonne cruellement. «Quand on s’est mis en route pour la Mouqata’a (siège de la présidence palestinienne, NDLR), poursuit le jeune homme, les forces de sécurité ont entrepris de nous disperser.»
Non loin de lui, keffieh noué autour du cou, deux adolescentes croient détecter l’odeur âpre du gaz lacrymogène. «Être ici, c’est le moins qu’on puisse faire pour notre peuple enfermé dans Gaza, sourit Tala’a, qui porte l’effigie de la Palestine historique en pendentif. Hier soir, poursuit-elle, nous avons crié avec les autres pour réclamer le départ du président. Après toutes ces années, je ne vois pas ce qu’Abou Mazen (le surnom de Mahmoud Abbas) a fait pour mon peuple. Désormais, on veut le Hamas car c’est la seule faction qui combatte réellement l’occupation israélienne.»
La présence de ces très jeunes femmes, tout comme leur franc-parler, malgré la présence vraisemblable de policiers en civil dans la foule, a de quoi surprendre. À Ramallah, les manifestations politiques obéissent en principe à un rituel immuable et sont étroitement encadrées par les grandes factions.
«Situation d’apartheid»
Non loin d’elles, une femme se désole d’entendre la foule conspuer ainsi le vieux dirigeant. «Comme elles, j’ai manifesté hier soir, explique Roula, responsable des archives à l’université arabe américaine de Ramallah, et j’ai été furieuse de voir que la police nous empêchait d’exprimer librement notre colère. Mais j’ai aussi une forme de sympathie pour Abou Mazen. Après tout, ce sont les Israéliens qui ont tout fait pour l’humilier sans qu’il reçoive aucun soutien de la communauté internationale. Aujourd’hui, si on soutient le Hamas, ce n’est pas parce que nous approuvons son idéologie mais parce qu’il est le seul à prendre les armes contre l’occupation. Si la communauté internationale n’intervient pas rapidement pour la faire cesser, je m’attends à ce que la guerre se propage à la Cisjordanie.»
Sabri Saydan, le haut cadre du parti présidentiel, dit entendre cette colère mais invite la population à ne pas franchir les bornes. «Ils pensent qu’on devrait faire plus pour le peuple palestinien, ce que je peux comprendre, mais ils ne doivent pas aller trop loin en s’en prenant à des biens publics ou des policiers», insiste-t-il. Moustafa Barghouti, le vieil opposant de Mahmoud Abbas, n’est pas davantage surpris par ce vent de rébellion. «Alors qu’ils avaient un interlocuteur désireux de faire la paix, les Israéliens ont choisi de l’humilier constamment. Ils ont tué la solution des deux États et nous forcent à vivre dans une situation d’apartheid. La seule issue est désormais d’envisager un État dans lequel tous les citoyens auront les mêmes droits.»
En attendant, le Dr Barhgouti appelle les États-Unis, la France et le Royaume-Uni à un «sursaut» et les implore d’adopter une résolution réclamant un cessez-le-feu immédiat au Conseil de sécurité des Nations unies. Mercredi soir, pour la première fois depuis le début de l’opération «Glaive de fer», Israël a annoncé l’assouplissement du siège imposé à la bande de Gaza. «Nous n’empêcherons pas l’aide humanitaire depuis l’Égypte tant qu’il s’agit de nourriture, d’eau et de médicaments pour la population civile dans le sud de la bande de Gaza», a indiqué Benyamin Netanyahou. Au même moment, en lisière de Ramallah, les heurts reprenaient entre les manifestants palestiniens et l’armée israélienne devant les check-points de Qalandiya et Beit El.
Le Figaro