La barbarie absolue machiavéliquement mise en scène par le Hamas lors de l’attaque surprise de grande ampleur contre des populations israéliennes a plongé le monde occidental dans la sidération. Elle a immédiatement et évidemment suscité un déferlement de condamnations unanimes. Sidération et condamnations unanimes, qui furent miennes, bloquent la mise à distance minimale, l’espace de liberté intérieure dont nous avons besoin pour réfléchir. C’est le piège tendu par le Hamas, et nous y sommes largement tombés.
Sans vouloir renvoyer les belligérants dos à dos sans nuances, on peut aussi y voir, dans la réplique militaire qu’elle a suscité, une bonne opportunité saisie par Israël pour tenter d’en finir une fois pour toutes non seulement avec le Hamas mais aussi avec l’autonomie réduite aux acquêts de Gaza présentée par le premier ministre israélien comme « la cité du mal qui doit être détruite », à l’image de Sodome. Mais n’y aurait-il pas cinquante, quarante, trente, vingt, ou même dix justes à Gaza (Gn 18, 22-33) ?
Malheureusement, si cette violence barbare est sans excuse mais elle n’est pas son cause. J’ai vu et vécu un peu de l’injustice et de l’humiliation qui sont le quotidien des Palestiniens à Gaza et ailleurs dans des territoires que l’on ne peut décemment plus appeler Palestine, tant la colonisation d’état ou « sauvage » l’a méthodiquement morcelée au point de rendre désormais impossible une unité territoriale souveraine aussi modeste soit-elle. L’injustice historique et quotidienne, l’usage d’un rapport de force disproportionné, l’humiliation permanente, font le lit d’une violence qui n’a rien d’aveugle. Mais cela nous peinons à le voir.
Qui se souciait encore, avant ce coup de tonnerre, de l’abandon de tout processus de paix ruinant définitivement l’espérance d’un état palestinien viable plutôt qu’un régime de colonisation que l’on croyait appartenir à une époque révolue ? On n’entendait plus parler de rien, le couvercle semblait hermétique et tout allait bien pour nous.
Et aujourd’hui, nous indignons-nous avec la même indignation des paroles du ministre de la défense, israélien, quand il dit « nous sommes confrontés à des animaux et nous devons les traiter comme des animaux » pour annoncer la privation de toute une population d’eau, de nourriture, de gaz et d’électricité, justifiant ainsi aux yeux du monde et en toute bonne conscience un crime de guerre ? Animaux, le terme n’est inédit pour qualifier les Palestiniens. C’est ainsi qu’eux-mêmes se sentent traités lors du franchissement des innombrables checkpoints. Mais, à la différence des animaux, ils en ressentent l’humiliation.
Nous sommes-nous indignés de voir des hommes, des femmes et des enfants noyés sous un déluge de bombes, pris en otage tant par le Hamas que par une vengeance d’État aux moyens militaires illimités ? Ces hommes, ces femmes, ses enfants, ne se confondent pas avec le Hamas (et ceux qui les massacrent ne sont pas dupes). Ils en sont pour la plupart eux aussi des victimes.
Ma prise de position publique est motivée par le fait que je vis en monde musulman où l’indignation jusqu’à l’indicible, parfois jusqu’à l’excès, est toute entière tournée vers le sort des Palestiniens depuis des décennies. Elle est viscérale. La fracture avec le monde occidental sur ce sujet comme sur d’autres est vertigineuse et ne cesse de s’agrandir. Or le monde arabe est une composante de la société française qui se sent elle aussi humiliée de l’humiliation subie par le peuple palestinien. Cette humiliation est silencieuse mais elle n’en est pas moins profonde et il nous faut l’entendre si nous voulons éviter de sombrer ici aussi dans la spirale de l’incompréhension et de la violence.
Il existe bien d’autres situations de conflits et d’injustice plus ou moins ignorés, mais celui-là est différent. Il est un foyer d’infection pour le monde entier. Il nous touche chacun.e de l’intérieur car il touche à Jérusalem, ville de la paix toujours en guerre, ville de la Présence divine, ville aux trois monothéismes inextricablement intriqués. Se mêlent dans ce conflit de la géopolitique et du sacré, de l’histoire sainte et des impératifs de justice très actuels et aussi concrets que la spoliation et la destruction de champs d’oliviers pour la construction d’un mur censé enfermer les uns et protéger les autres. Sans oublier bien sûr le poids de la mémoire tragique de la Shoah.
Face à tout cela, qu’il est difficile de se situer avec justesse. Comment se tenir entre les deux écueils de l’indifférence ou du parti pris que l’on me reprochera sans doute? Certainement avoir conscience à la fois de notre impuissance à peser sur ce conflit qui prend le monde en otage, et en même temps avoir conscience de notre capacité à être très concrètement acteurs pour éviter que ce mal ne se propage. Deux moyens: la prière et la relation. La parole est le rempart de la violence.
Une conviction enfin: la paix durable ne se gagne pas par KO (par chaos). Elle ne se construit que sur la justice. « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent » dit le psalmiste (Ps 84) Et encore, « paix sur Jérusalem, paix à ceux qui t’aiment » (Ps 121).