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Gregg Popovich, la voix d'une autre Amérique
Entraîneur légendaire aux cinq titres NBA, Gregg Popovich entame sa vingt-troisième saison à la tête des San Antonio Spurs. Il est aussi devenu une des figures phares de la contestation envers Donald Trump. Au point qu'on évoque son nom comme candidat à l'élection présidentielle de 2020.
Regard d'acier, peau granuleuse, il a une tronche à jouer du flingue dans un western. Avec ses coups de gueule en bord de touche, sa repartie semi-automatique lorsqu'il défouraille en conférence de presse, Gregg Popovich est le personnage incontournable de la NBA. Son palmarès - cinq titres NBA - à la tête des San Antonio Spurs, dont il dirige l'équipe depuis 1996, et qu'il a menés vingt et une fois sur vingt-deux en play offs, l'érige en incarnation de l'excellence, de la rigueur et de la précision. « Pop » est une légende.
Au-delà du « serial winner », le personnage fascine. Né en 1949, près de Chicago, d'une mère croate et d'un père serbe, le jeune homme aurait suivi un cursus d'études soviétiques et intégré l'US Air Force. Basé à Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, à un jet de pierre de la Syrie et de l'Irak, dans une station radar américaine, censée monitorer les tirs de missiles soviétiques. Il aurait même pigé pour les services de renseignements américains et été à deux doigts d'être retenu pour un poste à Moscou, en pleine guerre froide. Un mythe qu'il entretient en esquivant les questions sur le sujet. À bientôt 70 ans, Popovich n'a toujours pas cédé à la tentation de raconter sa vie dans une biographie.
Le voilà qui rempile pour une vingt-troisième saison à la tête des Spurs. Une équipe championne NBA pour la cinquième fois en 2014, mais dont le déclin naturel s'est amorcé avec la retraite de Tim Duncan en 2016, puis les fins de parcours de Manu Ginobili (retraite) et Tony Parker (départ à Charlotte), cet été. Le « Big Three » (quatre titres), c'est fini, et la saison 2018 2019 s'annonce donc poivrée pour Popovich.
Mais, depuis deux ans, la pression n'est plus seulement sportive pour le coach texan. Depuis l'élection de Donald Trump, il y a deux ans, Gregg Popovich s'est en effet dressé contre le 45e président des États-Unis. En octobre 2016, de passage à San Antonio pour sa campagne électorale, Donald Trump avait déclaré : « Le pays irait mieux s'il était géré comme les Spurs. » Popovich ne lui avait pas rendu cette amabilité, au contraire. Le 11 novembre 2016, soit trois jours après l'élection présidentielle, le coach avait dégainé une première fois. Après être revenu sur la campagne électorale qui l'avait « effray?, il fit part à un reporter de son « dégoût » que tant d'Américains aient voté pour l'homme d'affaires « xénophobe, homophobe, raciste et misogyne, allant même jusqu'à se moquer d'un handicapé... ça me fait mal à l'estomac... » Le coach avait conclu par une analogie entre l'Amérique et le déclin de l'Empire romain.
Cette diatribe a intronisé Popovich comme une des figures de la contestation anti-Trump. Un rôle qu'il n'a cessé d'assumer depuis deux ans, au fil de déclarations impitoyables. Il a ainsi qualifié Trump de « lâche inhumain » qui ne pense qu'à « s'élever en rabaissant les autres ». L'an passé, lors de la journée médias des Spurs, il en a remis une couche : « Nous avons un menteur pathologique à la Maison-Blanche. Vous ne pouvez rien croire de ce qui sort de sa bouche. Notre pays est un embarras pour le monde. »
De manière étrange, Donald Trump, connu pour ses tweets vengeurs, n'a à ce jour pas commenté ces invectives. « À ma connaissance, le président n'a jamais réagi aux attaques de Popovich », nous confie Ben Cohen, reporter au Wall Street Journal. Trump avait pourtant qualifié le joueur de foot US Colin Kaepernick de « fils de pute » pour avoir mis un genou au sol pendant l'hymne américain, en protestation contre les violences policières faites aux Noirs. Popovich, lui, a soutenu Kaepernick avec force. Pourtant, là encore, il a échappé à l'ire présidentielle. Comme si son palmarès majuscule et son aura médiatique lui conféraient une relative immunité.
Ses prises de position valent pourtant de sérieuses inimitiés au coach de basket. Notamment au Texas, fief républicain qui a voté pour Trump à 52,2 % en 2016 (43,2 % pour Hillary Clinton). « Je lis tout le courrier que je reçois. J'essaye de répondre sauf à ceux qui - si courageux - n'ont pas mis leur adresse. Certaines lettres poussent à s'interroger sur le pays où nous vivons. D'autres m'incitent à l'espoir », commente Pop à ce sujet. Des supporters des Spurs ont menacé de se désabonner. Pop reste libre de ses paroles, même si la patronne de la franchise, Julianna Holt, a signé un chèque de 250 000 dollars pour le fonds de soutien de Donald Trump, le Victory Fund. Depuis deux ans, le coefficient de remplissage du stade AT & T Center, où évoluent les Spurs, est, lui, resté quasi identique : 99,2 % en 2016 à 98,6 % en 2017. Et pour l'ancien propriétaire des Spurs, Red McCombs, Texan pur jus, fortune de l'automobile et soutien actif de Trump, le coach demeure intouchable : « Dieu nous a bénis en nous envoyant Gregg Popovich à San Antonio. Il y a tant à dire sur ce qu'il nous a apporté. Il a gagné le droit de donner son avis. »
Depuis toujours, Popovich apprécie les débats, la contradiction, déteste le « politiquement correct ». Fan du groupe baba cool Jethro Tull autant que de la soul de la Motown, amateur de vin et de littérature russe, Gregg Popovich incarne une Amérique ouverte sur le monde. Sa conscience politique n'est ni nouvelle ni feinte. En 2014, à New York, avec sa fille, alors qu'il devait assister à une pièce de théâtre sur Broadway, il s'était ravisé à la dernière minute en apprenant que John Carlos donnait, le même soir, une conférence. Médaillé de bronze sur 200 m lors des Jeux Olympiques de 1968 à Mexico, John Carlos est resté dans l'histoire pour avoir, avec son compatriote Tommy Smith, levé son poing ganté de noir sur le podium pour protester contre les discriminations faites aux Noirs aux USA. « Quand j'ai vu arriver Popovich, j'étais surpris et enchanté, a raconté Carlos. Tout le monde dans la salle savait qui il était. Lui cherchait juste à trouver une place assise et à écouter... Moi, je suis un Noir qui a parlé. Imaginez un peu ce que ses détracteurs pensent de lui en tant que Blanc. Ils lui jettent la pierre avec encore plus de violence. »
L'année suivante, le coach invitera John Carlos à San Antonio : « Ce séjour chez les Spurs m'a permis de mesurer combien Popovich était habile à faire évoluer les individus ensemble et à tirer le meilleur de chacun. J'ai réalisé combien il était actif socialement. Il ne se contente pas de parler basket à ses joueurs. Il les invite à se préoccuper de ce qui se passe autour d'eux. »
Et l'éducateur Popovich ne manque jamais une occasion d'éduquer ses joueurs. Il leur offre un exemplaire du livre Une colère noire, de Ta-Nehisi Coates. Il les emmène à l'avant-première du film la Naissance d'une nation, qui retrace la révolte de l'esclave Nat Turner. Il organise une projection privée du film Chi-Raq, qui évoque des femmes s'organisant contre la violence d'un quartier de Chicago, en présence du réalisateur Spike Lee. Popovich veut des joueurs citoyens. « Pour leur vie future, et qu'ils aient aussi envie de jouer avec et pour les autres... L'identité d'un individu ne se résume pas qu'à son boulot. Que vous soyez joueur de basket, plombier, médecin ou facteur, s'intéresser aux autres rend votre existence plus intéressante. »
En mars dernier, à la veille d'un match face aux Wizards, à Washington, le coach en avait remis une couche sur le président. « Il est en villégiature dans sa propriété de Mar-a-Lago, en Floride, alors que plus d'un million de personnes ont manifesté dans les rues pour protester contre les violences par armes à feu. » Le pays s'était mobilisé pour la March for Our Lives, à la suite de la fusillade de Parkland (17 tués dans un lycée de Floride, le 14 février dernier). « La vie de nos concitoyens, le sort de nos enfants et petits-enfants sont donc moins importants que la place de membres du Congrès qui redoutent de perdre leur poste s'ils n'obtiennent pas de fonds du lobby des armes ? Tout le monde autour de Trump faillit moralement... C'est pathétique. Trump fait ressortir la face sombre des êtres humains pour son seul profit. Si on ne le souligne pas, ça va devenir banal. On va s'y habituer. Ce n'est pas le monde dans lequel je veux vivre. » Popovich termina son allocution ainsi : « Voilà, je pense que je me suis attiré suffisamment d'ennuis pour aujourd'hui. »
L'opposition à Trump n'est pas le seul cheval de bataille de Popovich. Le coach s'est mobilisé pour défendre les droits des femmes, des latinos, des musulmans et d'autres minorités. Ainsi, en 2016, il était à la Gay Pride de New York où il a croisé fortuitement Adam Silver, le grand patron de la NBA. Sans caméra, il a organisé une conférence de Cornel West, professeur à Harvard, dans les quartiers est de San Antonio, où sévit la criminalité.
Son aura est telle que, désormais, chacune de ses déclarations est décortiquée par les experts politiques. Lui refuse toute invitation sur les plateaux télé. Mais certains commencent à avoir des idées pour lui : un mouvement s'est lancé pour le pousser à se présenter à l'élection présidentielle de 2020. Popovich est un « american hero ». Il incarne la compétence et l'excellence, fait figure de général d'armée qui a multiplié les campagnes. Ce tacticien hors pair s'est adapté aux différentes ères du basket, aux générations de joueurs. Avec pour constance la rigueur, l'intégrité et l'honneur. Sans démagogie, mais avec son franc-parler. Il s'est rendu à la Maison-Blanche en vainqueur de la NBA, sous la présidence du républicain Bush autant que sous celle du démocrate Clinton. « Notre pays a besoin d'un leader qui puisse nous réunir, incarner l'autorité et la crédibilité, estime Steve Kerr, le coach des Golden State Warriors, champions NBA. Popovich a servi dans l'armée, a grandi dans un melting-pot à Chicago et comprend comme personne le sens du leadership. »
Kerr, comme les stars NBA Stephen Curry et Kevin Garnett, a assuré qu'il voterait pour Popovich s'il était candidat. D'éminents éditorialistes du Wall Street Journal ou d'USA Today le poussent aussi à se présenter. « Popovich a l'expérience de la préparation, de la prise de décision sous pression. » Pour certains experts, son aspect grincheux mais honnête lui donne un côté Bernie Sanders. Mais, contrairement à l'ancien candidat indépendant à l'élection présidentielle de 2016, Popovich est populaire auprès des Noirs et des hispaniques. Le coach dispose aussi d'un bon carnet d'adresses dans lequel figurent de nombreux millionnaires. Un atout précieux pour financer une campagne. Enfin, son diminutif, « Pop's », sonne comme un slogan : c'est ainsi que tous les enfants américains appellent leur papa.
Bien sûr, tous ne croient pas au potentiel de Popovich. Ainsi, David Axelrod, stratège des campagnes de Barack Obama, a déclaré sur ESPN : « Popovich ne tiendrait pas dix minutes en configuration de campagne. » Selon lui, le coach ne supporterait pas de jouer avec les électeurs et de devoir séduire ou s'expliquer en permanence, de devoir « se vendre et ériger son ego en solution providentielle universelle ».
Le destin sportif de Gregg Popovich semble tracé : il prépare déjà l'équipe nationale de basket, Team USA, pour les prochains Jeux Olympiques de Tokyo, en 2020. À moins que le décès de son épouse en avril dernier ne l'incite à d'imprévisibles rebonds... Après Ronald Reagan, ancien acteur élu président, Arnold Schwarzenegger devenu gouverneur en Californie, ou Donald Trump, ex-égérie du show de téléréalité The Apprentice, un président venu du sport ne serait pas incongru.