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Grève à «la Provence» face à un plan social déguisé et des engagements non tenus par Rodolphe Saadé
La rédaction du quotidien local se réunissait jeudi 16 novembre en assemblée générale et a décidé à 88,5% des votants d’entamer une grève reconductible face aux promesses non tenues de son actionnaire, qui réduit les effectifs après avoir acquis le titre il y a un peu plus d’un an.
par Adrien Franque et AFP
publié aujourd'hui à 14h31
Face aux promesses non tenues, une grève. Réunie en assemblée générale jeudi midi, la rédaction de la Provence a adopté le principe d’une grève reconductible après un vote favorable à 88,5% (et un taux de participation de 90% des journalistes). Racheté il y a un an par le milliardaire marseillais Rodolphe Saadé via son groupe CMA CGM, le quotidien local s’était réuni pour évoquer l’annonce de la suppression de 30 postes dans la rédaction faite par leur directeur général, Gabriel d’Harcourt, la veille. Seuls 34 des 60 journalistes en CDD embauchés pour remplacer les titulaires ayant récemment fait jouer la clause de cession (qui permet aux journalistes de quitter l’entreprise avec des indemnités en cas de changement d’actionnaire) seront ainsi conservés. A cela s’ajoutent quatre postes de journaliste, aussi partis avec la clause au printemps dernier, qui n’avaient jamais été remplacés. En tout, les effectifs de la rédaction passeraient de 185 à 155 journalistes. La direction de la Provence évoque les «mauvais résultats économiques du groupe» et, très clairement, une «demande de l’actionnaire» pour justifier cette décision.
25 000 exemplaires en moins depuis 2018
«Il faut que la direction prenne la mesure de notre inquiétude, explique une journaliste de la Provence. Il n’y a pas une culture de la grève très marquée dans le journal. Mais entre le non-alignement des salaires sur l’inflation, le transfert des rotatives et maintenant ces annonces, ça fait beaucoup. On n’avait pas assez réagi jusqu’à présent, c’est une satisfaction de montrer qu’on ne se laisse pas faire. On montre que la rédaction vit, on n’est pas que des chiffres. Maintenant il va falloir discuter avec nous.» Nicolas Goyet, élu syndical CFE-CGG : «Ce n’est pas un ras-le-bol, ce qu’il s’est passé : tout allait plutôt bien jusque-là depuis le rachat par la CMA CGM, qui a fait venir des vrais professionnels de la transformation digitale. Ça commençait à redémarrer. Après dix ans compliqués, on était de nouveau heureux de venir travailler. Et on apprend hier que la moitié des CDD ne seront pas reconduits. Ça nous coupe dans notre élan !»
Le Syndicat national des journalistes (SNJ), majoritaire dans les effectifs, évoquait mercredi dans un communiqué une «saignée sans précédent dans l’histoire de la Provence» et un «plan social qui ne dit pas son nom». Surtout, après avoir refusé d’augmenter les salaires au niveau de l’inflation en début d’année, Rodolphe Saadé manque, avec ce non-remplacement de tous les journalistes partants, à une autre de ses promesses, écrite noir sur blanc dans son offre de rachat du journal. «Comme nous le redoutions, la rédaction, qui est le moteur de l’entreprise, sert de variable d’ajustement, alors même que l’un des seuls indicateurs positifs aujourd’hui est l’augmentation de l’audience numérique», écrit le SNJ. Au printemps, le nouveau directeur de la rédaction, Aurélien Viers, avait ainsi présenté un plan de relance éditoriale pour le quotidien, adopté par un vote de confiance de la rédaction (90% des votants). Plan jugé aujourd’hui «caduc» par le syndicat, qui fait part d’«un coup d’arrêt porté à l’enthousiasme et à l’investissement des équipes qui commencent à peine à donner des résultats».
Offre mirobolante
Dans les faits, les postes supprimés touchent à la fois le siège marseillais, et les locales. Le Vaucluse est particulièrement concerné avec sept suppressions de poste. La direction de la Provence suggérerait ainsi «moins de pages locales, une édition unique le dimanche et la fermeture des agences d’Orange et Carpentras» d’après le SNJ. De son côté, Gabriel d’Harcourt souligne auprès de l’AFP que les effectifs de la rédaction n’avaient pas bougé depuis 2018, alors que dans le même temps le journal a perdu plus de 25 000 exemplaires vendus en moyenne par jour (de 92 000 à 65 000). La perte d’exploitation du journal, de 12,5 millions d’euros en 2022 (pour 50 millions d’euros de chiffre d’affaires), devrait seulement être ramenée à 9 millions d’euros en 2023. Le directeur général de la Provence explique alors la nécessité pour l’entreprise à la fois «d’activer de nouvelles recettes et de travailler sur les coûts, et notamment les coûts en lien avec la masse salariale».
Pour rappel, la bataille entre le fondateur de Free, Xavier Niel, et Rodolphe Saadé pour le rachat de la Provence avait duré de longs mois en 2022. Elle survenait après une période de glaciation pour le quotidien, bloqué dans les démêlés judiciaires de son propriétaire d’alors Bernard Tapie, mort en octobre 2021. La Provence avait été placée en liquidation judiciaire. A la barre du tribunal de commerce, l’offre mirobolante du magnat marseillais (80 millions d’euros) avait fini par remporter la mise en septembre 2022 : elle avait notamment été soutenue par les instances représentatives du groupe, conquises par les engagements de Saadé au niveau social et en faveur de l’indépendance de la rédaction. Ce fut la première pierre posée par l’armateur dans le secteur des médias. Depuis, le boss de la CMA CGM a ramené d’autres entreprises dans son giron, en entrant au capital de Brut ou en rachetant la Tribune, d’où il a lancé le mois dernier la Tribune dimanche.