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"À Marseille, les gangs nigérians ont voulu jouer aux plus malins"; Dans "Mafia Africa", deux journalistes racontent les dessous de l'implantation des clans "cults "et leurs tentatives infructueuses de prendre des parts de marché dans la drogue au détriment de caïds locaux peu partageurs....
Un travail d'investigation de longue haleine, de Bénin City à Marseille, de Tripoli à Palerme. Et une plongée inédite, ébouriffante, nuancée, au coeur de ceux qu'on appelle les cults, ces gangs nigérians qui ont essaimé dans une grande partie de l'Europe et tiennent un rôle grandissant dans le crime organisé.
Auteurs du livre Mafia Africa, sous-titré 'les nouveaux gangsters du Nigeria à la conquête du monde', Célia Lebur et Joan Tilouine ont acquis la certitude que la cité phocéenne est devenue un "haut lieu du cultisme".
Ils nous révèlent aujourd'hui les dessous de cette entrée fracassante sur la scène criminelle et leurs liens à double tranchant avec les puissants trafiquants marseillais...
Comment sont nés ces groupes criminels nigérians appelés les cults ?
Au départ, ce sont des confraternités étudiantes qui sont apparues sur les campus nigérians à partir des années 50 et jusque dans les années 80. Elles ont essaimé un peu partout au sud du Nigeria. Elles étaient alors inoffensives, créées par des intellectuels assez brillants, idéalistes, dans une Afrique qui était en plein mouvement de décolonisation. Une conscience noire s'éveillait et revendiquait une certaine forme d'émancipation... Mais peu à peu, elles se sont dévoyées en groupe criminel, notamment sous la férule des dictatures militaires au pouvoir au Nigeria pendant près de trois décennies. Ceux qu'on appelle les cults ont ainsi été instrumentalisés par le pouvoir et les recrutements ont débordé des enceintes universitaires, pour gagner la rue, notamment dans les quartiers pauvres des grandes villes. Ces recrutements ont concerné des gens de moins en moins érudits, et finalement, on se retrouve aujourd'hui avec des gamins très pauvres, qui ont eu peu accès à l'éducation. Ils avaient une absence totale de perspectives dans leur propre pays et se sont souvent enrôlés par défaut, parfois même de force. Finalement, ils y ont trouvé une espèce de cause. Les idéaux du début sont, aujourd'hui, une coquille totalement vide. On se retrouve avec des groupes qui n'ont désormais pour seul objet que de commettre des délits et des crimes. Les cults sont des enfants de la démondialisation malheureuse, criminelle et souterraine.
Quand et comment sont-ils arrivés à Marseille ?
Au début des années 80, Marseille a d'abord vu débarquer des pères et des mères de famille, des gens qui ont travaillé, se sont intégrés. Les Marseillais n'ont pas conscience qu'avant les cultistes, il y avait aussi une communauté qui travaille, qui galère, qui proposait ses services sur les plateformes de BTP, au noir, comme tous les autres demandeurs d'asile... Puis au début des années 2000, Marseille a été vraiment une porte d'entrée pour les cults, après l'Italie. C'était une destination naturelle après Vintimille, une grande ville cosmopolite qui accueille des communautés étrangères depuis la nuit des temps... Ils ont pu s'insérer de manière extrêmement discrète au début. Ce qui les a finalement rendus visible, c'est la violence assez spectaculaire qui les caractérise et qui a fini par faire beaucoup parler. Aujourd'hui, Marseille est vraiment devenue un haut lieu du cultisme en France. Pour le moment, au moins cinq de ses gangs y sont présents, bien implantés, et il y en a probablement plus. Notre sentiment est que les enquêteurs français ont pris conscience du phénomène en retard, bien après leurs homologues italiens.
Des scènes de batailles rangées en plein jour, entre Nigérians armés de machettes, ont effectivement mis subitement les cults au coeur de l'actualité. Comment expliquer ces poussées de fièvre ?
À Marseille, les différents gangs se retrouvent en conflit quasi perpétuel. Surtout, sur la question du proxénétisme, il y a des guerres de territoires pour récupérer le marché dans plusieurs quartiers... On a vu par exemple le groupe des Vikings, pendant le confinement, qui a violemment revendiqué les terrains de 'madams' (souvent elles-mêmes d'anciennes prostituées qui exploitent des compatriotes), qui travaillaient avec d'autres cults, comme les Eiye, ça déclenchait des guerres... Ce sont des affrontements que l'on retrouve aussi dans d'autres villes de France, à Lyon notamment. Ceci dit, dans certains cas, malgré la concurrence de ce capitalisme criminel, on a vu des coopérations sur le système de blanchiment d'argent. Des gangs adverses se sont entendus pour utiliser les mêmes convoyeurs et les mêmes salons de coiffure, à Paris, dans le XVIIIe, pour rapatrier les fonds.
Quelle place occupe désormais les Nigérians dans la criminalité à Marseille ?
Il faut savoir raison garder quand certains demandent si les Nigérians sont les nouveaux parrains de Marseille. Aujourd'hui encore, ils opèrent à la marge...Pendant des années, leur activité tournait quasiment exclusivement autour de la traite et du proxénétisme, qui rapporte des dizaines de milliers d'euros. Leur mode de fonctionnement a été extrêmement difficile à comprendre pour tout le monde, pour les travailleurs sociaux, pour la police, pour nous autres journalistes... Entre autres, parce qu'ils utilisent des codes. Dans les conversations téléphoniques, qu'on peut voir sur les procès-verbaux de police, c'est très impressionnant et absolument indéchiffrable. Ils disent par exemple 'quatre mains' pour parler du nombre de migrants, les femmes sont désignées par le mot 'valise'... Par ailleurs, tout est très organisé : les groupes criminels basés à Marseille sont vraiment en lien avec des cultistes basés en Italie, en Libye et même à Bénin City... Ces victimes de la traite des femmes ont vu leur voyage organisé de A à Z. À la gare de Vintimille, c'est un manège permanent : des gens à eux récupèrent des jeunes filles qui arrivent en train de Gênes ou d'autres villes, puis elles sont renvoyées vers la France. Pour traverser, on leur donne des faux papiers. Plus précisément, ce sont des vrais papiers mais qui appartiennent à d'autres prostituées qui sont déjà à Marseille. On leur distribue sur la base de la ressemblance. Tout ça est extrêmement rôdé, avec un système de menace et de violence qui permet de maintenir l'omerta et empêche les femmes de parler.
Marseille, c'est justement la ville où une femme a brisé cette omerta...
Oui, on l'appelle Odio. Elle a été la pionnière en faisant preuve d'un courage absolument extraordinaire. D'autant que l'enquête qui avait été déclenchée au départ sur le réseau de prostitution qu'elle a dénoncé n'avait pas détecté qu'il s'agissait de cults. Les policiers ne parlaient que de réseaux de proxénétisme classique. Elle essayait de leur dire, 'attention, je ne vous parle pas juste d'une madam', mais je vous parle de cult !' Elle a dû leur épeler à plusieurs reprises, 'cult, c.u.l.t...' Des travailleurs sociaux l'ont entourée et beaucoup encouragée, elle a fini par livrer énormément de détails. Et elle a permis des avancées majeures dans la compréhension de ces mouvements. C'est comme ça qu'on s'est retrouvé avec une majorité d'hommes dans le box des accusés pour la première fois dans le cadre d'un réseau de Nigérians à Marseille.
Quelle répercussion ont eu cette affaire et le procès d'octobre 2021 qui a vu la condamnation de douze prévenus à soixante-treize années de prison au total ?
Elle a permis à la police et aux éducateurs de comprendre qu'il y avait quelque chose d'éminemment plus complexe que les 'madams' dans le fonctionnement du proxénétisme. C'est comme ça qu'ils ont tiré le fil de la pelote... Quand les Vikings ont fait preuve d'une extrême violence au vu et au su de tous, les autorités avaient déjà quelques mécanismes pour comprendre de quoi il s'agissait.Grâce à Odio, les travailleurs sociaux se sont aussi rendu compte que des cultistes se faisaient passer pour des victimes afin de pénétrer leurs locaux pour surveiller les femmes, les menacer et s'assurer qu'elles ne parleraient pas.
Votre plongée dans la mafia nigériane commence en été 2021 dans un cimetière. Vous suivez l'enterrement de deux jeunes Nigérians morts dans l'incendie criminel d'une cité des quartiers Nord attribué à un réseau de trafiquant de drogue. En quoi cet événement est charnière ?
Cet incendie aux Flamants est un tournant. Jusque-là, toutes les violences et tout ce que faisaient les cultistes restaient en interne. Il y avait bien des viols collectifs sur les femmes, des violences exercés sur les demandeurs d'asile. Mais tout ça se déroulait au sein de la communauté. Des gens qui, en plus, n'avaient pas de papiers et ça n'attirait pas l'attention. Avec les Flamants, pour la première fois, on voit une confrontation directe entre les Nigérians, enfin, les cultistes, et possiblement des trafiquants des quartiers Nord. C'est l'aboutissement de tensions qui couvaient depuis des mois dans ce quartier.
Les gangs nigérians et les narcotrafiquants sont entrés en concurrence ?
Les Nigérians veulent prendre de plus en plus de parts de marché sur la drogue. Mais ça reste encore assez marginal. Ils sont très loin d'avoir le niveau d'organisation et de logistique des trafiquants marseillais. Surtout, à cette époque, ils ont voulu jouer les malins... Au début, ces migrants que les réseaux marseillais appellent les 'wakanda' se sont proposés comme chouf, guetteur, nourrice... Pour les trafiquants, ce recrutement avait plusieurs avantages : les Nigérians ne parlent pas, avec les souffrances qu'ils ont déjà subies chez eux ou en Libye lors de leur exode, ils ne craignent rien, de toute façon ils vivent dans une bulle... Jusqu'au jour où des cults ont tenté d'escroquer leur boss Marseillais, en volant dans les stocks qu'ils devaient garder, en remplaçant de la cocaïne par de la farine, en pensant berner les réseaux et les clients. Mais les caïds marseillais ont réagi très très vite et fait ce qu'il fallait pour faire comprendre aux Nigérians qu'il ne fallait pas blaguer avec eux.. À chaque fois que ça s'est passé, un jeune nigérian s'est fait assassiner derrière à la kalachnikov.
En Italie, pourtant, on sait qu'il y a eu des associations entre des gangs cults et des mafias locales. À Marseille, ce serait impossible ?
Aujourd'hui, c'est encore très embryonnaire par rapport à ce qui s'est passé en Italie... En Sicile, quand les Nigérians sont arrivés, ils n'étaient absolument pas pris au sérieux par Cosa Nostra. Mais petit à petit, ils ont réussi à gagner leurs galons aux yeux des Palermitains, et de petits vendeurs au détail. Ils en sont venus à fournir d'énormes quantités de drogue qui arrivaient en Sicile. On l'a su parce que des repentis ont parlé. Ils ont expliqué que dans les prisons palermitaines, il y avait l'ordre donné par certaines familles de Cosa Nostra de protéger les Nigérians, qui étaient des alliés et plus seulement des petites mains négligeables. C'est une évolution que l'on n'observe pas du tout pour l'instant à Marseille. Ici, la criminalité n'a rien à voir. Elle est déjà extrêmement concurrentielle comme on le voit avec les règlements de comptes réguliers dans les quartiers Nord. Et finalement, les Nigérians là-dedans, ça ajoute un problème de plus aux trafiquants locaux. Toutefois, l'avenir nous dira comment ça va évoluer et ce sera très intéressant à observer. Les trafiquants marseillais ont en face d'eux des gens qui n'ont rien à perdre et en réalité, n'ont pas peur d'eux.
La Provence