Inconnu dans le monde de la presse, le PDG de l’armateur CMA CGM a gagné son duel face à Xavier Niel en jouant de sa surpuissance financière et de ses réseaux, et en séduisant les salariés
Vendredi 30 septembre, le tribunal de commerce de Bobigny (Seine-Saint-Denis) doit entériner le rachat par l’armateur CMA CGM des 89 % d’actions du journal La Provence détenues par le groupe Bernard Tapie. Une conclusion inéluctable depuis l’annonce surprise, le 30 août 2022, d’un accord entre le géant du transport maritime et le magnat des télécoms Xavier Niel (actionnaire à titre individuel du groupe Le Monde), autre candidat à la reprise du quotidien marseillais. Cet épilogue, finalisé lors du voyage d’Emmanuel Macron en Algérie, auquel les deux milliardaires étaient conviés, couronne la stratégie et l’investissement personnel, dans ce dossier, de Rodolphe Saadé, 52 ans, PDG de l’armateur, à qui l’on prête désormais l’ambition d’investir dans M6, ce que ses services qualifient de « rumeur ».
« Il y a un trou de souris. » Quand il mobilise ses équipes en octobre 2021, Rodolphe Saadé sait sur quel étroit chemin il s’engage. La voie du rachat de La Provence semble obstruée, mais celui qui est en train de devenir la troisième fortune française – 37,6 milliards d’euros, selon le magazine Forbes – y voit un passage.
Bernard Tapie est mort le 3 du mois. Marseille lui a offert des funérailles grandioses, avec fumigènes et chants de supporteurs. Quelques années auparavant, l’ancien président de l’OM a, pense-t-il, verrouillé l’avenir du journal et de ses 850 salariés – si l’on compte les effectifs de Corse-Matin. Dans l’esprit de l’homme d’affaires, le futur patron sera Xavier Niel. Le fondateur de Free possède, depuis 2019, 11 % du capital du journal. Les statuts lui offrent un droit de préemption sur toute vente d’actions. Mais aussi un droit d’agrément qui oblige le conseil d’administration à valider à l’unanimité l’entrée d’un nouvel investisseur.
Circonstances tortueuses
Or, par sa filiale L’Avenir Développement, détenue par sa holding NJJ, Xavier Niel contrôle deux des cinq sièges de ce conseil. Et le vote de Stéphane Tapie, administrateur également, lui semble acquis. Le fils de Bernard Tapie affirme publiquement avoir « donné [sa] parole à [son] père que sa volonté sera respectée ». Niel, déjà propriétaire de Nice-Matin, avec lequel il prépare des synergies, joue sur du velours et annonce, dès le 21 octobre 2021, la « reprise rapide » du groupe marseillais.
Mais, comme souvent dans la saga Tapie, les circonstances sont tortueuses. Et c’est dans ces circonstances que Rodolphe Saadé aperçoit sa chance. Le groupe Bernard Tapie (GBT) est en liquidation judiciaire depuis avril 2020 et l’annulation de l’arbitrage dans l’affaire du Crédit lyonnais. L’Etat guette la somme qui sera mise sur la table. Il veut récupérer le plus d’argent possible sur les 438 millions d’euros dus par GBT. Or, en cette fin 2021, les tarifs du transport maritime explosent et Rodolphe Saadé sait déjà que les bénéfices de la CMA CGM dépasseront les 15 milliards d’euros – ils atteindront 16,6 milliards. De quoi être ambitieux.
« Il y a un trou de souris et nous allons le jouer à fond », répète l’armateur, le 22 octobre 2021, aux représentants du Syndicat national des journalistes (SNJ). Dans leur permanence aux murs écaillés, les salariés de La Provence sont estomaqués d’accueillir l’élégant et réservé Rodolphe Saadé. Deux coups de fil ont suffi pour monter le rendez-vous. L’armateur confie une inattendue passion pour leur journal, qu’il lit « tous les jours, même quand [il est] à l’étranger », et son envie d’investir dans sa relance. Costume impeccable, maintien guindé, le PDG de la CMA CGM est descendu du 30e étage de sa tour dans son ascenseur privé pour atteindre, 300 mètres plus loin, la rue du Marché, où le SNJ voisine avec l’amicale des retraités de
La Provence
Les journalistes sortent de l’entretien désorientés, mais sûrs d’une chose : « Saadé ne connaît rien à la presse. » Pourquoi ce leader de la logistique s’intéresse-t-il à une boîte qui a perdu près de 15 millions d’euros en deux ans, 25 % de ses lecteurs en trois et vient de vendre son siège ? Un journal qui tire à moins de 75 000 exemplaires ? « Pour nous, c’était le diable », se rappelle Sophie Manelli, élue SNJ, qui deviendra un soutien inconditionnel du projet.
Deux jours plus tôt, l’armateur a officialisé son intérêt. Dans une lettre au liquidateur judiciaire, il se présente comme un repreneur potentiel et donne à son projet une identité très marseillaise. Pas question, explique-t-il, de laisser le journal être dirigé ailleurs que dans sa ville. Il évoque même la possibilité de s’entourer « éventuellement » d’appuis locaux. La phrase fait tiquer la rédaction, qui connaît les liens entre le patron et certains élus de droite, comme le président de la région, Renaud Muselier, ou le vice-président du conseil départemental LR, Yves Moraine, un ami de collège.
Terrain hostile
L’inquiétude se renforce quand les réseaux du premier employeur marseillais s’ébranlent. Le 17 décembre 2021, le président de la chambre de commerce et d’industrie, Jean-Luc Chauvin, diffuse une lettre de soutien au projet, qu’il définit comme « absolument indispensable à la vie du journal et au-delà même à l’équilibre démocratique, économique et social de l’ensemble du territoire ». Un courrier cosigné par trois autres organisations patronales. « Rien ne les obligeait. Ils sont venus naturellement », commente M. Saadé. Quelques mois plus tôt, la CMA CGM avait soutenu Jean-Luc Chauvin dans sa quête d’un deuxième mandat à la tête de la CCI.
Avec cette entrée surprise, l’armateur atteint son premier objectif : bousculer la donne. Le liquidateur Xavier Brouard voit dans l’apparition de ce second milliardaire l’occasion inespérée de faire grimper le prix de La Provence, estimé entre 20 millions et 40 millions d’euros. Pour permettre des mises plus libérées, il prépare une idée : attaquer juridiquement le droit d’agrément glissé par Tapie et Niel dans les statuts du journal.
Dans le camp du fondateur de Free, la manœuvre est perçue comme téléguidée depuis la tour CMA CGM. D’autant que le combat se déroule en terrain hostile : le tribunal de commerce de Marseille, où les réseaux de la famille Saadé sont bien réels. L’idée entraînera neuf mois de joutes juridiques et finira en impasse, à l’été 2022. Mais, en contestant la position dominante de Xavier Niel, elle crédibilise la stratégie Saadé. Et quand les juges marseillais suspendent une première fois le droit d’agrément, en janvier 2022, ils agrandissent soudain le « trou de souris ».
Parallèlement, l’armateur cherche toujours à séduire les salariés de La Provence. Il sait que beaucoup reprochent à leur actionnaire minoritaire son indifférence à la fin des années Tapie. Quand, le vendredi 26 novembre, Xavier Niel dépêche devant le CSE du journal le seul Anthony Maarek, directeur général de sa holding, la CMA CGM, elle, aligne, aux côtés de son PDG, son directeur juridique, celui des ressources humaines et un vieux routier des médias : Denis Olivennes, qui séjourne régulièrement près de Tarascon (Bouches-du-Rhône) et connaît bien La Provence. Depuis quelques jours, le directeur général de Libération conseille activement l’armateur. Dans les semaines qui suivent, les réunions entre la tour CMA CGM et des groupes de salariés se multiplient. « Nous avons eu plus d’échanges avec eux qu’avec Franz-Olivier Giesbert, qui dirige la rédaction depuis 2017 », s’étonne un représentant du SNJ.
Aux salariés, le patron de la CMA CGM promet beaucoup. Le maintien des emplois et un investissement de relance de 50 millions d’euros, du « sang neuf » pour diriger l’entreprise et la rédaction. Aux imprimeurs rotativistes, inquiets du projet Niel de créer une imprimerie commune avec Nice-Matin dans le Var, l’armateur assure que l’activité restera à Marseille. Un engagement qui volera en éclats au moment de s’accorder avec son rival, à l’été 2022.
De ses prestations devant le personnel, le patron de la CMA CGM gagne un surnom : « Le père Noël. »
« Moi, c’est le père Niel », ironise son adversaire. Si les six CSE du groupe valident le plan de l’armateur, le 24 mars, certains salariés affichent encore des réticences. Et un moment instille même l’ombre d’un doute. Ce même jour, près de deux cents d’entre eux écoutent le PDG de la CMA CGM venu dans la salle des rotatives quand une journaliste lui rappelle que Bernard Tapie n’aimait pas que son journal houspille les politiques et demande s’il sera aussi interventionniste. « No change », répond l’intéressé… L’assistance se fige, mais Denis Olivennes réagit vite. « Il veut dire que vous continuerez à travailler sans pression, comme vous le faites actuellement »,rattrape-t-il, sans véritablement convaincre.
Qu’importe, la CMA CGM tient déjà fermement la barre du dossier. Un mois plus tôt, l’armateur a déposé au tribunal de Bobigny une offre de 81 millions d’euros, quand Xavier Niel en propose 20. « Quelqu’un qui est prêt à payer quatre fois le prix d’un truc, je me dis, ce n’est pas normal », s’étonne, lors d’une audition au Sénat, le patron de Free. A l’été 2022, il saura à son tour utiliser la générosité de Rodolphe Saadé pour vendre ses 11 %.
Passage en force
Dans la bataille, le géant des transports va bénéficier du soutien des dirigeants de La Provence, au premier rang desquels le PDG Jean-Christophe Serfati. C’est lui qui, le 2 mars, somme Xavier Niel, venu tenter de déminer la situation, de quitter le siège de La Provence. « Vous êtes un salarié de la CMA CGM »,lui lâchera Xavier Niel, prévenu par des journalistes que, la veille, M. Serfati figurait parmi les invités de l’armateur lors de l’inauguration de Tangram, son académie de formation.
L’autre preuve de ce ralliement sera le surréaliste conseil d’administration réuni pour voter l’agrément sur l’offre CMA CGM. Ce 9 mai, le passage en force a été bien préparé. Un graffiti « Niel dégage » est apparu devant l’entrée du journal. Au quatrième étage, l’ambiance n’est guère plus accueillante. Jean-Christophe Serfati, qui préside le conseil, a invité un professeur de droit qui doit démontrer aux représentants de NJJ qu’ils seront en conflit d’intérêts s’ils s’opposent au projet. Il a aussi convié Rodolphe Saadé, mais ce dernier a décliné. Stéphane Tapie, lui, n’est pas là. Au moment du vote, le PDG de La Provence refuse de comptabiliser les voix des représentants de Niel et annonce que l’offre CMA CGM est agréée. Plus tard, le tribunal de Marseille jugera sa gestion « illicite ».
Alors que Rodolphe Saadé et Xavier Niel ont finalement validé les accords préparés par leurs équipes et le liquidateur Marc Sénéchal fin août, un observateur marseillais s’étonne encore de l’investissement du PDG de la CMA CGM dans un dossier « qui, à l’échelle de son groupe, ne représente pas grand-chose ». Reste une question. La même que celle que les salariés de La Provence se posent depuis le premier jour. Pourquoi ?
Le Monde