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Fermetures, enquêtes administratives et dérives... À Marseille , le scandale des musées municipaux!
REPORTAGE - Frappée par des enquêtes du parquet national financier et de la chambre régionale des comptes, la mairie de la Cité phocéenne tente de remettre de l’ordre dans la gestion du personnel de ses institutions muséales. En attendant, les touristes trouvent régulièrement portes closes.
Envoyées spéciales à Marseille
À l’extrémité du Vieux-Port, le Mémorial des déportations, qui raconte la grande rafle des Juifs marseillais et la destruction des vieux quartiers par les nazis, est fermé depuis des lustres. «Personne ne se souvient de la dernière fois où il était ouvert», soupire Cecyl Tarlier, professeur d’histoire-géographie et président de l’Association des guides-conférenciers Sud Provence.
À deux pas, le grand drapeau bleu blanc rouge qui claque au vent est trompeur. Le Musée de la Marseillaise, qui revient sur l’histoire de l’hymne national, a, lui aussi, les portes closes. Dans ce quartier où se concentrent les touristes, seul le centre de la Vieille Charité est ouvert. Et encore, partiellement. Chef-d’œuvre de l’architecture classique, cet ancien hospice abrite plusieurs musées ainsi que le Centre international de poésie.
Amertume et désemparement
Ce 25 novembre, la personne à l’accueil se garde bien de signaler que le second étage est fermé. Dans un étrange mélange des genres, on verra les photos conceptuelles d’Éric Bourret comme les momies du fonds Clot-Bey. Pour les statues africaines, les têtes réduites et les masques mexicains, il faudra revenir. À l’entrée, dans le cahier chiffonné qui sert de livre d’or, les commentaires acerbes abondent. «De grâce!! Ouvrez à nouveau les musées», supplie un enseignant. «On a fait une heure de route pour rien, pourquoi ne pas signaler les fermetures?» , s’indigne un visiteur du 22 septembre. Celui du 12 octobre, «venu de Toulouse pour voir les salles du second étage», est déçu: «Tout est fermé et on ne peut pas me dire quand elles seront ouvertes à nouveau.» Sur les réseaux sociaux et Tripadvisor, le ton n’est pas beaucoup plus amène.
En haut de la Canebière, l’amateur de culture reste tout autant désemparé. Au premier étage de l’hôtel particulier de Grobet-Labadié, une lumière brille mais les grilles vertes sont closes. Rouverte fin 2019, cette maison de riches négociants est déjà refermée. «De nouveaux travaux sont à l’étude, notamment pour permettre l’accès aux personnes à mobilité réduite», explique Jean-Marc Coppola, adjoint PCF à la culture du maire Benoît Payan (PS). Huit ans après avoir été capitale européenne de la culture, et avoir promis un renouveau culturel à coups de millions d’euros, le bilan muséal de la deuxième ville de France est amer. Mauvaise gestion du personnel, incurie des services municipaux depuis des décennies… Fin novembre, selon nos constatations, 85 % des musées et sites municipaux étaient fermés ou à moitié accessibles.
Après le confinement, fin mai 2021, la mairie avait lancé une opération entrée gratuite au musée . «C’était compter sans la capacité de résistance des services administratifs locaux», soupire un conservateur qui, comme ses homologues, est désabusé et demande à témoigner anonymement. Accumulant les demandes en autorisation spéciale d’absence (ASA), près de 80 agents n’ont pas jugé bon de reprendre le chemin du travail, par peur du Covid. Résultat: malgré une rénovation de 22 millions d’euros en 2014, le Musée d’histoire de Marseille est resté fermé de juin à octobre. Seules les expositions temporaires, dont «Le surréalisme dans l’art américain», à la Vieille Charité, étaient accessibles. Le touriste devait ensuite se rabattre sur Jeff Koons au Mucem, sur l’hommage à Yves Montand au château de Pagnol, à la Buzine, sur la riche programmation de la Friche la Belle de Mai. Le point commun de ces lieux? Aucun ne dépend de la municipalité.
À quoi bon disposer de dix-neuf musées et sites municipaux, soit cinq de plus qu’à Paris, si personne ne peut y entrer? Comment justifier les 4 millions d’euros de frais de fonctionnement, en 2021, auxquels il faut ajouter 1,1 million d’investissement? La question a alerté la chambre régionale des comptes (CRC), qui a lancé un audit. Dans ses bureaux modernes, à deux pas du Musée d’art contemporain, Nacer Meddah, président de la CRC, le finalise, après que la mairie a apporté ses réponses contradictoires. Impossible de mettre la main sur ces pages qui font trembler tout le monde. Elles sont, paraît-il, sanglantes. Le rapport doit être présenté à titre d’information à l’un des prochains conseils municipaux, peut-être celui du 17 décembre. «Je n’ai pas besoin d’un rapport pour me dire ce qui doit être amélioré, balaie Jean-Marc Coppola d’un revers de la main. L’équipe municipale actuelle ne se sent aucunement responsable d’une situation qui dure depuis des années.»
Vague de scandales
Selon Jean-Pierre Zanlucca, délégué FSU, deuxième syndicat dans les musées, qui monte en puissance derrière Force ouvrière, «tout remonte aux années Gaston Defferre, maire de 1953 à 1986. Sous son ère, il a été décidé de recaser les employés municipaux en fin de carrière dans les musées». Les transferts concernent essentiellement des femmes, surnommées «les tatas», qui officient dans les cours et les cantines des écoles, certaines avec de lourds soucis de santé. À l’époque, la norme est d’une quarantaine de transferts par an. À son arrivée à la mairie, en 1995, Jean-Claude Gaudin (LR) ferme le robinet des reclassements et se contente de ne pas remplacer les départs. Sans que l’opposition ne trouve à redire. Une fois au pouvoir, à partir de juin 2020, les élus du Printemps marseillais «ont mis trop de temps à réaliser le désastre», juge un directeur de musée. Avec un absentéisme chronique et une démotivation évidente, la situation sociale dans les musées est pourtant intenable.
«Chaque matin, depuis quinze ans, il manque 100 agents pour 280 postes, dénonce Jean-Pierre Zanlucca. Sur les 180 en poste, tout le monde n’est pas à temps plein. La vérité, c’est qu’on tourne avec 60 agents pour 19 sites. C’est une tragédie.» Le matin, «nous ne savons pas sur qui nous pouvons compter», soupire un conservateur. Il se garde bien de communiquer les fermetures sur les réseaux sociaux, sinon «on passerait tous pour des pitres». Certes, en prévision de Marseille capitale de la culture, 40 jeunes agents ont été recrutés en 2012. «Mais ils ont vite passé des concours pour aller travailler ailleurs, affirme Jean-Pierre Zanlucca. Aujourd’hui, ils ne sont plus que six et aucun n’est en salle. D’où l’embauche de vacataires pour assurer les expositions.» Une vague de scandales s’est ajoutée à cette gabegie. Fin 2020, La Provence fait état d’une enquête menée par le parquet national financier sur la gestion des ressources humaines de la ville, y compris celle des musées. Interrogé par Le Figaro, le porte-parole du parquet nous fait simplement savoir que «l’enquête est terminée».
«C’était “guinguette” (n’importe quoi, NDLR), témoigne Jean-Pierre Zanlucca. Nous avons désormais des pointeuses et on badge matin, midi et soir.» Ce n’est pas tout. Vol d’un pastel de Degas en 2009 sans effraction, disparition d’une merveilleuse stèle gardienne d’une momie en 2017… Plusieurs musées se retrouvent cités dans des affaires délicates. En 2014, le tribunal correctionnel va juger une incroyable arnaque au Musée Cantini. Venu à titre privé, le trésorier-payeur général des Alpes-Maritimes avait acheté deux entrées à 8 euros. Mais sur les tickets, il était écrit «gratuit». Le système de double billetterie consistait à vendre plein tarif des billets offerts ou déjà utilisés. Plusieurs caissières et le chef du personnel des musées de Marseille sont condamnés à des peines essentiellement assorties de sursis. Le préjudice est estimé à 342 000 euros.
Tout cela aurait pu passer plus ou moins inaperçu. Mais depuis l’arrivée du TGV, en 2001, les investissements pour la capitale européenne de la culture en 2013 et surtout depuis les confinements, Marseille est devenu «l’endroit où il faut être». Artistes, bobos parisiens s’installent ou achètent une maison. Les cinéastes y multiplient les tournages. Les beaux hôtels, bons restaurants, épiceries d’excellence, cafés et bars prolifèrent. La ville accueille 3,5 millions de touristes. Impossible de leur cacher la défaillance des musées et de les priver d’expositions. Pour eux, une gymnastique folle a été mise en place, qui met les directeurs sous pression. «Chaque semaine, on décide de qui va travailler et où, avec une concentration des agents sur les expositions temporaires, car ce sont elles qui rapportent de l’argent», témoigne un conservateur. Sacrifiées par cette politique des vases communicants d’agents, les collections permanentes demeurent fermées.
Pressée par les enquêteurs, la mairie a depuis peu étiqueté le dossier «sensible prioritaire». Selon Jean-Marc Coppola, «la haute administration de la ville a enfin pris conscience de l’urgence». Avec la directrice adjointe des services, arrivée en septembre, il travaille pour recruter un expert en ressources humaines et un directeur des musées. Il faut remplacer Xavier Rey, parti diriger le Centre Pompidou. Ce dernier, avant de quitter Marseille, avait admis, dans La Provence: «Même si les musées ont davantage ouvert, je n’ai pas gagné la partie.»
«On pêche, on aime l’OM»
Le poste de son successeur va être ouvert ces jours-ci. «Cette personne, qui devra être un vrai gestionnaire, arrivera au plus tôt en avril, détaille Jean-Marc Coppola. Les soucis d’absentéisme et de formation des agents de musées ne vont pas se régler du jour au lendemain mais nous y travaillons d’arrache-pied.» Pour faire entrer des recettes, il veut louer davantage les espaces muséaux. Fermer, fusionner les musées ou en donner la gestion au privé est exclu. «Je préfère les garder dans le giron public mais je vais regarder comment la création de Paris Musées a considérablement redressé les musées de la capitale», dit-il, conscient qu’il faut enfin attirer les mécènes.
En attendant, le budget 2022 a grimpé à 5,9 millions d’euros, dont 1,4 d’investissement. Depuis le 10 novembre, l’accès aux expositions est gratuit pour tous, le premier jour de leur exploitation. Les festivals majeurs de Marseille, comme Jazz des cinq continents et la Biennale internationale des arts du cirque, s’installent dans les musées. Ces derniers multiplient les opérations «hors les murs» pour aller là où est le public. Au Grand Littoral, le centre commercial des quartiers nord, par exemple. Reste un problème de fond: «Trop de Marseillais pensent que les musées, comme l’opéra, ne sont pas pour eux», regrette l’élu communiste. À Marseille, «bien que chauvins, nous ne sommes pas habitués à aller au musée, nous n’y allons pas dès tout petit avec l’école, explique Djebbar Bachir, chauffeur de taxi passionné de culture et profondément amoureux de sa ville. Avec 300 jours de soleil par an, on pêche, on joue aux boules et on aime l’OM.»
Quant aux touristes, ils estiment qu’«Aix, avec son Musée Granet, et Arles, pour Van Gogh et la photo, dépassent largement Marseille», résume le guide Cecyl Tarlier. La Cité phocéenne souffre d’une offre muséale éparpillée et donc mal identifiée. Au printemps 2022, la réouverture du Musée d’art contemporain (Mac) pourrait symboliser un nouveau départ. La semaine dernière, en face du rond-point où trône le pouce monumental en bronze du sculpteur marseillais César, le chantier semblait à l’arrêt: on y marchait sur des tas de cartons mouillés et de tuyaux abandonnés. Le toit-terrasse devant accueillir les performances les plus branchées de la ville était un amas de grilles dressées vers le ciel. «Investissement: 4,7 millions d’euros, livraison juin 2021», indiquait un panneau, preuve du retard. «Une entreprise a multiplié les malfaçons», explique Jean-Marc Coppola. Marseille, ou la malédiction des musées.
Société du Figaro