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RC Toulon, miroir à pharmacie
Reportage Ebranlé par la révélation d'une affaire d'escroquerie aux caisses d'assurance maladie et enveloppé par des soupçons de dopage, le club de rugby varois réplique avec la virulence d'une bête blessée, sur le terrain et en dehors.
Il parle, il parle, Mourad Boudjellal, il n'arrête plus de parler. Il dénonce un complot visant son coach, Bernard Laporte - candidat déclaré à la présidence de la Fédération française de rugby (FFR) -, il attaque frontalement la journaliste de RTL qui a révélé toute cette histoire de fraude à l'assurance maladie, de fausses ordonnances remontant à 2014 (c'est avéré) et de vrais produits dopants (ça ne l'est pas jusqu'ici), il brouille par son flot de paroles véhémentes une affaire déjà compliquée. Dans son bureau jonché de statues à l'effigie des héros de BD qu'il a longtemps édités, le président du RC Toulon a les yeux cernés, le teint jaunâtre : «A partir d'une information mal interprétée, un torrent de boue s'est déversé sur nous. Je n'imagine même pas ce que ça aurait été pour des accusations de pédophilie. Le mal est fait. La peine de mort a été abolie, on me l'applique pourtant avant même que je ne puisse m'expliquer. Cette image, on l'aura tout le temps. La seule façon d'en sortir, c'est de taper très fort.»
Puis, toujours sous le regard d'Hébus, le troll de Lanfeust de Troy, dont le buste trône dans la pièce : «Ma fille revient à la maison en me disant : "Je me suis fait insulter à l'école." Une autre de mes filles, Aziza, a une voiture RCT et retrouve des ordonnances et des feuilles de soins collées sur le pare-brise. Je vois des gens qui me regardent bizarrement dans la rue, des sponsors nationaux ou de potentielles recrues annulent leur rendez-vous avec moi. Je peux le jurer sur la tombe de mon père, sur la tête de mes trois enfants. Qu'ils meurent à l'instant si j'ai fait quelque chose.»
On en est là. La télé-réalité de la suspicion, où chacun décrédibilise la partie adverse. Il n'y a plus qu'à attendre le prochain épisode. «On est dans la com excessive de tous les côtés, notre sport ressemble à de la basse politique», soupire Eric Champ, l'ex-capitaine et ancien président du RCT. Aziza Boudjellal, 28 ans, raconte un paternel «sincèrement touché, derrière ses punchlines dignes des meilleurs rappeurs français» : «Je vois des spécialistes de la com qui le comparent à Berlusconi, qui le taxent de misogynie. Mais c'est quelqu'un qui a toujours réussi sans tricher, dans la BD comme dans le rugby. Il a une relation forte avec ses joueurs, et il est impensable pour lui qu'ils le trahissent.»
Foie gras et manioc
En attendant, les joueurs se montrent à sa hauteur dans la vanne, grande ouverte. Il y a Alexandre Menini, le pilier du RCT, qui avoue s'être chargé : il montre le frigo de son garage rempli de gésiers confits et de foie gras, la réponse traditionnelle et calorique des rugbymen aux allégations sur le sujet : «La famille de ma femme a une ferme dans le Sud-Ouest, alors je suis bien loti, sourit Menini. Je n'insulte personne, je ne nous dédouane même pas, je fais juste de l'humour.» Plus original, le deuxième ligne Romain Taofifénua parle de son dopage «au manioc». Boudjellal nous raconte les fioles de graines que s'avale le centre Maxime Mermoz au goûter. Bientôt, ils nous feront croire que le centre Mathieu Bastareaud préfère la salade César à une entrecôte saignante.
Sur le terrain de Mayol, ce samedi après-midi, la bande de Bernard Laporte a désossé l'équipe du Stade rochelais (45-24, six essais à trois), dans un match marqué par les éclairs de Josua Tuisova, un colosse qui vous ferait passer Hébus et ses copains trolls pour des enfants de chœur. Laporte revient sur la préparation de cette rencontre particulière : «La seule fois où on en a parlé [de l'affaire, ndlr], c'est en début d'après-midi, lors du briefing d'avant-match. C'était tellement gros, il n'y avait pas besoin d'en rajouter, et rien qu'à l'évoquer, les joueurs étaient morts de rire. Je leur ai dit : "Je ne sais pas sur qui ils ont voulu cracher, mais ça fait mal au club. Je l'ai vu vendredi soir au restaurant, des supporteurs derrière moi se demandaient ce qu'il se passait au RCT. Mais il faut qu'on parle de vous en termes de bonne équipe de rugby. Les mecs, le jour où on ne se fera plus insulter, c'est qu'on sera nuls. On gagne, on dérange."»
L'ambiance était aussi étrange qu'attendu. Une bande de gaillards égrillards en tribune présidentielle passe le match à déclarer sa flamme à «Isabeeeeeeelle» (Ithurburu, la journaliste bord de terrain de Canal +). Des jingles RTL jaillissent, un clip intitulé «EPO, te quiero» est balancé sur l'écran géant du stade avant le coup d'envoi, des «scoops RTL» pastichés diffusés à chaque arrêt de jeu (genre «Elvis est encore vivant», «Emmanuel Macron est de gauche» et d'autres «infos» plus salaces). Depuis la pelouse, Maxime Mermoz a apprécié le spectacle : «Je me suis surpris à sourire, j'entendais la petite musique de RTL, je me suis demandé si la direction allait mettre Bouvard : "Question de Sim…" On a connu un début de saison perturbé, on a renoué avec la victoire dimanche dernier [le 6 septembre] au Stade français, et on retombe là-dedans… Ce sont les Feux de l'amour.» Sur le dopage, Mermoz dit : «On n'en a pas parlé du tout dans la semaine. On sait qu'on est clean, alors après… On a juste à réussir notre match, et à laisser faire. C'est dommage que des médias s'acharnent sur nous avec des faits qui ne sont pas avérés.»
Et les faits, justement ? Au printemps 2014, Boudjellal dit avoir retrouvé la médecin du club, Pascale Lambrechts, en pleurs. «Elle me confie : "Je laisse des ordonnances vierges au pharmacien attitré du club [Yves Botto], il en a détourné une partie." Je réponds : "Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre ?"» La réponse est à la hauteur du personnage, qui estime que cette pratique de l'ordonnance vierge est «courante» chez les médecins de club, mais elle sonne aussi le début des problèmes. Boudjellal assure avoir mené son enquête, allant jusqu'à rencontrer il y a plus d'un an, en présence d'un témoin, le gérant de la Pharmacie de l'intendance de la rue Jean-Jaurès, Yves Botto, partenaire du club : «Qu'est-ce que tu as foutu ? Et depuis quand ?
- Je fais ça depuis que je suis là.
- Qui t'a fait venir au club ?
- L'ancien président [il s'agit en fait de l'ancien coprésident du RCT au début de l'ère Boudjellal, Stéphane Lelièvre], en 2006.
- Moi, est-ce que vous m'avez vu ?
- Je ne vous voyais jamais.
- Quelle est l'échelle de votre arnaque au RCT ?
- Vingt ou trente ordonnances.»
Boudjellal souligne : «Trente ordonnances sur les 1 700 du dossier judiciaire.» Il arrête le partenariat en juillet 2014. En fin d'année 2014, la caisse primaire d'assurance maladie du Var porte plainte, l'ancienne pharmacie du RCT est visée pour des irrégularités. Boudjellal va jouer les consultants auprès des enquêteurs. «J'ai demandé à voir les gendarmes : "J'ai des infos, il faut que vous les ayez pour l'enquête."Je leur ai dit que le pharmacien avait les numéros des cartes Vitale des joueurs, il les a eus chaque année. A ce moment-là, je veux savoir si quelqu'un n'a pas été arrosé chez moi. J'avais déjà voulu virer ce pharmacien par le passé, certains au RCT l'avaient protégé. Pendant deux mois, on a travaillé en collaboration avec les gendarmes. Ils ont dû voir 10 à 15 joueurs. Ils m'ont parlé de produits pour des personnes atteintes du cancer et pour les grands brûlés délivrés par ces ordonnances et non de produits dopants.» Alertée sur l'histoire des ordonnances du club, des numéros de carte Vitale de joueurs et de l'éthique particulière du pharmacien local, l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) saisit en mai le parquet pour vérifier s'il n'y a pas eu de prescriptions réelles de dopants parmi ces ordonnances frauduleuses.
«Avec Jonny Wilkinson, on en a rigolé»
Une information judiciaire, confiée à la juge d'instruction du pôle santé de Marseille, Annaïck Le Goff, est ouverte pour «non-respect de la réglementation du code de la santé publique en matière de délivrance de médicaments». Contacté à plusieurs reprises, Brice Robin, le procureur de la République de Marseille s'en est tenu vendredi à une ligne stricte : «On est dans une affaire assez éloignée du dopage.» Boudjellal affirme que le procureur lui a assuré jeudi qu'aucun joueur du RCT n'était lié à un produit détonant dans cette affaire. Le secrétaire d'Etat aux Sports, Thierry Braillard, comme le chargé de la lutte antidopage auprès de la FFR, le roué Christian Bagate, ont aussi éloigné ce spectre.
Pascale Lambrechts, la médecin du RC Toulon, elle, s'est constituée partie civile et se dit «abasourdie.» «Elle n'a pas fait preuve d'une once de malhonnêteté dans cette histoire, au contraire», soutient son conseil, Me Aurore Boyard. Yves Botto, le pharmacien, a été interrogé en avril par les enquêteurs. Il se mure dans le silence. Boudjellal parle pour lui et pour tous les autres. Il rapporte la stupéfaction de l'ancien ouvreur anglais du club Jonny Wilkinson quand il lui a raconté l'affaire par le menu lors d'un déjeuner, vendredi. «On est le club le plus contrôlé de France, on rajoute nos propres contrôles inopinés, on récupère à la salle de musculation les fonds de bouteilles. On les envoie au labo et on les fait analyser, ça coûte 150 euros par analyse. En dix ans, on a trouvé deux joueurs des îles [d'Océanie] qui avaient abusé de la marijuana. J'ai vingt joueurs qui participent au Mondial [du 18 septembre au 31 octobre] qui sont contrôlés, personne ne trouve rien. Comment croyez-vous qu'on ait pu mettre en place un dopage organisé ? Depuis huit ans ? Avec Jonny, on en a rigolé.»
Rigoler jaune, alors. Le dopage institutionnalisé dans une équipe du Top 14 est aussi peu probable qu'un slow de troisième mi-temps entre Bernard Laporte et l'ouvreur Frédéric Michalak. Mais à la marge, le danger rôde. Ces joueurs qui traînent dans les salles de fitness (quand ils ne les possèdent pas), à parfaire leur régime protéiné. Ceux qui traînent des blessures récurrentes et rêvent la nuit d'infiltration de corticoïdes. Ceux qui veulent revenir après de graves pépins… Le RC Toulon, rattrapé par la patrouille en 2012 avec les cas Steffon Armitage (Dafalgan à la codéine, finalement blanchi) et Eifion Lewis-Roberts (morphine, pseudo-éphédrine), le Stade toulousain, avec le talonneur sud-africain Chiliboy Ralepelle (positif à un stéroïde anabolisant), ont connu des avertissements.
A la fin de Rugby à charges, de Pierre Ballester, ouvrage le plus pointu sur la question du dopage et de la médicalisation dans ce sport, trois observateurs livrent un même sentiment : «Ça va péter, j'en suis convaincu, mais par un biais inattendu, comme ce fut le cas dans le cyclisme avec l'arrestation du soigneur de la Festina Willy Voet.» Les fausses ordonnances toulonnaises ne constituent sans doute pas ce «biais inattendu». Mais elles prescrivent une certaine humilité sur ce fléau guettant des gabarits toujours plus épais.