L'ENQUÊTE DU DIMANCHE. Quatre ans de gestion de sa seule collectivité de plus de 100 000 habitants conduisent à se demander si le RN est vraiment prêt à prendre les rênes du pays.
Le Rassemblement national ? Ce n'était pas sa famille de pensée, mais principe de réalité oblige, elle l'a rallié, dans la perspective des municipales de 2020. Ancienne directrice générale des services au Barcarès et à l'agglomération de Narbonne, ex-militante UMP, Marie Bach avait le profil. Louis Aliot partait favori pour emporter Perpignan, mais, il l'avouait lui-même, il manquait de cerveaux pour diriger la cité catalane. Comme beaucoup de fonctionnaires envisagent sans doute de le faire en ce moment, « Marie Bach a laissé de côté ses a priori, en postulant que le RN avait envie de rehausser son niveau », explique un proche.
Tenir Perpignan n'est pas une mince affaire. Un tiers des 121 000 habitants sont sous le seuil de pauvreté. Les communautés gitane et arabe se considèrent avec méfiance. L'hypercentre ne manque pas d'allure, mais il suffit de marcher quelques minutes pour entrer dans les quartiers incroyablement décatis de Saint-Jacques et Saint-Mathieu.
Tous les indicateurs sont au rouge... selon les chiffres donnés par la mairie elle-même
Marie Bach a accepté en connaissance de cause. Elle s'est retrouvée numéro deux sur la liste Aliot, sans l'avoir demandé. Avec 53 % des voix au second tour face au maire LR sortant, Jean-Marc Pujol, la victoire a été facile, mais la désillusion a été terrible.
Marie Bach n'a pas souhaité s'exprimer, mais Le Point a eu accès à sa lettre de démission, adressée à Louis Aliot le 26 octobre 2023. « J'ai souvent tenté de vous faire part de mon analyse et vous apporter mon expertise », lui écrit-elle.
« Mes différentes remarques portant sur l'organisation des services et la gestion financière de la ville, n'ont malheureusement pas été entendues », alors que « les dysfonctionnements se multiplient de jour en jour. » Initialement, l'adjointe cherchait une sortie sans tapage. Elle s'était portée candidate aux sénatoriales, avec le feu vert de Louis Aliot. Elle a découvert qu'il avait donné en secret consigne de voter contre elle, ce qui a précipité sa démission...
Louis Aliot ne s'intéresse pas du tout aux chiffres, parce qu'il se voit déjà ministre dans un gouvernement RN.Bruno Nougayrède, leader d'opposition
Elle quitte un navire qui tangue et s'enfonce. Ce n'est pas l'opposition qui le dit, mais les chiffres publiés par la mairie elle-même. Depuis l'élection de Louis Aliot, tous les indicateurs sont au rouge. Dans une ville dont la population stagne, les dépenses de fonctionnement ont augmenté de 160 millions en 2019 à 190,5 millions en 2024. Les charges de personnel explosent, de 93,5 millions il y a quatre ans à 107 millions d'euros cette année ! Les banques se frottent les mains. À 6,5 millions annuels, les intérêts sur la dette payés par Perpignan ont augmenté de 28 %.
En gestion municipale, il existe deux ratios un peu plus techniques, surveillés par les spécialistes comme le lait sur le feu : l'autofinancement net et le délai de désendettement. Rien de bien compliqué. L'autofinancement correspond à ce qu'il reste à la ville quand elle a payé toutes ses dépenses incompressibles. À Perpignan, la cagnotte fond à vue d'oeil : 17,3 millions d'euros en 2020, 9,1 millions en 2024.
Quant au délai de désendettement, c'est le temps qu'il faudrait à une collectivité pour rembourser tous ses emprunts, si elle y consacrait l'intégralité de ses ressources disponibles. Lorsque le RN a pris la ville, la situation était saine, à 5,2 années. Compte tenu de la baisse des ressources et des emprunts récemment contractés, le délai passera à neuf ans l'an prochain. À douze ans, Bercy considère qu'il y a sortie de route.
Et le tout, alors que la pression fiscale a considérablement augmenté ! En quatre ans, les recettes des impôts locaux sont passées de 92,8 millions d'euros à 111 millions. La majorité municipale peut affirmer la tête haute qu'elle n'a pas augmenté les taux. C'est indéniable. Elle a profité des hausses de bases fiscales décidées par le gouvernement, comme toutes les collectivités.
Perpignan n'a plus d'adjoint aux finances
Depuis novembre 2023, Perpignan n'a donc plus d'adjoint aux finances. Louis Aliot a repris la délégation, en plus de ses fonctions de maire, de vice-président de l'agglomération, de vice-président du RN et de conseiller départemental. Il a répondu à nos questions sur les finances avec flegme, presque avec ennui.
La hausse de la masse salariale s'expliquerait, selon lui, par « l'attribution des titres restaurant à tous les agents et les augmentations décidées au niveau national pour tous les fonctionnaires, rien de plus ». Vérification faite, non. Ces mesures pèsent moins de la moitié des 13,5 millions de hausses constatées en quatre ans.
Quant à l'inflation des frais de fonctionnement, le maire l'attribue aux dépenses liées à la crise du Covid, à l'envolée des prix de l'énergie et à l'inflation. Là encore, l'explication est légère. Le train de vie de Besançon, qui a une population et un budget comparable à celui de Perpignan, a augmenté de 20 millions en quatre ans, pas de 30 millions.
Le maire dit avoir trouvé une ville avec des finances au cordeau, mais accusant de multiples retards d'investissement. Sur ce point, ses opposants lui donnent quitus. Jean-Marc Pujol est parti en laissant les caisses pleines, mais aussi des seaux, dans d'antiques bâtiments municipaux, pour les jours de pluie...
Un instantané budgétaire serait trompeur. Perpignan semble en santé correcte, bien meilleure, par exemple, que celle de Tourcoing. C'est l'évolution qui est inquiétante. Impossible de trouver une ville de cette taille qui ait dévissé aussi vite ces quatre dernières années. Confronté à ses propres chiffres, le directeur général des services, Philippe Mocellin, finit par en convenir. La trajectoire financière du début de mandat n'est pas tenable. « On travaille jour et nuit sur la question. »
Mais que s'est-il donc passé ? « C'est assez simple, résume Bruno Nougayrède, leader du groupe d'opposition divers droite Perpignan pour vous, par ailleurs patron du groupe d'édition Elidia-Le Rocher. Louis Aliot ne s'intéresse pas du tout aux chiffres, et pas tellement non plus à ce qu'il adviendra de Perpignan, parce qu'il se voit déjà ministre dans un gouvernement RN. »
Ceux qui pensent que le RN atteindra son seuil d'incompétence au gouvernement se trompent. Il l'a déjà atteint à Perpignan.Un ancien proche de Louis Aliot
Le grand méchant loup fasciste ne fait pas peur, à Perpignan. Personne ne décrit une mairie marchant à la baguette sous la férule d'un autocrate d'extrême droite. Bien au contraire, c'est le laxisme et la mansuétude salariale qui dominent. « Le cumul des dix plus hautes rémunérations de la mairie en 2019 était de 845 000 euros, énonce Bruno Nougayrède En 2023, on a dépassé le million d'euros... »
Le nombre d'agents titulaires est en légère baisse, mais le nombre de vacataires a fortement augmenté. La motivation semble en berne. Les deux derniers rapports sociaux uniques publiés (les RSU, un document obligatoire) montrent une envolée des arrêts de travail à la mairie : 60 000 jours de travail perdus en 2021, 76 000 en 2022.
Conformément à une tradition locale bien établie, Louis Aliot avait promis des emplois à la communauté gitane, pour obtenir ses voix. Installés dans le quartier Saint-Jacques, les 5 000 Gitans de Perpignan votent très peu, sauf aux municipales. Pragmatiques, ils vont chez le mieux-disant. De Paul Alduy à Louis Aliot en passant par Jean-Paul Alduy et Jean-Marc Pujol, tous les maires de Perpignan ont joué cette carte depuis 1959.
Un des leaders de la communauté, Alain Gimenez, dit « Nounours », personnage haut en couleur, a été recruté en octobre 2021 pour un an, comme médiateur... Au premier tour des municipales 2020, il soutenait le candidat Marcheur. Au second tour, il a rallié Louis Aliot. « Il assurait avoir des idées pour la ville, se justifie le maire. Je lui ai donné sa chance. »
Trois directeurs de cabinet successifs
Il a également donné leur chance à trois directeurs de cabinet successifs. Le premier, Stéphane Babey, est parti en août 2022. Il officie désormais comme mage spécialisé dans la « guidance médiumnique », sous le nom de Stéphane Ezra. L'équipe de Louis Aliot, d'une manière générale, a les idées larges dans le registre du paranormal.
Recrutée fin 2023, l'actuelle directrice de l'office municipal du tourisme officiait jusque-là comme shamane, spécialisée dans les « soins holistiques au tambour ». En mars 2023, le conseiller municipal RN Georges Puig a commencé une procession dans l'espoir de faire tomber la pluie. Il fallait bien tenter quelque chose contre la sécheresse qui sévit dans le département, a-t-il expliqué.
Le deuxième directeur de cabinet, Frédéric Bort, a tenu moins d'un an. Parti en juin 2023, il a été remplacé par Emmanuel Blanc, mari de la députée RN des Pyrénées-Orientales Sophie Blanc. Celle-ci, de son côté, a pris comme assistante parlementaire une certaine Carla Fabre, 21 ans, jusque-là étudiante en droit, mais surtout fille de Véronique Lopez, épouse Aliot.
C'est pour Véronique Lopez que Louis Aliot a quitté Marine Le Pen. Cette élégante blonde quinquagénaire officiait au palais des congrès local. Elle est désormais directrice de la communication de Perpignan. « Je crois comprendre qu'elle décide beaucoup », euphémise Bruno Nougayrède. En juin 2023, excédée, la conseillère municipale RN Charlotte Cailliez a claqué la porte. « Je me suis engagée pour Louis Aliot, le RN et Perpignan, pas pour Véronique Lopez », écrit-elle dans sa lettre de démission, rendue publique.
« Ceux qui pensent que le RN atteindra son seuil d'incompétence au gouvernement se trompent, ironise un ancien proche de Louis Aliot. Il l'a déjà atteint à Perpignan. » Et le même d'insister : « Le RN au pouvoir, ce n'est pas la Nuit des longs couteaux, mais la débandade financière et économique. Ils n'ont pas le niveau. Plus grave, ils ne veulent pas apprendre. Juste en profiter entre copains, après trop d'années dans l'opposition. »
Si on votait demain, Louis Aliot repasserait probablement.Jean-Pierre Bonnel
Professeur de lettres à la retraite et romancier, Jean-Pierre Bonnel commente la vie politique locale sur son « blogabonnel ». « Louis Aliot avait deux thèmes de campagne, la propreté et la sécurité », rappelle-t-il en déambulant dans les rues de Saint-Jacques, le quartier gitan. « On va dire qu'il a tenu ses engagements sur le centre. La ville continue quand même à se paupériser. Regardez-moi ces espaces vides ! Des immeubles détruits il y a trois ans, toujours pas de reconstruction. La panne de projet est flagrante. » Tendance gauche modérée, Jean-Pierre Bonnel est sans illusion : « Si on votait demain, Louis Aliot repasserait probablement. »
Bruno Nougayrède semble, lui, encore trop peu connu, et il ne voit aucune possibilité d'alternance dans son camp. Diagnostic partagé par Olivier Gandou, militant du mouvement local l'Alternative Endavant, auteur de Perpignan sous mandat RN, paru à L'Harmattan.
« La gauche est dispersée, aucune figure n'émerge chez nous, explique-t-il, attablé dans un café du centre. On a des problèmes de toxicomanie, de prostitution, de dépeuplement, les classes favorisées désertent vers la périphérie et on fait quoi ? Des processions pour faire tomber la pluie... » Le jeune homme repose sa bière et lâche, désabusé : « Vous imaginez, si Perpignan était l'avenir de la France ? »
Le Point