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Élections législatives. François Ruffin : « Nous pouvons l’emporter »
Après une semaine très intense, quel est votre état d’esprit ?
Dimanche soir, on avait une gauche en miettes avec le moral dans les chaussettes. Propulser un Front populaire aussi vite place la gauche en dynamique, avec une idée : gagner. En face, le Rassemblement national est très installé dans le pays mais ouvre un espace : quand Jordan Bardella dit qu’il n’abrogera pas la retraite à 64 ans, le seul bloc qui viendra incarner les millions de manifestants de l’an dernier sera celui de gauche. Je pense que ça ouvre un espace pour faire de cette campagne un référendum sur la retraite à 64 ans. Je l’ai dit dès dimanche soir : il n’y a pas de fatalité, nous pouvons l’emporter.
Cet espace n’était pas acquis dimanche soir…
Je ne crois pas aux deux gauches irréconciliables. Je crois à deux gauches qui, pendant un temps, ont fait le choix de ne pas se réconcilier et ont fait celui de s’injurier sans raison idéologique profonde, sur des questions de ton plus que sur des questions de fond. Ce que je porte depuis longtemps, ce sont des choses qui rassemblent la gauche et, au-delà, la France. Quand je dis qu’il faut la taxation des super profits, huit Français sur dix sont d’accord avec ça. Idem pour l’indexation des salaires sur l’inflation, les référendums d’initiatives citoyennes, le retour d’une police de proximité. Le rassemblement que nous avons décidé vient clore, je l’espère, un temps de divisions artificielles.
Ce rassemblement est tout de même fragilisé par la question de l’incarnation de ce mouvement. Que dites-vous aux électeurs de gauche qui éprouvent un effet repoussoir envers Jean-Luc Mélenchon ?
Je dis que j’aime beaucoup le Jean-Luc Mélenchon de cette semaine, qui est beaucoup plus apaisé et favorable à l’union. Depuis lundi, je lui donne un bon point, c’est bien (sourires). Maintenant, en toute franchise, lors des premiers porte à porte, son nom revient, et avec inquiétude. Et c’est pourquoi je trouve qu’il a raison de se mettre en retrait.
Vous pensez réellement qu’il se met en retrait ?
Ça semble manifeste qu’il ne sera pas Premier ministre.
Est-ce votre souhait ?
Je vous le redis : je pense qu’il a raison de se mettre en retrait le temps de cette campagne pour que nous ayons une majorité chez les Français. Mais aujourd’hui, la question de l’incarnation par Jean-Luc Mélenchon est subsidiaire. En revanche, nous avons deux grands sujets : d’abord, nous avons un président qui, cette année, a brutalisé et déstabilisé le pays. Sur le plan économique, le plan social et jusqu’au plan politique, il a introduit le désordre. Ensuite, la promesse, c’est le chaos porté par une extrême droite dont on sait les forces délétères qu’elle pourrait réveiller dans le pays. Nous devons au contraire incarner quelque chose qui rassure, apaise, un État protecteur qui vient dire : en ces temps difficiles – car ils le sont – l’État est là pour vous stabiliser. Nous devons être une gauche qui rouvre une espérance concrète – je tiens aux deux mots : une espérance, mais qui peut s’incarner très vite par des mesures.
Tout va très vite, tout va aller très vite. Comment convaincre ceux qui vous ont échappé ?
Il y a trois enjeux. D’abord, il faut que les gens de gauche soient portés par un espoir et aillent voter. Les gens vont davantage voter quand ils sentent qu’on peut gagner. Si on fait de l’analyse politique, cela s’appelle de l’abstention différentielle – quand on parvient à réveiller les siens quand les autres sont endormis. La semaine qui vient de s’écouler est de nature à réveiller les nôtres. La deuxième question centrale concerne les particules qui décrochent du bloc libéral, les gens attachés à la macronie, au centre gauche ou au centre droit et, se sentant mis en difficulté, cherchent une issue : est-ce qu’ils en sortent par l’extrême droite ou par la gauche ? Voilà pourquoi, dans l’attitude, nous devons incarner une volonté de protéger, rassurer, stabiliser. Et, enfin, troisième point, aller rechercher les électeurs – et c’est ma principale mission dans un coin comme le nôtre – qui sont partis au RN.
Compte tenu de la dynamique du RN, pensez-vous que cela puisse être suffisant ?
Je suis inquiet, clairement. Je vois que le RN a encore gagné quelques points et je vois aussi l’urgence de l’élection. D’habitude, j’ai des mois pour labourer le terrain. Là, j’ai 15 jours. Je mesure le défi qui est le mien et c’est pour cette raison que je n’ai pas le temps d’aller sur les photos à Paris et de passer sur les plateaux télé. Je dois être ici pour taper aux portes, grimper les escaliers et, avec mon équipe, retourner les âmes et les cœurs.
La brièveté de cette campagne est un désavantage à vos yeux ?
Oui, car j’ai une pente à remonter. Dans ma circonscription, les gens ont voté pour Jordan Bardella à 44 %, à 26 % pour la gauche dans sa pluralité et je dois remonter ces 18 points en deux semaines. C’est une course contre la montre, c’est évident. Et c’est un souci démocratique : quand Emmanuel Macron nous précipite dans le néant, l’incertain, le flou, c’est encore le pays et la démocratie qu’on brutalise. La brièveté de cette campagne favorise le gel des équilibres de dimanche dernier et c’est pour ça que j’ai surgi dès dimanche soir. Aujourd’hui, un espoir se rouvre pour qu’il y ait une autre issue que l’extrême droite dans le pays.
Les premières mesures ont été annoncées ce midi. Comment se financent-elles ?
Je considère que la dette est une question sérieuse. Or, les deux présidents qui ont le plus endetté le pays s’appellent Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron. La moitié de la dette est due aux crises des subprimes et du covid, l’autre moitié à la baisse d’impôts sur le capital. Les économistes le disent : quand on a une guerre, une crise environnementale à affronter, on s’en est toujours sortis par la taxation des plus riches, par la taxation du capital. Donc ce sont des choses de justice, de bon sens : que les petites paient petit, que les gros paient gros. Aujourd’hui, dans notre pays, c’est l‘inverse, ce sont les multinationales qui paient nettement moins cher que le boucher du coin et ce sont les milliardaires qui paient nettement moins d’impôts que l’ouvrier ou l’enseignant. Aujourd’hui, le choix fait est d’aggraver la dette française par la sous-taxation du capital, par la sous-taxation des entreprises. On est supposés être en crise et quand vous voyez les titres des Échos – le CAC 40 qui bat des records, des dividendes jamais vus… – vous savez qu’il y a là de quoi prendre sans les ruiner, avec une économie qui tourne et un sentiment de justice.
Selon le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, vos mesures relèvent d’un délire total.
Le délire total s’appelle Bruno Lemaire, le pire économiste de France, hormis pour ceux qui détiennent le capital. On sait qui il sert, et ce ne sont pas les Français. Politiquement, ils sont morts, ils sont cuits, ils n’existent plus. Ils avaient le luxe d’avoir un bloc central libéral qui pouvait se diviser entre centre gauche et centre droit rassemblé autour de la figure d’Emmanuel Macron mais ce système est en voie de disparition. Aujourd’hui, celui qui veut poursuivre cette même politique économique menée depuis 40 ans, avec le racisme en plus, c’est Jordan Bardella.
En vous attaquant aux plus riches, vous allez forcément être populaire, mais il reste un gros travail à faire pour convaincre.
Les gens savent que ce système est injuste mais pensent qu’il est impossible de faire quelque chose. Je suis l’homme d’une espérance concrète, je ne dis pas que l’on va tout bouleverser, que l’on va changer la vie, je dis qu’on va changer la vie un peu en mieux. Une mesure concrète, par exemple, c’est l’interdiction des sociétés écran, une mesure que j’ai travaillée avec l’économiste réputé Gabriel Zucman et qui peut permettre de faire l’économie de 20 milliards d’euros.
Cela ne risque-t-il pas d’inciter les hauts revenus à quitter le pays ?
Je suis convaincu du sens du patriotisme, y compris des plus riches, et je ne peux pas croire que pour des raisons fiscales ils s’en iraient comme les aristocrates sous la Révolution française à Coblence.
Pour beaucoup de patrons, votre proposition de Smic à 1 600 euros net n’est pas tenable, voire dangereuse pour la santé de leur entreprise. Que leur dites-vous ?
Je ne confonds pas tous les patrons. Les patrons, c’est comme les poissons, il y a à la fois des requins et des sardines. Je vois bien la différence entre mon ami Bernard Arnault et le patron d’une entreprise de maçonnerie à Amiens. Ce que je souhaite, c’est le rétablissement d’une justice fiscale. Il n’est pas normal que le boucher du coin paye 24 % d’impôts sur les sociétés quand Total parvient à y échapper. S’il y a un rééquilibrage sur l’impôt sur les sociétés, cela leur donnera de l’air. Nous serons par ailleurs une garantie de stabilité puisque nous ferons baisser le prix de l’électricité. Et on aidera les entreprises à encaisser la hausse du Smic, avec des aides ciblées. Le patron du coin ne peut pas être traité de la même façon qu’une multinationale.
Une des principales motivations du vote Rassemblement national est l’insécurité. On ne vous entend pas beaucoup sur cette thématique.
C’est une question que je ne fuis pas car je sais qu’elle préoccupe les gens. Je veux une police qui reste, pas une police qui passe. Les opérations place nette, ça ne va pas du tout, ni dans l’efficacité, ni dans le rapport aux populations. Il nous faut une police de proximité qui construise du lien avec ses habitants.
Comment remettre de la police de proximité dans des quartiers où la police ne peut parfois même plus entrer ?
C’est un choix de politique publique dans la durée, ça ne se fera pas en claquant des doigts. La suppression de cette police de proximité et la politique du chiffre opérée par Nicolas Sarkozy ont fait beaucoup de mal aux policiers eux-mêmes qui ont perdu le sens de leur mission. Cela produit une manière de faire de la police qui est parfois blessante pour les gens. Le contrôle d’identité répété, quand on n’a rien fait, c’est vécu comme une injure. Et quand c’est lié à votre couleur de peau, c’est une blessure à la République. Je propose la fin des contrôles d’identité quand aucun délit n’est constaté.
Vos adversaires vous reprochent de ne pas être très responsables dans votre politique économique…
Mais je le redis avec force : comment osent-ils ? Si j’étais eux, j’irais me cacher. Ces gens qui ont creusé la dette comme jamais, qui ont le pire déficit commercial de tous les temps. Ils viennent nous donner des leçons. Mais comment osent-ils ?
Mais après d’autres politiques de gauche, beaucoup de ces gens sont partis ailleurs, vers l’extrême droite, parce que leur vie n’a pas changé vraiment. Leur promettez-vous qu’elle va changer, avec vous ?
Je serai un peu plus modeste. Je pense qu’aujourd’hui les gens sont dans un tel état de désespérance et ne croient tellement plus en la politique que si on en fait déjà un peu dans le bon sens, ils seront surpris et ce sera le retour de la confiance, et peut-être le retour d’une espérance. Nous devons faire un premier pas vers un horizon. C’est pour cela que si, dès la rentrée, on fait l’école gratuite, ce sera une heureuse surprise. Je ne sais pas combien de temps on mettra pour revenir à la surface, pour le dire ainsi, mais il faut qu’il y ait en tout cas le sentiment d’un coup de talon vers le haut. Que leur vie repart dans le bon sens.
Ce programme propose de sortir des règles économiques et budgétaires de l’Union européenne. Qu’est-ce que cela signifie ?
Tous les pays sont déjà sortis des règles économiques et budgétaires de l’Union. Y compris l’Allemagne. Donc, la question n’est plus celle-là. Et celui qui nous a fait sortir le plus des rails dans ce domaine, c’est Emmanuel Macron, avec son bilan à la fois sur la dette et sur le déficit commercial. Donc, doit-on se dire qu’on fait tout, à marche forcée, pour repasser sous la barre des 3 %, quitte pour cela à mettre encore plus à mal l’hôpital, pilier de l’état social, et l’école, pilier de la République ? Eh bien, c’est non ! C’est pas de cette manière qu’on va y arriver.
Que pensez-vous du spectacle que donne la droite ces jours-ci ?
Je vais vous surprendre : je trouve que Les Républicains ont eu un réflexe républicain. Leur chef décide d’aller se vendre au Rassemblement national, et ils décident de pousser leur chef dehors. Je les salue. Évidemment, j’ai mille désaccords avec eux, mais j’observe que, quarante ans après que le Front national se soit installé dans ce pays, il y a encore une droite française qui résiste à glisser pleinement sur cette pente.
Le Front populaire de 1936 a eu sa mesure emblématique, avec les congés payés. Qu’est-ce qui peut être la mesure emblématique du Front populaire de 2024 ?
Je pense que la grande mesure qui peut rester, c’est l’école vraiment gratuite. Et au-delà : je suis attaché à ce qu’un gamin puisse faire du basket le soir ou du tam-tam, qu’il n’en soit pas exclu parce que sa maman ne veut pas se mettre à découvert, parce qu’elle a déjà des soucis bancaires. La cantine, les sorties scolaires, les transports, les fournitures, tout cela doit être gratuit. Cela me paraît important, parce que l’école, c’est le creuset de la République et le lieu de l’égalité entre les enfants. Et la gratuité garantit l’égalité. Aujourd’hui, un enfant à l’école, c’est 1 500 € par an, pour les parents. Il y a donc des arbitrages. Des gens qui peuvent et d’autres qui ne peuvent pas.
C’est forcément un discours qui touche le peuple.
Dire cela, pour les Français, c’est de l’ordre du bon sens. Ce que nous avons à proposer, c’est de l’ordre de la décence et du bon sens. De même pour les impôts : que les gros paient gros, que les petits paient petit. Quand on dit, parlant par exemple du Smic, que les Français doivent pouvoir vivre de leur travail, ils doivent pouvoir bien en vivre, et non en survivre ; quand on dit, s’agissant de l’agriculture, de l’écologie, qu’il faut produire ici plutôt qu’en Chine ou au Brésil, c’est du bon sens. Comme l’essentiel de ce qu’on raconte. Et c’est pour cela qu’il faut le proposer avec apaisement. Avec une garantie de stabilité, de protection pour les Français.
Et vous avez confiance en cette cohésion qu’on sent aujourd’hui ?
Je pense que ça va tenir le temps de la campagne. Je vais être franc : je pense que maintenant, il va falloir de l’amour. Pas seulement des mesures, un programme, des circonscriptions, il faut de l’amour, de la tendresse, de la confiance entre les gens. Et peut-être que gagner ensemble, changer le pays ensemble, cela crée une dynamique et aide les hommes et les femmes de gauche, à tous les niveaux, à se tenir ensemble.