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« Au Rassemblement national, l’homophobie n’a pas disparu mais elle est tue »
[Un élément multimedia s'affiche ici, dans ce même article en ligne sur Mediapart.fr.]Le RN apparaît comme un parti de plus en plus gay-friendly et attire un électorat LGBT malgré son homophobie historique et ses alliés ouvertement homophobes. Une stratégie nécessaire pour qui veut accéder au pouvoir, selon le docteur en histoire Mickaël Studnicki.
Des élus du parti à des postes clés ne taisent plus leur homosexualité, et un député RN va prochainement faire son coming out dans un livre à paraître le 17janvier. À la différence de son père, Marine Le Pen ne tient plus de discours ouvertement homophobe, et les cadres du parti ont même banni l’expression «lobby LGBT», qu’ils reconnaissent désormais comme étant homophobe.
Est-ce à dire que le RN ne l’est plus? Cela explique-t-il pourquoi l’électorat LGBT de ce parti d’extrême droite ne cesse d’augmenter?
Mickaël Studnicki, docteur en histoire, est l’auteur d’une thèse sur les droites nationalistes, le genre et les homosexualités de 1870 à nos jours, qui sera publiée en 2024 aux Presses de la Sorbonne, et travaille actuellement à une Histoire de l’homophobie en France. Pour Mediapart, il revient sur ce supposé paradoxe qui veut que des LGBT soient attirés par des partis nationalistes. Il montre comment Marine Le Pen a rompu avec l’homophobie de son père pour mieux stigmatiser l’islam et l’immigration. Une homophobie qui n’est plus affichée publiquement mais que l’on retrouve ailleurs: chez les alliés européens du RN, dans les votes du parti au Parlement européen et dans son programme.
Mediapart: Comment expliquer que des LGBT puissent être attirés par le RN?
Mickaël Studnicki:Les études d’opinion (Cevipof 2012 et 2015) et les sondages (Têtu, mars 2022) réalisés à l’occasion des trois dernières élections présidentielles montrent en effet une progression du vote FN/RN au sein de l’électorat LGBT. À mon sens, celle-ci concerne davantage les gays que les LGBT, même si des lesbiennes, plus politisées à gauche, partagent également les idées de Marine Le Pen.
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En France, la question du rapport entre les homosexualités et les mouvements nationalistes est en réalité très ancienne: elle se pose dès les débuts de la IIIeRépublique, dans les années 1870-1880, qui voient la naissance des catégories de l’homosexuel et de la lesbienne ainsi que l’apparition des premiers mouvements nationalistes. On retrouve des homosexuels, qui ne se définissent pas forcément comme tels, sympathisants ou militants nationalistes.
Ce qui nous semble aujourd’hui être une incohérence, avec des partis défendant la famille et exprimant une rhétorique homophobe pour des raisons morales, religieuses et politiques, n’en est pas une historiquement. À titre d’exemple, l’Action française de Charles Maurras, qui fut au début du XXe siècle le plus important mouvement nationaliste avant l’émergence du Front national, a compté dans ses rangs des homosexuels tels que Robert Brasillach, Pierre Gaxotte, François Sentein ou le jeune Daniel Cordier.Si, dans les mouvements nationalistes, vous êtes un homosexuel viril, et que vous êtes discret et non revendicatif, vous pouvez être toléré.
Mickaël Studnicki, docteur en histoire
Qu’est-ce qui fait que des gays ne fuient pas ces mouvements?
En parallèle de cette homophobie historique, les partis d’extrême droite possèdent deux caractéristiques susceptibles d’attirer les gays. D’une part, historiquement, ils fonctionnent comme des structures homosociales masculines, avec une sous-représentation des femmes. D’autre part, ils véhiculent un imaginaire homoérotique diffus, auquel les gays sont sensibles: l’uniforme et le culte du chef des ligues de l’entre-deux-guerres (le francisme de Marcel Bucard, qui avait une double vie, comme l’attestent les archives), la valorisation de l’amitié virile des mouvements des années 1950-1960 (Europe-Action, qui a servi de matrice à la Nouvelle Droite) ou encore la mise en scène d’une masculinité basée sur l’action, voire l’activisme. L’homosociabilité et l’homoérotisme de ces mouvements sont sublimés, de l’ordre de l’inconscient. À partir du moment où vous valorisez une esthétique du corps masculin et de la virilité, il n’est pas incohérent d’amener vers vous des homosexuels.
Par ailleurs, quand on étudie de près le positionnement de l’extrême droite sur les homosexualités, on se rend compte qu’il s’agit d’abord d’un discours de réaction face à des faits divers ou contre des évolutions législatives amenant à une extension des droits pour les gays et les lesbiennes– dépénalisation de 1982, lois sur le Pacs et le mariage pour tous. C’est en outre un certain type d’homosexualité qui s’avère problématique, celui qui conduit à une «inversion des genres»: l’homosexuel efféminé et la lesbienne virile. Dénoncées tant par les discours que par la caricature, ces deux figures font office de repoussoirs pour le courant nationaliste. De même que les personnes qui militaient dans des mouvements gays et lesbiens dès les années 1970 ou dans des associations de lutte contre le sida dans les années 1990, qui furent accusées de «communautarisme» et, aujourd’hui, de faire pression pour défendre les intérêts du «lobby LGBT».
À l’inverse, les mouvements nationalistes ont fait preuve d’une certaine tolérance à l’égard de l’homosexualité virile, car elle ne «troublait»pas le genre et apparaissait comme moins dangereuse socialement. Si, dans les mouvements nationalistes, vous êtes un homosexuel viril, et que vous êtes discret et non revendicatif, vous pouvez être toléré. Les homosexuels de droite font passer l’expression de leurs idées politiques avant la défense de leur homosexualité, reléguée au second plan.
Même au Front national avec Jean-Marie Le Pen?
On réduit souvent la position de Jean-Marie Le Pen à ses saillies homophobes des années 1980, où il définissait l’homosexualité comme une «anomalie biologique» et stigmatisait les «sidaïques» qu’il voulait placer dans des «sidatoriums». Dans le cadre de la présidentielle de 1988, sur les conseils du député FN François Bachelot, il a mené une campagne d’instrumentalisation du sida en misant sur la peur des Français et en faisant le pari que cette épidémie deviendrait une pandémie. Tout en usant d’arguments moraux, il a pointé du doigt le rôle des homosexuels, ainsi que des immigrés, dans la propagation du virus. Ses prises de position ont suscité un tollé. Elles correspondaient pourtant à l’opinion dominante au sein de l’appareil frontiste, dont la majorité des cadres provenaient alors du courant national-catholique, pour qui l’homosexualité constituait un problème social: Bernard Antony (fondateur de Chrétienté-Solidarité), Bruno Gollnisch ou Marie-France Stirbois.
Toutefois, à cette époque, on retrouvait aussi au sein du parti des gens qui occupaient des postes importants et qui étaient soit gays, soit bisexuels, ou qui menaient une double vie. À titre privé, Jean-Marie Le Pen fréquentait des gays de droite depuis les années 1950, comme André Fraigneau, Roger Peyrefitte ou Jacques de Ricaumont. Au FN aussi, les homosexuels étaient tolérés dès lors qu’ils ne le disaient pas ou qu’ils vivaient cachés et qu’ils faisaient passer leur homosexualité après le parti. Il faut aussi se souvenir que l’homophobie était un trait structurant de la société française, toutes tendances politiques confondues, jusqu’à la fin des années 1970.
Jean-Marie Le Pen n’a toutefois jamais fait de l’homosexualité une question prioritaire. Il n’a pas voulu, par exemple, défiler contre l’adoption du Pacs en 1999, contrairement à d’autres cadres du courant national-catholique. Un courant dont le poids n’a cessé de baisser depuis les années 2000, jusqu’à l’arrivée de Marine Le Pen. Sont attirés au Rassemblement national des gens qui adhèrent à un certain type d’homosexualité. Une homosexualité de droite plus individualiste, discrète, voire secrète par tradition politique.
Mickaël Studnicki, docteur en histoire
Et qu’en est-il depuis l’arrivée de Marine Le Pen?
Lorsqu’elle prend les rênes du parti en 2011, Marine Le Pen est entourée de beaucoup de personnes homosexuelles – ce que certains, à l’intérieur du FN, ne manquent d’ailleurs pas de souligner, voire de dénoncer. Elle est d’une autre génération et n’a pas la même grille de lecture que son père. Surtout, par stratégie politique, elle a cherché à «dédiaboliser» le parti en éliminant tout ce qui est à ses yeux gênant et susceptible de l’empêcher d’arriver un jour au pouvoir (antisémitisme et homophobie au premier rang), car, contrairement à son père, elle veut accéder aux responsabilités.
Assez rapidement, elle fait le lien entre l’homophobie et l’islam, et reprend quelques éléments de la stratégie de Pim Fortuyn (leader populiste gay néerlandais pour un libéralisme sur la question des droits des LGBT, assassiné en 2002). Lors des débats sur le mariage pour tous, elle n’appelle pas à défiler avec La Manif pour tous, alors qu’une autre ligne le souhaite au sein du parti. Bruno Gollnisch était en désaccord, et lui comme Marion Maréchal Le Pen sont allés défiler. Des études d’opinion livrées par Damien Philippot, le frère de Florian Philippot, ont guidé la position de Marine Le Pen. Elle savait que, pour la société, le mariage pour tous n’était pas un combat à mener, notamment auprès de l’électorat de moins de 30 ans. Sa position lui a été reprochée par des mouvements nationalistes plus radicaux, voire groupusculaires, et ce qui restait de la presse nationaliste (Minute, Présent, Rivarol), qui y a vu la preuve de l’existence d’un supposé «lobby gay» au sein du FN.
Mais peut-on vraiment dire qu’avec elle, le parti n’est plus homophobe?
Marine Le Pen suit l’évolution sociétale des Français, en particulier de la jeunesse, pour qui l’homophobie n’est pas une opinion mais un délit. Pour elle, la question de la défense des minorités sexuelles peut être posée. En interne, le parti a cherché à ne plus être homophobe et a même sanctionné des personnes qui exprimaient sur les réseaux sociaux ou dans des courriers une forme d’homophobie. Sébastien Chenu, homosexuel assumé ayant rallié le FN en 2014, a une position importante dans le parti, dont il est le vice-président. On peut dire que Marine Le Pen a rompu avec la tradition du courant nationaliste et son homophobie historique. Ce créneau est politiquement occupé depuis plus d’une décennie par des essayistes nationalistes tels qu’Éric Zemmour, fondateur de Reconquête, et Alain Soral, avec son site Égalité et réconciliation, ou par des mouvements nationalistes plus radicaux qui vitupèrent contre les évolutions sociétales et le supposé «lobby LGBT».
Elle ne se permettrait sans doute plus les sorties qu’elle a pu faire en 2009 contre l’ex-ministre de la culture Frédéric Mitterrand qui racontait dans un livre ses rencontres avec des jeunes hommes en Thaïlande. Elle sait qu’on ne peut plus s’afficher homophobe aujourd’hui pour accéder au pouvoir et concentre son discours contre les immigrés ou les musulmans.
Mais comment comprendre que le RN parvienne à faire croire qu’il est gay-friendly, alors que le parti ne fait rien et ne dit rien qui soit favorable aux LGBT? On dit que ses cadres sont gays mais aucun n’a fait son coming out…
Effectivement, il y a cette espèce de modernité sans aucune prise de parole favorable dans le débat public. Du fait de la position historique du courant nationaliste, c’est un sujet avec lequel le RN a encore du mal. Dans le cadre de ma thèse, j’ai par exemple essayé d’interroger des élus qui, en coulisses, ne cachent pas leur homosexualité mais qui ont refusé de s’exprimer sur la question. Soit parce qu’ils considéraient que ce sujet relevait de leur vie privée, soit parce qu’ils craignaient d’être attaqués par des personnes de leur famille politique – sans que ceux-ci appartiennent forcément au FN/RN. En voyant les réactions suscitées par les outings de Steeve Briois et Florian Philippot, j’ai compris leur position. Aujourd’hui, l’homosexualité est aussi encore associée au progressisme et aux mouvements de gauche, ce qui complique le fait de s’afficher homosexuel et de droite nationaliste. Il reste encore la vieille garde dont le logiciel reste homophobe, ainsi que le poids des réseaux sociaux.
Pourquoi parler de mutation dans le cas de Marine Le Pen, alors qu’elle a pris des positions homophobes ou qu’elle n’a rien dit pour balayer cette homophobie?
Le fait qu’il n’y ait plus de propos homophobes tenus publiquement par des dirigeants du RN est une mutation et une vraie rupture avec le positionnement historique du courant nationaliste. Mais il n’y a effectivement aucune prise de position favorable aux LGBT, et il y a même parfois des attaques de certains militants avec le concept fourre-tout de «wokisme». Du fait des liens séculaires entre les courants nationalistes français et italien, la grille de lecture du RN est proche de celle de l’extrême droite italienne, qui est parvenue à accéder au pouvoir en 2022 dans le cadre d’une coalition des droites. On croit que son modèle est Viktor Orbán, mais je pense qu’il s’agit plus d’imiter la stratégie de Giorgia Meloni. Il va falloir voir l’évolution du RN entre 2024 et 2027 sur le sujet pour en tirer des conclusions. Le degré de politisation de la communauté LGBT est aussi bien moins important qu’auparavant, comme pour le reste de la société d’ailleurs.
Mickaël Studnicki, docteur en histoire
Une des premières mesures de Meloni est justement des’attaquer aux droits des LGBT en visant la PMA pour des femmes lesbiennes…
Exactement. Sans faire de politique-fiction, il est difficile de savoir quelles mesures seraient prises concernant les droits des LGBT si le RN arrivait au pouvoir. On peut juste observer différentes situations à l’échelle européenne. Au nom d’une politique nataliste et de la défense de la famille dite traditionnelle, l’extrême droite italienne s’est en effet engagée dans un processus de recul des droits LGBT en attaquant les familles homoparentales ayant eu recours à la PMA. Lors de sa campagne législative, Meloni n’avait pas caché ses positions homophobes et elle avait précisé qu’elle souhaitait lutter contre les «lobbys LGBT». À l’inverse, l’extrême droite néerlandaise, emmenée par Geert Wilders, a adopté depuis plus de dix ans une position tout autre en reprenant à son compte la cause de la défense des droits LGBT dans le cadre d’une stratégie de lutte contre l’islam, accusé de représenter un risque pour la liberté sexuelle des gays et des lesbiennes.
Le RN tient compte de la question sociale jusqu’à une certaine limite. Ses dirigeants ont en tête qu’aucun parti, aujourd’hui, ne peut espérer accéder au pouvoir en étant ouvertement homophobe. Sur cette question, Éric Zemmour sert le RN en les faisant apparaître comme plus modérés, alors que le logiciel est commun sur certains points. Par exemple, la députée RN Caroline Parmentier, qui gérait la communication du parti avant de devenir députée, a signé pendant des années des tribunes contre l’homosexualité dans le quotidien traditionaliste Présent. Elle vient du courant national catholique et a été formée par Jean Madiran, directeur de ce journal, qui voyait dans l’homosexualité un vice et un péché dont il dénonçait la normalisation. Elle n’est pas devenue pro-gays aujourd’hui et occupe une place importante au sein du parti. L’homophobie n’a pas disparu mais elle est tue.
En 1995, Jean-Marie Le Pen disait: « Je confesse qu’il doit y avoir des homosexuels au FN, mais il n’y a pas de folles. Les folles, on les envoie se faire voir ailleurs. » Est-ce toujours le cas aujourd’hui? On accepte encore les gays tant qu’ils ne revendiquent pas de droits et qu’ils restent discrets?
Oui, on peut dire ça. On peut dire aussi que sont attirés au Rassemblement national des gens qui adhèrent à un certain type d’homosexualité. Une homosexualité de droite plus individualiste, discrète, voire secrète par tradition politique. Ils savent que s’ils font leur coming out, le courant plus radical de l’extrême droite les attaquera. Jean-Philippe Tanguy, ouvertement homosexuel, sait sans doute que s’il va plus loin sur cette question, il sera attaqué. C’est ce qui s’est produit lorsque Florian Philippot était vice-président ou lorsque Sébastien Chenu est arrivé.
Récemment, Jordan Bardella s’est affiché avec des dirigeants de l’extrême droite européenne connus pour avoir tenu de nombreux propos homophobes. Comment expliquer que des gays votent ou militent au sein de ce parti avec de tels alliés?
Ils ne font pas passer leur homosexualité ou la défense de leur intérêt en premier. Ils ne se définissent peut-être pas en premier comme gays et font passer leurs idées politiques avant leurs intérêts personnels. Tous ces éléments historiques ont aussi tendance à être oubliés. Le parti s’est normalisé sur de nombreux points et cette question-là intéresse des militants, en particulier les plus jeunes. S’il y avait des prises de position ouvertement homophobes du RN, cela changerait la donne.
Cette contradiction n’est pas aussi évidente aux yeux des électeurs. Le degré de politisation de la communauté LGBT est aussi bien moins important qu’auparavant, comme pour le reste de la société d’ailleurs. C’est un recul évident.
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