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Édouard Philippe-Marine Le Pen, les secrets du duel qu'ils préparent
Hors du champ moral, les deux adversaires veulent s'affronter « projet contre projet » en 2027.
PRÉSIDENTIELLE Édouard Philippe arrive le visage fermé. Marine Le Pen aussi. Ce dimanche 12 novembre, un interdit moral va tomber. La double finaliste de la présidentielle s'apprête à mener ses troupes à la « grande marche » contre l'antisémitisme. Quelque 2,6 kilomètres des Invalides jusqu'au Sénat, avec l'ensemble de la classe politique - moins Jean-Luc Mélenchon -, pour achever la diabolisation qui frappe le parti nationaliste depuis quarante ans.
Le soir même, l'ex-premier ministre prend ses distances avec une partie du camp Macron. Élisabeth Borne et le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, ont jugé le Front devenu Rassemblement national (RN) indésirable ? Lui appelle sur BFMTV à « prendre en compte » le « fait que le RN dise de façon explicite qu'il lutte contre l'antisémitisme ». Quelques semaines plus tard, Marine Le Pen pense encore à ce « moment important ». Les paroles d'Édouard Philippe ont marqué la patronne des députés RN.
À trois ans et demi de la présidentielle de 2027, les deux concurrents se préparent déjà au scénario d'un face-à-face. Un cauchemar pour la gauche. En tête des intentions de vote du premier tour dans les sondages, membres du club fermé des personnalités politiques préférées des Français, tous deux se projettent dans un duel à la loyale. Sans les harangues antifascistes auxquelles a été longtemps habituée la fille de Jean-Marie Le Pen. « La morale et la peur, ça ne marche plus », certifie le président de Horizons, soucieux de lui répondre avec un « discours de vérité » et de « lucidité » porté « sur le fond ». Il aime citer Raymond Aron, ce philosophe libéral auquel il consacre un colloque ce samedi : « Le choix n'est pas entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable . »
Marine Le Pen le sait. C'est pour cela qu'Édouard Philippe emporte sa préférence. Qui aimerait-elle affronter en 2027, si elle y va ? Le maire du Havre (Seine-et-Marne), « parce qu'il n'y aura pas le bruit des bottes », dit-elle. Comprendre : une confrontation « projet contre projet », sans le procès en « diabolisation ».
Si la triple candidate n'oublie pas ses autres adversaires potentiels, c'est uniquement pour mieux les disqualifier les uns après les autres. Laurent Wauquiez ? Trop silencieux. Gabriel Attal ? Doté de sens politique et populaire - « Forcément, il reprend nos idées ! » -, mais « trop jeune en politique » et trop « jeune » tout court. Quant à Jean-Luc Mélenchon ? L'Insoumis lui rappelle trop quelqu'un qu'elle a bien connu : son propre père, Jean-Marie Le Pen, dont la stratégie de la provocation autocentrée l'a toujours tenu éloigné du pouvoir.
La dérive du leader LFI préoccupe également Édouard Philippe, selon qui elle laisse du champ à Marine Le Pen. À Jean-Luc Mélenchon, désormais, d'être au centre des critiques pour ses positions sur le conflit Israël-Hamas, permettant à la patronne des députés RN d'apparaître plus respectable. « Elle peut gagner », redoute-t-il auprès de ses proches, en évoquant un « vote de rupture » sur fond de « colère » et de « découragement » : « Jamais la tentation d'extrême droite n'a été aussi forte dans notre pays . » D'impossible, son élection à la présidence de la République devient probable à ses yeux.
Pourtant, ni Marine Le Pen ni Édouard Philippe n'ont pour l'instant confirmé ou annoncé leur candidature à la fonction suprême. La nationaliste prend son temps. Elle dit d'elle-même qu'elle est « la candidate naturelle » de son camp. L'ancien premier ministre ne se désigne pas comme tel, mais il s'est patiemment mis en quête de cette position dans le « camp central », face aux ambitieux Bruno Le Maire, Gabriel Attal, François Bayrou et Gérald Darmanin. Alors, quand le ministre de l'Intérieur le présente comme « le mieux placé » pour battre Marine Le Pen, cela sonne doux à ses oreilles.
Entre eux, la bataille a déjà commencé. Lors de son discours de rentrée, le 15 septembre à Angers, Édouard Philippe s'attarde sur la campagne européenne de Marine Le Pen. « Ne lui cédons rien en matière de patriotisme, en matière de défense de notre souveraineté, en matière de défense des classes populaires », lance-t-il à ses soutiens, en attaquant sa volonté de « faire de la France un pays moralement rabougri ». Quelques mois plus tôt, le 1 er Mai, Marine Le Pen organisait, elle, sa « fête de la nation » au Havre, la cité portuaire normande dont il est le maire. Elle y a fustigé l'Union européenne, la « technocratie », la « société liquide » et la « déconstruction de l'Éta t ».
Entre le Rouennais de naissance, 53 ans aujourd'hui, et la fille de Saint-Cloud, 55 ans, se prépare un duel des opposés, voire des contraires. L'héritier d'Alain Juppé et la fille de Jean-Marie Le Pen. Le brillant énarque membre du Conseil d'État et l'avocate devenue salariée du Front national à 30 ans. L'ancien premier ministre issu de la droite et la double finaliste de la présidentielle. Le maire du Havre, la députée d'Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). Lui s'est fait un nom grâce à ses deux prénoms, elle a hérité du patronyme le plus effrayant de la V e République.
Les deux se sont déjà reniflés. Quand l'ancien membre des Républicains (LR) est nommé à Matignon le 15 mai 2017, à la surprise générale, Marine Le Pen y voit la preuve de « l'existence d'un système UMPS », soit « l'alliance sacrée des vieilles droite et gauche ». À l'Assemblée, où elle débarque pour la première fois, elle ne se laisse pas impressionner par le discours de politique générale du premier ministre pince-sans-rire. Mais elle lui reconnaît une chose : il a toujours été correct avec elle. « À chaque fois que Marine lui demandait un rendez-vous , se rappelle Louis Aliot, maire RN de Perpignan, il la recevait. » Y compris en décembre 2017, quand elle le sollicite pour évoquer les problèmes bancaires de son parti. Puis à nouveau pendant la crise des « gilets jaunes ». Dans son bureau de Matignon, la plupart du temps accompagnés de collaborateurs plutôt qu'en tête-à-tête. Avant l'épidémie de Covid et les visioconférences. Pendant le confinement, « Édouard appelait les chefs de parti un à un, dont Mélenchon et Le Pen, qui lui disaient : «On n'aimerait pas être à votre place !» », se souvient l'un de ses anciens conseillers. « Ils ne se connaissent pas bien, leur opposition idéologique est assez frontale, mais ils n'ont pas de passif personnel » , rapporte un autre collaborateur. Des relations cordiales et institutionnelles, sans hostilité mais sans effusion de sentiments.
Dans leur affrontement à distance, les deux concurrents se posent la même question. Comment conquérir l'Élysée ? Un mot résonne dans la tête de Marine Le Pen : la projection. C'est comme cela qu'il faut comprendre sa dernière opération : annoncer un ticket avec Jordan Bardella à Matignon. Il y a là l'idée de calmer les tensions internes, mais pas seulement. « Pour gagner, il faut que les Français imaginent comment on organisera le pouvoir, qui occupera Matignon, le perchoir, les grands ministères », analyse un proche de Marine Le Pen. Bruno Bilde, député du Pas-de-Calais, estime que c'est ainsi que Steeve Briois et lui ont réussi à conquérir Hénin-Beaumont en 2014, quand ils ont expliqué qui serait le premier adjoint, le directeur général des services, l'adjoint à l'urbanisme, à la culture, au sport, etc. Marine Le Pen a donc confié une nouvelle mission à Jordan Bardella : « Forme ton gouvernement . » Quant à ses députés, elle leur a demandé de plancher sur de grands projets de loi. Objectif, rassurer sur sa capacité à gouverner, en préparant non pas les « cent jours » de sa présidence, mais les six premiers mois de son arrivée au pouvoir.
Édouard Philippe concentre ses efforts ailleurs. Certain qu'en ayant dirigé le gouvernement pendant trois ans, il part avec un net avantage, il n'a pas la même préoccupation. N'est-il pas celui qui a affronté le mouvement des « gilets jaunes » et a dû traverser la crise du Covid-19 ? Malgré son changement d'apparence physique, lié à son vitiligo et son alopécie, il espère que les Français gardent derrière la rétine l'image de ses conférences de presse sérieuses, de ses « Je ne sais pas » précautionneux, et de son soutien à l'économie. Mais il y a aussi les 80 km/h, la taxe carbone, son hypothèse d'une retraite à 67 ans... Ce miroir que lui renvoie Marine Le Pen, avec la certitude que cela le détourne d'une partie des classes populaires. Au moins, il a été « aux manettes », répondent ses proches, tout en reconnaissant « des choses réussies et moins réussies ; des choses comprises, d'autres moins comprises ».
« Quand vous faites, vous avez un bilan , souligne son ami Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique. Édouard Philippe a une autorité d'exécution. Le ministère de Marine Le Pen, c'est celui de la parole. » Quant aux classes populaires, le Normand veut montrer qu'il sait leur parler au Havre. Dans sa ville à l'identité ouvrière et industrielle - comme Hénin-Beaumont -, le RN n'a enregistré que 7,3 % des voix aux municipales de 2020. Hauteur de l' « homme d'État » et enracinement de l'élu local : la formule est porteuse, à en croire les philippistes.
Est-ce suffisant ? Son ami Gérald Darmanin et ses rivaux dans la majorité agacent le juppéiste en mettant en doute son « envie ». Lui garantit sa « détermination totale » et en même temps sa « très grande patience » en vue de 2027, mais il sait que l'insinuation prospère. « Qui se lèverait le dimanche pour Édouard Philippe ? Est-ce qu'il fait rêver ? », se demande faussement le vice-président RN de l'Assemblée, Sébastien Chenu, persuadé que le vainqueur de 2027 sera celui qui portera le meilleur message d'espoir. À Marine Le Pen, il a donc conseillé d'être la candidate de « l'alternance populaire ». Ce qui serait la meilleure manière de déjouer la menace Édouard Philippe, « rassurant » mais jugé sans panache. Un handicap pointé jusqu'à l'Élysée : « Il préfère l'État à la politique », dit en privé Emmanuel Macron, sévère. « Il est un bon gouvernant et un homme de talent, mais il ne correspond à aucun mythe fondamental pour les Français. Ni au mythe européen, ni au mythe sécuritaire, ni au mythe révolutionnaire », observe pour sa part le député MoDem Jean-Louis Bourlanges, qui l'apprécie pourtant.
Modéré ; proeuropéen mais pas « eurobéat » ; à la fois libéral et attaché à l'État-providence... Édouard Philippe tente d'imprimer sa ligne. Il s'élève contre la « bombe » du logement et une certaine écologie punitive. Il admet qu'il faut réfléchir à une « organisation spécifique » de l'islam et s'éloigne de « l'identité heureuse » ou des « accommodements raisonnables » qui avaient causé tant de tort à Alain Juppé. « T u dois incarner le gaullisme social à la sauce 2024, être très dur sur le régalien et rassurer les vieux sans être vu comme libéral », lui dit Gérald Darmanin. Quand d'autres l'encouragent simplement à fendre l'armure pour rompre avec l'image de rigueur, voire d'austérité, qui lui colle à la peau, et apparaître plus empathique. Face à lui, Marine Le Pen s'imagine déjà en campagne, à multiplier les selfies. Elle se dit que sa popularité sur le terrain est son principal atout par rapport à son adversaire. « C'est un juppéiste », dit-elle. À l'entendre, le conseiller d'État est trop rigide, trop « droit dans ses bottes » et pas assez dans l'air du temps. Reste que, malgré leurs divergences, il arrive parfois à eux-mêmes ou à leurs troupes de trouver des points d'accord. Quand ils évoquent tous deux un « racisme anti-blanc ». Quand leurs députés dénoncent à l'Assemblée nationale l'accord franco-algérien sur l'immigration, ou défendent un retour des « pleines planchers » pour les récidivistes. « Philippe envoie des sondes à droite », observe un ex-frontiste. Au Palais Bourbon, les 30 députés Horizons dirigés par le Corse Laurent Marcangeli « sont de bonne composition avec nous, ils ne sont pas sectaires, cela m'interroge », observe le RN Jean-Philippe Tanguy. En applaudissant Marine Le Pen le 10 octobre dans l'Hémicycle, après son intervention en soutien à Israël, plusieurs philippistes ont crispé leurs collègues de l'aile gauche de la majorité. Lesquels les accusent de parachever la « dédiabolisation » du RN. « Ce n'est pas moi qui ai invité Bardella à Saint-Denis », réplique en privé Édouard Philippe.
Reste que, sur le fond, l'ancien premier ministre souhaite opposer sa constance aux renoncements de sa rivale - qui ne veut plus sortir de l'Union européenne, quitter la zone euro ou dérembourser l'avortement. « Elle a changé d'avis sur des choses qui lui paraissaient essentielles et qu'elle a préféré abandonner pour ne pas faire peur », fustige Édouard Philippe. « Quand on change d'avis sur des sujets aussi massifs en si peu de temps, c'est probablement le signe que l'ambition a dépassé la conviction . »
Plus il se dessine, plus le duel Philippe-Le Pen a le mérite d'en rappeler un autre : Macron-Le Pen. Dans un tel schéma, la députée du Pas-de-Calais se retrouverait ainsi en terrain connu. « Philippe, c'est un pur libéral, un candidat de l'élite », dit un de ses proches. Face à elle, l' « homme de droite » revendiqué veut élargir son espace politique, avec la tentation de rassembler de l'ex-socialiste Bernard Cazeneuve jusqu'au LR Laurent Wauquiez. Les Français auront-ils droit à une redite du clivage « progressisme » contre « nationalisme » ou « mondialisme » contre « patriotes » ? Le pas de danse sera peut-être plus subtil que cela. Comme un tango mortel.
Le Figaro