Information
EMPLOI L’accord de performance collective, machine à baisser les salaires
Hors Covid, les accords de performance collective étaient déjà prisés par les employeurs en quête de modération salariale. Ils sont désormais présentés comme des remparts contre les licenciements massifs, mais sans réelle garantie de maintien de l’emploi.
Augmentation promise n’est pas forcément chose due. Cadre chez BVA, Claude1 l’a appris à ses dépens. Les commandes de cet institut de sondages qui travaille pour de gros clients dans le tourisme, le commerce ou le transport (Air France, ADP, SNCF…) se sont brutalement taries pendant la crise sanitaire, forçant l’entreprise à se placer en redressement judiciaire en juin.
Mais dès le confinement, le groupe a décidé de supprimer toutes les primes contractuelles, en dépit d’objectifs réalisés, les primes exceptionnelles annoncées en entretien individuel et les augmentations de salaire individuelles. Qui dit promotion dit nouveau titre et salaire qui va avec. Comme toutes les autres promesses de rétribution sonnante et trébuchante, les avancements actés sont aussi allés à la baille.
« Pour certains, cette part variable représente 10 % à 15 % de la rémunération, explique Claude. La mesure va surtout toucher les cadres. En contrepartie, la direction s’est engagée à maintenir 100 % de la rémunération des salariés placés en activité partielle, ce qui socialement fait passer la pilule. Mais j’ai tout de même été surpris qu’elle revienne rétroactivement sur des primes dues pour l’année 2019 et promises aux salariés. »
Ce revirement soudain ne s’est pas fait sur le seul coup de tête de l’entreprise. Cette déconvenue salariale a été permise par un accord de performance collective (APC) signé avec les syndicats (CFDT, CFE-CGC et FO) le 29 avril dernier.
Dispositif hyperlaxe
Autorisé depuis les ordonnances Macron de 2017, cet outil a toutes les chances de prospérer avec la crise sanitaire. Très inspiré des anciens « accords de compétitivité » qui ont fleuri dans l’automobile, créé en remplacement des « accords de maintien dans l’emploi » de 2013, de ceux qualifiés de « préservation de l’emploi » et enfin de « mobilité », l’accord de performance collective est en effet bien plus souple. Ce qui explique qu’on en compte déjà plus de 300, alors que les accords de maintien dans l’emploi étaient tellement verrouillés juridiquement que les rares signatures se sont comptées sur les doigts des deux mains.
Désormais, plus besoin de justifier de problèmes économiques sérieux ou de s’engager formellement à maintenir l’emploi, il suffit d’inscrire dans le préambule de l’accord qu’il répond aux « nécessités de fonctionnement de l’entreprise » ou qu’il a pour objectif de « préserver ou de maintenir l’emploi » pour être considéré comme valide. Suffisamment vague, la formulation autorise toutes les formes de réorganisation. Et dès lors qu’ils sont signés par des syndicats représentant plus de 50 % aux dernières élections professionnelles, les APC ne font pas l’objet d’un contrôle de l’administration du travail.
« C’est une véritable bombe atomique. C’est la forme la plus aboutie du mouvement de décentralisation du droit du travail vers l’accord d’entreprise », juge le professeur de droit Pascal Lokiec, membre du comité d’évaluation des ordonnances Travail. Son rayon d’action est très large. « On peut tout imaginer : augmenter le temps de travail sans augmenter les salaires, geler les salaires, supprimer des primes ou les baisser en deçà de ce que prévoit la branche professionnelle, agir sur la mobilité géographique ou sur les changements de tâches… En matière salariale, la seule limite est de ne pas descendre en dessous des minima conventionnels prévus par l’accord de branche, ce qui laisse tout de même une énorme latitude d’action », poursuit le juriste.
Licenciements sécurisés pour l’entreprise
Autre avantage pour l’entreprise, tout refus du salarié pourra être retenu contre lui. « On a appris qu’on avait un mois pour s’opposer au contenu de l’accord. Dire non, c’est la porte. On prend notre chèque et c’est tout », résume Claude.
Le seul fait de refuser l’accord de performance collective vaut en effet licenciement pour cause réelle et sérieuse, ce que les juristes appellent un licenciement sui generis ou pour « motif spécifique ». Un salarié qui refuse peut être limogé sans que le juge ait un mot à dire. Son unique possibilité de contester une baisse de salaire serait de remettre en cause l’accord lui-même, en invoquant par exemple des objectifs fallacieux… Ce qui reste une voie étroite.
Atout maître pour l’employeur, la procédure de licenciement économique ne s’applique pas pour les départs dans le cadre d’un APC. Dans l’hypothèse où 25 salariés refuseraient les termes de l’accord, la direction n’a pas à ouvrir de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), une opération plus coûteuse.
Quant au salarié licencié, il perçoit des indemnités de départ et il a droit aux allocations chômage, mais ne bénéficie pas des mesures d’accompagnement renforcé d’un licenciement économique, comme la convention de sécurisation professionnelle. A l’heure où la formation et l’aide au retour à l’emploi sont érigées en nécessité, c’est au salarié de se débrouiller seul pour retrouver un boulot.
Rempart contre les licenciements ?
Mais avant même d’en arriver au départ de l’entreprise, l’APC peut-il être une digue contre des vagues de licenciement massives ? « L’outil peut effectivement coller à la situation, considère l’avocate Yasmine Tarasewicz, associée chez Proskauer, qui conseille les employeurs. En périodes de crise comme celle que nous vivons, lorsque les entreprises rencontrent des difficultés conjoncturelles, baisser temporairement les salaires, augmenter ou baisser les horaires de travail permet de garder les effectifs. Licencier pour ensuite réembaucher des compétences, ce sont des opérations longues, fastidieuses et qui coûtent cher. »
C’est d’ailleurs l’argument avancé par l’entreprise Derichebourg Aeronautics services qui a signé un accord de performance collective le 12 juin avec FO, syndicat majoritaire. Pour éviter un PSE portant sur 700 suppressions de postes et à la condition de ne procéder à aucun licenciement économique jusqu’en 2022, le sous-traitant d’Airbus a supprimé les primes de transport et de repas et le 13e mois pour les salaires au-dessus de 2,5 Smic en 2020. Une façon de reculer pour mieux sauter, estiment l’Unsa et la CFE-CGC hostiles à l’accord. A défaut d’un regain d’activité, l’entreprise sera contrainte de licencier et les salariés auront perdu du pouvoir d’achat, 500 euros par mois, pour rien, avancent-ils.
Même situation au journal L’Equipe qui envisage de signer un APC autorisant 10 % de baisse de salaire, une suppression de 16 jours de RTT (sur 22) et un gel des augmentations collectives sous réserve de ne pas procéder à des licenciements économiques jusqu’en 2024. L’opération servira-t-elle à passer le cap ou simplement à retarder l’échéance ?
Chantage à l’emploi
Toute la difficulté est de savoir si les entreprises agissent sur un mode défensif pour réellement préserver l’emploi ou offensif afin de se séparer à moindres frais de salariés dont elles comptaient de toute façon se délester. Dans un style managérial brutal, devenu la marque de fabrique de la compagnie aérienne, Ryanair a menacé d’ouvrir un PSE si les pilotes et personnels navigants refusaient de baisser leurs revenus, jusqu’à 20 % pour les plus hauts salaires.
« Les accords de performance collective, on les a mis en place dans les ordonnances travail de 2017 dans un esprit qui n’est pas du tout celui qu’utilise Ryanair, a réagi la ministre du Travail Muriel Pénicaud, sur le plateau de BFM Business, le 2 juin. Cela permet de dire : on va discuter le temps de travail ou les rémunérations ou l’organisation du travail, en contrepartie de quoi, par exemple, de ne pas licencier. Mais ça se négocie dans l’entreprise. »
Sauf que, encore une fois, les APC ne sont plus des accords de maintien dans l’emploi. L’entreprise peut, et c’est souhaitable, inscrire cette clause mais rien ne l’y oblige. Elle n’est pas non plus tenue de fixer une date de fin. Chez BVA, Claude sait par exemple que la modération salariale s’appliquera jusqu’au 31 décembre 2020 mais c’est loin d’être le cas partout. « C’est pourtant ce que je conseille à mes clients, pointe Yasmine Tarasewicz. Il faut un cadre et des contreparties sinon l’esprit de l’accord est dévoyé ». A défaut de calendrier précis, un APC est valable cinq ans. « Mais il y a pire, constate Pascal Lokiec. Certains accords sont conclus pour une durée indéterminée. »
Pas de contre-pouvoir dans les petites entreprises
C’est particulièrement vrai dans les PME et les entreprises de taille intermédiaire. Même en l’absence de représentants syndicaux, les APC y sont toutefois possibles par référendum. Dans les TPE de moins de 11 salariés par exemple, il suffit que les deux tiers des effectifs soient d’accord pour que la modération salariale s’applique. Pascal Lokiec rappelle qu’en 2018, un tiers des accords collectifs ont été conclus dans des entreprises de moins de 50 salariés. Et sans garde-fou syndical, il est plus facile pour l’employeur d’imposer ses vues. « En mars 2018, le conseil constitutionnel a ouvert une brèche, signale le professeur de droit. En l’absence de délégué syndical, il pourrait être impossible de mettre en place un APC mais la question n’est pas encore tranchée. Il faut pour cela attendre qu’un contentieux soit jugé ».
En attendant, le juriste propose que les APC soient beaucoup mieux encadrés avec des clauses obligatoires d’engagement de maintien dans l’emploi pendant une période déterminée, qui n’est pas forcément la même que la durée de l’accord ; un retour à meilleure fortune, le Covid étant un problème ponctuel et enfin l’obligation pour les dirigeants et les actionnaires de faire des efforts proportionnés à ceux qui sont imposés aux salariés.
Accords caméléons
D’autant que l’accord de performance collective, objet protéiforme, s’adapte à toutes les situations. Il pourrait même s’articuler avec les futurs accords d’activité réduite de longue durée. Baptisé fugacement par le gouvernement « Arme » pour « activité réduite de maintien dans l’emploi », ce nouveau volet du chômage partiel doit bénéficier aux entreprises en butte à de fortes difficultés sectorielles. Elles percevraient pour une durée allant de 18 mois à deux ans l’indemnité de l’Etat visant à compenser les salaires des personnels en activité réduite.
Ce qui pourrait signifier, en toute hypothèse, qu’une entreprise puisse augmenter les horaires de travail sans hausse de salaire dans le cadre d’un APC tout en touchant les aides de l’Etat pour les périodes chômées. Une façon de financer une hausse du temps de travail à très bon compte. Les arbitrages sont en cours, des précisions pourraient être rendues publiques aujourd’hui mais les textes sur l’activité partielle de longue durée (APLD) ne sont pas encore sortis.
Autre point à éclaircir : quelle sera la prise en charge de l’Etat pour l’APLD ? Depuis le 1er juin, les entreprises ne sont plus remboursées à 100 % et doivent contribuer à hauteur de 15 % de l’indemnité versée aux salariés. Cette part va-elle encore augmenter ? Les salariés, eux, touchent toujours 84 % de leur salaire net (100 % pour ceux qui sont payés au Smic). Le ministère du Travail dément pour l’heure les rumeurs sur une possible baisse de leur indemnité. Qui est déjà aujourd’hui une forme de modération salariale non négligeable.
« Le salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi, même en ce moment, conclut de son côté Yves Veyrier, le secrétaire général de FO qui rencontre ce jour Emmanuel Macron avec les autres partenaires sociaux. Il faut se méfier de ces discours anxiogènes sur la modération salariale. Baisser les salaires, et je rappelle que le salaire médian est de 1 800 euros en France2, c’est entraîner le pays dans un mouvement récessif… » Ajouter la crise à la crise n’est sans doute pas ce dont le pays a besoin.
1.Le prénom a été modifié.
2.Le salaire net médian en équivalent temps plein est de 1 789 euros, dont 1 634 pour les femmes et 1 888 pour les hommes.