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Un conseil de guerre contre le coronavirus
Singularité française : le gouvernement gère la crise avec deux conseils scientifiques. Nous avons enquêté sur leur fonctionnement...
Alors que chacun d’entre eux affiche un CV scintillant, ils demeurent, pour le grand public, inconnus. Vingt et un scientifiques, reclus à leur domicile, dormant peu et ne sachant plus distinguer un dimanche d’un mercredi tant ils sont occupés à mouliner des données, compiler des études, réfléchir, anticiper, bref courir derrière un virus maléfique dont les méfaits s’étendent et, toujours, les devancent.
« Notre job, c’est le jus de cerveau », résume Pierre-Louis Druais, le président du collège de médecine à la Haute Autorité de santé et membre du conseil scientifique. Un « jus de cerveau » qui les fit recommander de fermer écoles, universités, magasins non alimentaires et marchés ouverts tout en estimant que le premier tour des municipales pouvait être tenu. Un « jus de cerveau » qui les fit prôner le confinement total, son durcissement puis son prolongement. Un « jus de cerveau » qui définit les stricts contours de notre quotidien coincé entre quatre murs. Qui sont ces deux conseils qui, jour après jour, inspirent l’exécutif ? Qui les a choisis et sur quels critères ? Sont-ils indépendants ? Placés sous tutelle politique, sont-ils libres de leurs propos ?
Leur aventure commence le 5 mars dans le vaste salon des Ambassadeurs du palais de l’Elysée où, sous l’œil de la pendule dorée représentant la chute de Phaéton, ce héros à la témérité fatale, une quarantaine de personnes entourent Emmanuel Macron, Edouard Philippe et le nouveau ministre de la Santé, Olivier Véran. Des scientifiques, des représentants d’institutions publiques et plusieurs cadres de l’industrie pharmaceutique, dont quatre de chez Sanofi. Après trois heures d’échange consacrées à l’épidémie, le président leur serre la main : « On se reverra bientôt. » Dans la cour, battue par la pluie, le Pr Jean-François Delfraissy, 72 ans, président du Comité consultatif national d’éthique métamorphosé en M. Coronavirus, prend la parole, abrité sous un parapluie. Il ne répète pas ce qu’il vient de dire avec gravité à Emmanuel Macron – « il faut réveiller les Français, la France s’endort » –, se contentant de propos moins sombres. Delfraissy dispose désormais de cinq jours pour monter un conseil scientifique dont l’exécutif espère qu’il lui permettra de gagner « la guerre » ou tout du moins de la traverser au mieux...
Le professeur va s’entourer de spécialistes qu’il connaît depuis trois expériences épidémiques d’ampleur : le sida, Ebola ou la grippe H1N1. A ces neuf médecins, recrutés parmi ceux qui combattirent avec lui ces fléaux sanitaires, s’ajoutent une anthropologue et un sociologue. Dans ce cénacle se respectant et s’estimant, Emmanuel Macron tente d’imposer le controversé Didier Raoult. L’infectiologue claque la porte. « Il n’a pas le temps », explique l’Elysée, ajoutant que le président échange personnellement avec le chercheur marseillais. Résultat : le Conseil assure travailler « magnifiquement », selon Pierre-Louis Druais, un de ses membres. Observons ici que la présence d’une vingtaine de chercheurs aux côtés de l’exécutif est une singularité mondiale. Et une façon peut-être de se protéger d’inévitables suites judiciaires, alors que 600 médecins ont déjà déposé plainte pour « non-assistance à personne en danger » contre Edouard Philippe et Agnès Buzyn. Est-ce à dire que nous serions désormais gouvernés par des scientifiques ?
« Non, ce serait abusif, juge Marc Lambron, académicien et haut fonctionnaire. Une décision politique est toujours l’effet d’une consultation. Un collège à ciel ouvert est toujours préférable au pouvoir occulte d’une antichambre. » Soucieux toutefois de ne pas apparaître obéissant, l’Elysée a modifié son calendrier, veillant à annoncer certaines décisions avant le Conseil ou écartant ses avis, comme lorsque celui-ci préconise, la semaine passée, la prolongation du confinement jusqu’à fin avril. « Les experts ne formulent que des recommandations et le président de la République choisit », insiste son entourage. « A chacun son métier. Le nôtre, c’est la science avec beaucoup d’humilité face à tout ce que nous ne savons pas. Aux politiques de décider », ajoute Jean-François Delfraissy, devenu le président du conseil scientifique. « Les politiques feront ce qu’ils voudront de nos travaux », corrobore Muriel Vayssier, directrice du département santé animale à l’Inra et membre du Care.
« On se débrouille bien depuis huit jours, n’est-ce pas ? », s’est étrangement réjoui par SMS le conseiller Philippe Grangeon
Sur le plan juridique, l’exécutif a fait consacrer le Conseil scientifique par la loi d’urgence votée les 21 et 22 mars. Si l’Elysée estime judicieux d’étayer sa conduite, il a également bien besoin du « halo de légitimité », dont ces comités lui permettent d’enrober ses mesures impopulaires. « Ils crédibilisent des choix compliqués à faire accepter », reconnaît ce proche du président. Au Palais, on observe d’ailleurs avec soulagement l’adhésion massive des Français aux strictes règles sanitaires. « On se débrouille bien depuis huit jours, n’est-ce pas ? », s’est même étrangement réjoui par SMS le conseiller Philippe Grangeon. Qui distribue le travail à ces comités ? « Nous essayons d’anticiper les demandes, nous nous saisissons des sujets et répondons aux questions. Quand les thèmes sont chauds, nous sommes en visioconférence avec Emmanuel Macron », explique le virologue Bruno Lina. « Nous avons des liens directs avec les ministres concernés, qui nous envoient des e-mails avec leurs questions », ajoute Franck Molina, membre du Care et directeur de Sys2Diag, une unité de recherche dans le diagnostic médical.
Ces scientifiques, choisis à toute vitesse – en cinq jours pour le comité dirigé par Delfraissy, en quatre heures pour celui présidé par Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel –, sont-ils les meilleurs ? Sont-ils libres à l’égard des laboratoires pharmaceutiques ? Jusqu’au 27 mars, aucun de leurs membres n’avait encore publié de déclaration publique d’intérêts. Trois personnalités du Conseil scientifique ont, depuis, rendu la leur. « On va tous avoir à fournir ces documents », commente Muriel Vayssier, membre du Care. La plupart de ces éminents chercheurs ont profité de fonds privés. Gilead, Sanofi, Roche, GSK ou bioMérieux ont collaboré avec eux, financé leurs recherches, rémunéré une conférence ou payé un symposium. Une familiarité que tous assument, pointant le manque criant d’argent public.
La dignité de leur blouse blanche sert-elle à pallier les manques d’équipements, de personnel médical, de tests, de masques ?
« Un bon professionnel a des liens avec l’industrie », se défendait, déjà en 2015, Jean-François Delfraissy. « Techniquement, les membres sont bons, raisonnables et prospectifs. On peut leur faire confiance, ils ont tous les mains dans le cambouis et c’est essentiel », analyse Gilles Pialoux, chef de service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon. Un satisfecit que troublent quelques critiques. « De très bons chercheurs mais à côté de la plaque. Tous viennent plus ou moins du VIH, mais ce que nous traversons n’a rien à voir. Le VIH n’a jamais tué mille personnes par jour comme en Italie », critique Christian Perronne, chef du service infectiologie à l’hôpital de Garches. « Il manque des compétences dans ces comités. Pourquoi un cancérologue et pas de cadre infirmier, de gériatre ou de généraliste ? s’indignent des sources hospitalières. Et franchement, à quoi servent le sociologue et l’anthropologue ? » Un choix revendiqué par les deux comités. « Une épidémie, c’est aussi un fait social. Nous portons notre regard sur les inégalités, les groupes les plus vulnérables, les comportements stigmatisés ou encore sur des aspects religieux, sur le deuil ou sur la santé psychique », réplique Daniel Benamouzig, sociologue et membre du Conseil scientifique.
Ces vingt et un experts, réunis par la volonté du président de la République et travaillant sous sa constante tutelle, sont-ils libres ou la dignité de leur blouse blanche sert-elle à pallier les manques d’équipements, de personnel médical, de tests, de masques ? Dans le petit milieu de la santé publique, certains le pensent. « Cette critique est absurde, réplique Bruno Lina, nous ne sommes pas des alibis, nous travaillons sur l’existant. » « Si notre mission était de cacher la pénurie, nous serions inefficaces, car celle-ci est visible. Notre mission est de raisonner dans la réalité et de lutter contre l’épidémie », conclut Daniel Benamouzig. Et celle-ci, se fichant des critiques et arguties, fourbit ses armes. « Nous ne nous plaignons pas de notre fatigue : de la blague comparé à ce qu’endurent les soignants, conclut Pierre-Louis Druais. Nous essayons d’aider un pays à grimper au-dessus du mur. » En espérant que, parvenu de l’autre côté, celui-ci n’aura pas à pleurer des dizaines de milliers de morts.